VIII L’HÔTEL DE GUISE

Michel Zévaco

Rascasse, donc, ayant verrouillé au nez des gardes la porte du jardin de Guise, se retourna vers Trencavel et, comme nous l’avons dit, poussa un cri de fureur en apercevant Corignan. Il y eut alors entre ces trois personnages un silence de stupeur. Trencavel, blessé au bras, haletant, harassé, trouva la force d’éclater de rire en reconnaissant le capucin. Corignan tournait alternativement la tête vers Trencavel et Rascasse.

« Ah çà ! grogna Corignan, comment se fait-il que vous n’êtes pas dans la rue ?

– Et vous ! reprit Rascasse, pourquoi êtes-vous ici ?

Corignan fut sublime d’impudence. Étendant son long bras vers Trencavel :

« Je voulais prévenir ce digne gentilhomme que les gardes le veulent arrêter !

– Moi, dit Rascasse, je l’ai sauvé en franchissant le mur et en lui ouvrant la porte !

– Il est à moi ! Sans moi, il serait aux mains des gardes !

– Il est à moi, ventre de biche ! J’en appelle à lui-même !

– Vous êtes à moi tous deux, dit Trencavel, vous êtes des estafiers de Son Éminence. Sire moine, je vous ai à demi étranglé à la Bastille. Il faut maintenant que je vous étrangle tout à fait. Qu’en dites-vous ? Maintenant, vous êtes mes prisonniers. Marchez ou je vous embroche ! »

Trencavel savait-il que l’hôtel de Guise était inhabité ? Ou plutôt vivait-il une de ces minutes exorbitées où l’esprit ignore calcul, prudence, et fonce droit devant lui ?…

Au fond des jardins se dressait la masse de l’hôtel de Guise. Il voyait une porte ouverte, c’est vers cette porte qu’il poussait les deux espions. Ils entrèrent tous les trois et se virent dans une salle basse. Hébétés de rage plus encore que de terreur, ils marchèrent, traversèrent trois pièces et arrivèrent enfin à une grande salle.

« Halte ! » fit Trencavel, voyant qu’il n’y avait pas d’issue et fermant la porte par où ils étaient entrés.

« Nous sommes morts ! » songèrent les deux espions.

Trencavel les toisa de la tête aux pieds : ils reculèrent. Il jeta dans un coin sa rapière ; ils frémirent, songeant : « Il va nous étrangler au lieu de nous embrocher. »

« Maître Corignan, dit Trencavel, je regrette beaucoup d’avoir laissé chez moi certain martinet aux lanières ornées de clous et qui faisait l’ornement de votre chapelle.

– L’outil à saint Labre ! bégaya le moine, épouvanté.

– Et vous, mon brave sauveur, car, tout bien compté, je vous dois, en effet, la vie, comment vous nomme-t-on ?

– Rascasse, monseigneur.

– Rascasse ! Rascasse ! Mais c’est un nom de poisson…

– Allusion à ma dextérité à nager au milieu des flots agités de la politique.

– Impayables tous deux, fit Trencavel. Écoutez, Rascasse et Corignan. Je déteste cordialement M. le cardinal, votre maître. Mais enfin, si fort que je lui en veuille, ma rancune ne saurait aller jusqu’à le priver de deux grimaces aussi parfaites que vous. Allez, mes braves, allez en paix, allez donc ! »

Il les poussait, tout ahuris, hors de la salle, et le rire le secouait. Une fois dans la pièce voisine, Rascasse et Corignan se regardèrent, encore tout pâles de l’alerte et tout ébaubis de ce franc rire qui sonnait la joie du pardon dans la salle où était resté Trencavel.

Ils se dirigèrent vers la porte qui donnait sur les jardins.

« Voyons à sortir d’ici, murmurait Trencavel, demeuré seul. Qu’est devenu le comte ? Et mon brave prévôt ? Ah ! monseigneur, s’il est arrivé malheur à mes bons amis, malheur à vous-même ! Voyons, ajouta-t-il, rendu soucieux par ces idées, allons-nous-en d’ici… »

À ce moment, Rascasse et Corignan firent irruption dans la salle.

« Encore vous ! s’écria Trencavel, les sourcils froncés.

– Ah ! monseigneur, bredouilla Rascasse, c’est que la porte… la porte par où nous sommes entrés dans cet hôtel… la porte que nous avions laissée ouverte… elle est fermée à triple tour !… »

Trencavel s’élança, suivi des deux estafiers. Il traversa les trois ou quatre pièces qu’il avait parcourues en sens inverse en entrant dans l’hôtel désert et, arrivé à celle qui donnait sur les jardins, constata que la porte avait été fermée du dehors.

Mais qui avait fermé cette porte ? Vers le moment où Trencavel, conduisant ses deux prisonniers, pénétrait dans l’hôtel de Guise, trois hommes s’introduisaient dans les jardins par la porte de la rue des Quatre-Fils. L’un d’eux tenait à la main un trousseau de clefs. Il portait la livrée de Guise et marchait respectueusement à six pas derrière les deux premiers, qui étaient des gentilshommes. Ces deux personnages arrivèrent, tout en causant à mi-voix, devant la porte laissée grande ouverte par Trencavel, et alors l’un d’eux, se tournant vers le porte-clefs :

« Bourgogne, vous avez bien visité l’intérieur de l’hôtel ?

– De fond en comble, oui, monsieur le comte. Je n’ai plus qu’à fermer cette porte, et nous serons sûrs que nul ne viendra ce soir déranger les nobles seigneurs auxquels mon illustre maître donne l’hospitalité. »

Tout en arrondissant cette belle période, Bourgogne, magnifique valet, fermait la porte.

« Voici la clef, ajouta-t-il, et voici celle des jardins. Il ne me reste plus qu’à espérer que monsieur le duc et monsieur le comte daigneront approuver les dispositions que j’ai prises. »

Sur ces mots Bourgogne s’inclina avec une majestueuse lenteur et se retira. Les deux gentilshommes firent une ronde dans le jardin pour s’assurer que toute surprise serait impossible et, à leur tour, sortirent par la rue des Quatre-Fils.

De ces deux seigneurs, l’un paraissait trente-deux ans, avait une figure inquiète, tourmentée de secrètes ambitions, et portait une barbe fine à la façon d’Henri IV, auquel il ressemblait beaucoup plus que Louis XIII et Gaston d’Anjou. C’était l’un des deux fils du Vert-Galant et de Gabrielle d’Estrées. Il était chevalier des ordres, gouverneur de Bretagne, et s’appelait César de Bourbon, duc de Vendôme.

L’autre, âgé alors d’un peu plus de vingt-six ans, très beau de visage, très élégant, portait dans le regard voilé de longs cils noirs l’ombre de quelque grande douleur d’amour. Il s’appelait Henry de Talleyrand, comte de Chalais.

Trencavel, cependant, se promenait de long en large, cherchant un moyen de sortir de la souricière sans être vu.

« Il est certain, se disait-il, que les gardes sont entrés dans le jardin et qu’ils m’ont vu pénétrer ici ; ce sont eux qui ont fermé la porte et l’hôtel est cerné. Il faut attendre la nuit. »

Cette résolution prise, il s’allongea sur un banc et ferma les yeux.

Lorsque la nuit fut venue, Trencavel s’aperçut avec surprise que la salle demeurait éclairée – très faiblement, il est vrai, et juste assez pour lui montrer Rascasse agenouillé devant Corignan. Rascasse, à tout hasard, se confessait… Trencavel constata que cette vague lueur tombait d’une veilleuse suspendue au plafond.

« Ceci, raisonna-t-il, a été allumé dans la journée, avant mon entrée en ce noble séjour. C’est donc en prévision d’une visite qui sera faite ici cette nuit. Et comme j’ignore qui sera ce visiteur nocturne, il faut décamper. Holà, seigneur poisson, et vous, messire de l’outil à saint Labre, arrêtez vos patenôtres, il est temps de partir. »

Trencavel alluma un flambeau à la veilleuse et dit :

« Suivez-moi ! »

Ils obéirent. Trencavel monta au premier étage et, voyant toutes les portes ouvertes, pénétra dans une salle immense, magnifiquement décorée de tapisseries des Flandres, d’armures luisantes, de panoplies d’épées. À droite et à gauche, vers le milieu, s’ouvraient deux baies cachées par des tentures et communiquant sans doute avec deux salons. Au fond, sous un dais, il y avait un trône.

Et, passant dans la salle suivante, il s’arrêta soudain, plus émerveillé à coup sûr par le spectacle qui s’offrait à ses yeux que par les magnificences de la salle d’honneur. Derrière lui, Rascasse ouvrait des yeux terribles et Corignan souriait d’une oreille à l’autre.

C’était une table chargée de pâtés, de volailles froides, de quartiers de venaison, de petits pains dorés, de poussiéreuses bouteilles. Pourquoi ? Pour qui ? Ils n’en avaient cure. L’instant d’après, ils attaquaient. Trencavel dévorait. Rascasse engloutissait. Corignan portait la dévastation, parmi ces victuailles succulentes et ces vénérables flacons.

Soudain, tous trois prêtèrent l’oreille. Du rez-de-chaussée venait un bruit de voix nombreuses. Puis un cliquetis d’épées et d’éperons emplit l’escalier.

« Je crois, fit Trencavel, que nous allons avoir un rude écot à payer. Au large, au large… »

Déjà le bruit des pas retentissait dans la salle d’honneur.

Trencavel éteignit le flambeau, saisit Rascasse et Corignan chacun par un bras et les poussa dans une pièce voisine. Tous trois se tinrent immobiles, sans souffle. Qui étaient ces inconnus qui venaient d’envahir l’hôtel de Guise ? Dans la salle d’honneur, une voix s’éleva, une voix jeune, pure, un peu moqueuse, qui disait en riant :

« Puisque nous voici dans le sanctuaire, commençons nos prières…

– Madame, reprit une autre voix, grave et mâle, celle-ci, et vibrante de cette passion contenue qui, chez les amoureux sincères, dramatise les plus banales paroles, madame, peut-être vaudrait-il mieux attendre les absents ?…

– Les voici d’ailleurs qui montent ! » dit une troisième voix.

« Ceci m’a l’air d’être une bonne et belle conspiration, murmura Corignan.

– C’est un coup de fortune pour nous ! haleta Rascasse.

– Tenons-nous bien et partageons. Est-ce dit ?

– C’est dit. Tenons-nous bien ! »

À ce moment, la voix rieuse et fraîche jeta dans un joli cri :

« Ah ! voici enfin Mlle de Lespars, notre héroïne ! Venez que je vous embrasse, chère belle…

Un cri sourd échappa à Corignan et à Rascasse et s’étrangla aussitôt dans leurs gorges : Trencavel qu’ils oubliaient, repris qu’ils étaient par leur passion de l’espionnage ! Trencavel qui avait entendu jeter le nom d’Annaïs de Lespars et qui frémissait d’épouvante devant la vision de cette tête charmante, cette tête adorée roulant sous la hache du bourreau !

Si les espions entendaient ce qui allait se dire, c’était la preuve qu’Annaïs conspirait. Dès lors, il n’y avait plus qu’à la faire saisir et juger : la déposition de Rascasse et de Corignan l’envoyait à l’échafaud. Pareille à un éclair, la pensée d’un double meurtre passa dans l’esprit éperdu de Trencavel : ses doigts convulsifs s’inscrustèrent dans les deux gorges.

Sous la puissante poussée, Rascasse et Corignan reculèrent, passèrent dans une pièce, puis dans une autre encore, et là Trencavel les lâcha, sûr qu’ils n’entendraient plus rien. Ils soufflèrent rudement. Chacun d’eux songeait : « Il faut tuer cet homme !… » Mais c’était Trencavel !

« La revoir ! songeait Trencavel. Ah ! la revoir, ne fût-ce qu’une seconde ! Fût-ce au prix de la vie ! Elle est là, je n’ai que quelques pas à faire… »

Oui, mais faire ces quelques pas, c’était quitter les espions !

« Écoutez-moi, fit-il – et sa voix avait un tel accent de menace froide et résolue que, tout de suite, ils comprirent qu’il était question de vie ou de mort –, je suis résolu à entrer au service de Son Éminence. (Ils tressaillirent.) Je veux donc lui rendre un de ces signalés services que le cardinal sait si bien récompenser. Donc, je veux être seul à entendre ce qui va se dire là. En conséquence, le premier de vous deux qui fait un seul pas hors de cette pièce, je le tue tout net. »

Et, sans plus s’occuper d’eux, il se dirigea – ou crut se diriger – vers la salle où avait été dressée la table. En réalité, il passa par une autre porte, franchit plusieurs pièces et, guidé enfin par des voix qu’il entendit, parvint a l’un de ces salons communiquant avec la salle d’honneur par une baie couverte de lourds rideaux de velours. La lumière passait par la fente des rideaux.

Trencavel, pâle et le cœur battant, s’approcha – et il frissonna : Annaïs de Lespars était là, devant lui, à quatre pas.

C’était une noble assemblée, et séduisante par la jeunesse et l’ardeur de presque tous les assistants. Ils parlaient en riant de choses formidables. Et la scène était tragique. Chacun de ceux qui étaient là risquait sa tête.

C’était Gaston d’Anjou, frère de Louis XIII, la seule Figure cauteleuse de cette réunion.

C’était le maréchal d’Ornano ; une passion tardive le jetait, à cinquante ans, aux pieds de la duchesse de Condé.

C’était Alexandre de Bourbon, celui qu’on appelait le Grand-Prieur, le deuxième fils de Gabrielle d’Estrées, plus fougueux que son aîné, César de Vendôme, plus ouvert au sens des belles choses de la vie.

C’était le comte de Chalais. C’était le duc de Vendôme.

C’étaient les quatre chevaliers d’Annaïs : Fontrailles, Chevers, Bussière, Liverdan, qui représentaient dans cette assemblée la noblesse provinciale en révolte contre Richelieu.

C’était le chevalier de Louvigni, jeune seigneur à la figure fine, aux grands yeux pleins de fièvre.

C’étaient Montmorency-Boutteville et le marquis de Beuvron, tous deux insouciants, gais, charmants, tous deux anticardinalistes enragés et n’ayant guère plus de cinquante ans à eux d’eux.

C’était Annaïs de Lespars…

C’étaient la princesse de Condé, alors dans tout l’éclat de son ambition et de sa beauté, et la duchesse de Chevreuse, mièvre, délicate, rieuse, une fragile porcelaine de Saxe – mais combien vivante !

Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Chevreuse alors âgée de vingt-cinq ans, conspirait pour tout et pour rien, pour la reine qu’elle adorait, contre Richelieu qu’elle abhorrait, et surtout pour le plaisir de conspirer, de frôler le danger.

Enfin, il y avait dans cette assemblée une quatrième femme que nul ne connaissait, dont nul ne pouvait voir le visage, soigneusement couvert sous un flot de dentelles et qui se tenait modestement un peu à l’écart. La duchesse de Chevreuse, sans la présenter, en avait répondu comme d’elle-même.

Elle était grande, de majestueuse stature, admirable pour l’harmonie des lignes et la richesse des formes. Elle était vêtue de noir. Sans dire un mot, elle écoutait avec une profonde attention, pétrifiée qu’elle était en sa rigide immobilité.

Au moment précis où Trencavel se rapprocha de la tenture de velours, César de Vendôme, d’une voix froide, disait :

« Messieurs et vous monseigneur, je veux avant tout poser une question. Nous engageons ici nos existences. Et nous savons tous ce que nous voulons. Si nous perdons la partie, nous paierons bravement en jetant notre tête au cardinal. (Le duc d’Anjou devint livide.) Mais si nous gagnons, qui nous répond de l’enjeu ?… »

Tous regardèrent Gaston d’Anjou : lui seul en effet pouvait prendre des engagements pour le cas de la réussite. Mais Gaston détourna la tête et se tut. Cet enfant de dix-huit ans avait, à certains moments, la prudence d’un vieillard.

« Je demande, reprit César, encore plus froid, je demande qui payera l’enjeu si nous gagnons ? »

La dame noire, assise à l’écart, se leva lentement et d’une voix sourde répondit :

« Moi !… »

Il y eut un instant de silence terrible… Peut-être l’inconnue se repentait-elle d’avoir parlé. Mais bientôt, d’un geste rapide, elle fit tomber les dentelles qui voilaient sa figure et se redressa dans une attitude d’indicible majesté. Tous se courbèrent presque jusqu’à s’agenouiller et un murmure de joie enivrée, d’orgueil triomphal, monta du groupe des conjurés :

« La reine !… »

Anne d’Autriche avait alors vingt-cinq ans. Son orgueil depuis onze ans qu’elle était la reine de France, avait rudement souffert. La vérité, c’est que Louis et Anne attendaient avec impatience et inquiétude la naissance d’un héritier qui perpétuerait la royauté des Bourbons – et comme cet héritier n’était pas encore venu au bout de onze ans, il était vaguement question de répudier l’Espagnole : elle en avait le cœur ulcéré.

Depuis que Richelieu était le maître, le ménage royal qui, jusque-là, avait été un purgatoire d’insinuations, devint un enfer d’accusations, de soupçons, de surveillance. Richelieu aimait Anne d’Autriche et le lui prouvait à sa manière.

Elle promena son regard sur les conjurés prosternés.

« Si j’ai quitté le Val-de-Grâce pour venir en cet hôtel, c’est que j’ai voulu faire, de ma présence ici, une promesse formelle pour l’avenir, un consentement décisif dans le présent. Humiliée, outragée, abreuvée d’amertumes que ne connaît pas la plus coupable de mes sujettes, depuis six mois j’interroge ma conscience et lui demande si j’ai le droit de vivre, moi aussi. Je me meurs, messieurs. On me tue à chaque minute de ma vie. Je viens à vous et vous crie : sauvez-moi ! Et quant à l’avenir, Anne d’Autriche, reine de France, contresigne tous vos espoirs. Cette parole suffit-elle ?

– Vive ! Vive la reine ! hurlèrent les conjurés.

– Messieurs, messieurs, supplia Gaston d’Anjou, songez qu’on peut nous entendre du dehors. (Et le silence s’étant rétabli.) Eh ! ventre saint gris, comme disait mon père le roi Henri, s’il faut une autre parole, la reine me permettra bien d’ajouter à la sienne celle du duc d’Anjou !… »

« Le duc d’Anjou ! » râla Trencavel, ivre de joie.

Ainsi, ce jeune seigneur qu’il dévorait d’un regard tout chargé de furieuse jalousie, c’était le frère de Louis XIII, le fils de Henri IV – donc le frère d’Annaïs !… Ainsi s’expliquaient donc l’embrassade du jardin et la présence de Gaston à l’hôtel de la rue Courteau !

La reine avait laissé tomber son voile sur son visage et repris sa place à l’écart, signifiant ainsi que les conjurés ne devaient tenir aucun compte de sa présence, excepté pour ratifier ce qui allait se dire… Il y eut alors comme un feu d’artifice d’accusations contre le cardinal.

« La noblesse de France est déshonorée si elle supporte un maître !…

– Pardieu ! s’écria le marquis de Beuvron, voici sa dernière incartade : le duel est défendu sous peine de mort !

– Marquis, dit Montmorency-Boutteville, un pari ! »

Tous devinrent attentifs, car tous connaissaient bien la vieille haine qui divisait Beuvron et Boutteville.

« Marquis, reprit Boutteville, je parie mille pistoles que je me bats avec vous en pleine place Royale et que je vous tue au nez de Richelieu.

– Morbleu ! voilà qui me plaît ! Votre idée est adorable, comte. Nous nous alignons sous les fenêtres de Richelieu et je vous embroche sous ses yeux. Je tiens les mille pistoles.

– Très bien. Demain, nous déposerons les enjeux entre les mains de M. d’Ornano. Les deux mille pistoles seront au survivant, qui s’engage à faire une messe au champagne en l’honneur du trépassé… »

Les deux adversaires éclatèrent de rire et signèrent le pacte en se serrant la main. Un souffle glacial passa. Ces deux jeunes hommes venaient de décréter leur condamnation d’un éclat de rire.

« Messieurs, dit Bussière, voici ce que j’ai l’honneur de vous proposer : M. de Richelieu sera prié à déjeuner chez l’un de nous, de préférence en quelque maison de campagne.

– J’ai mon domaine de Chatou », fit le chevalier de Louvigni, en regardant la duchesse de Chevreuse.

La duchesse lui sourit. Louvigni pâlit de joie. Le comte de Chalais surprit ce sourire et dit d’un ton bref :

« J’ai ma maison du clos Saint-Lazare. »

La duchesse lui jeta le même sourire enchanteur qu’à Louvigni, qui se mordit les lèvres de fureur, tandis que Chalais sentait son cœur se fondre. Ils étaient placés l’un à droite, l’autre à gauche de la duchesse, et ils surveillaient jusqu’à leurs moindres regards. Entre ces deux sincères et violentes passions, la jolie sirène manœuvrait avec un art infini. Que pesaient pour elle ces deux jeunes têtes charmantes d’amour et d’enthousiasme ?…

« Je vous adore ! bégaya à son oreille Louvigni, enivré.

– Je meurs pour vous ! » murmura ardemment Chalais.

Le mot, ce mot d’amour, sonna étrangement. La duchesse tressaillit, pâlit, regarda Chalais. Et le mot banal qui vient à toutes les lèvres d’amoureux, ce joli mot de tendresse avait retenti avec un tel accent de passion funèbre qu’elle le vit mort… Le bourreau, devant elle, tenait une tête livide dans sa rude main. C’était la tête de Chalais !… La duchesse de Chevreuse poussa un léger cri. Et le cri mit en fuite la vision sinistre.

« Ah ! murmura-t-elle à l’oreille de Chalais, j’ai eu peur. Venez demain en mon hôtel. »

Chalais étouffa un rugissement de joie puissante… Louvigni était livide et songeait :

« Il faut que je tue cet homme. »

« Eh bien, disait César de Vendôme, puisque deux maisons sont proposées pour l’action, tirons-les au sort. De cette façon, il n’y aura pas de jaloux. »

Déjà la princesse de Condé détachait deux feuilles de ses tablettes. Sur l’une, elle écrivait : Chatou. Sur l’autre : Saint-Lazare. Puis elle plia les deux papiers. Liverdan s’approcha. Les deux billets furent mis dans son chapeau. Liverdan plia le genou devant Annaïs et lui tendit le chapeau.

Annaïs de Lespars secoua la tête ; elle ne voulait pas. Liverdan se releva. Le duc d’Anjou s’avança et dit :

« Ce sera donc moi qui tirerai. Je n’ai pas peur, moi ! »

Il saisit l’un des billets, le déplia et lut :

« Saint-Lazare ! »

Le comte de Chalais avait gagné ! Il se sentit défaillir de bonheur. Louvigni défaillait de rage.

« C’est donc au clos Saint-Lazare, dans la maison de Chalais, qu’aura lieu l’action », reprit César de Vendôme.

Alors, ils se regardèrent, tout pâles. Le moment était venu de décider ce que devait être cette action. Annaïs de Lespars n’avait pas encore dit un mot. Elle se leva :

« Messieurs, dit-elle, je vais tuer le cardinal de Richelieu !… M. de Chalais me préviendra du jour où le cardinal devra se rendre au clos Saint-Lazare. Je m’y trouverai seule – seule avec mes quatre amis, MM. de Fontrailles, de Bussière, de Liverdan et de Chevers. Mes amis n’auront d’autre mission que d’écarter les personnes qui accompagneraient M. le cardinal, ou de l’empêcher lui-même de se dérober. On donnera une épée au cardinal. J’en aurai une. Et je m’en remettrai au jugement de Dieu ! »

Elle releva la tête. Derrière elle, ses quatre chevaliers s’étaient rangés, pâles et résolus.

« Si je tue le cardinal, dit-elle, je ne demande plus rien à Dieu ni aux hommes. Et si je suis tuée…

– Nous vous vengerons ! » dirent les quatre.

La reine s’était levée. Elle alla droit à Annaïs et dit :

« Si je n’étais la reine de France, je voudrais être vous ! »

Il y eut un frémissement. Un vent d’héroïsme passa.

« Maintenant, dit tranquillement la duchesse de Chevreuse, maintenant que le sort du cardinal est réglé, il s’agit d’arrêter aussi le sort de monseigneur d’Anjou, notre chef…

– Mon sort ? fit Gaston, déjà inquiet.

– Oui, monseigneur, dit la duchesse d’une voix nette et hardie. Vous avez dix-huit ans. Vous êtes donc en âge de prendre femme. Ceci intéresse toute la noblesse de France.

– Sans aucun doute », appuya la princesse de Condé.

Marie de Chevreuse eut un éclat de rire cristallin et continua :

« Marie de Montpensier ne peut être reine de France !… »

Ce fut un coup de tonnerre. Seule, Anne d’Autriche n’eut pas un frémissement. Pâle comme si la mort l’eût touché au front, le frère de Louis XIII balbutia :

« Mais en admettant que j’épouse Mlle de Montpensier comme le veut le cardinal, comment serait-elle reine… puisque…

– Puisque vous-même n’êtes pas encore roi de France, n’est-ce pas ? Patience, monseigneur ! »

Pas encore ! Le moment était donc prévu, escompté, où Gaston deviendrait roi à la place de son frère Louis ?… Cette fois, c’était la princesse de Condé qui venait de parler. Plus froide en apparence que la duchesse de Chevreuse, il y avait aussi dans son attitude plus de sombre résolution. Trencavel, derrière son rideau, avait frissonné ; son regard éperdu fixé sur Annaïs, il murmura :

« Qui donc la sauvera de cette effroyable algarade… qui donc, si ce n’est moi ? »

Gaston était tombé sur son fauteuil, haletant, ébloui par cette couronne qu’on venait de faire briller aux yeux de son imagination.

« Messieurs, reprit la duchesse de Chevreuse, et vous, monseigneur, écoutez-moi. Le cardinal de Richelieu poursuit un but que vous connaissez : la domination suprême, la puissance absolue avec son cortège de gloire fabuleuse, de jouissances illimitées. Il veut la royauté – moins le titre. Ici se présente un obstacle. L’obstacle, messieurs, c’est une femme… »

La duchesse de Chevreuse s’inclina profondément en se tournant vers Anne d’Autriche, toujours immobile, toujours couverte de son voile… Tous les regards se fixèrent sur la reine. La duchesse poursuivit :

« Il faut donc détruire l’obstacle, non seulement dans le présent, mais dans l’avenir. Dans le présent, le cardinal essaie d’abord de s’emparer du cœur de cette femme. Et comme il le trouve trop haut placé pour qu’il puisse l’atteindre, il a alors recours au mensonge, l’arme la plus sûre qui soit aux mains des despotes. Le mensonge a fait son œuvre, et notre reine, messieurs, n’est plus reine que de nom ! Supposez que le roi meure dans six mois ou un an. Monsieur ici présent monte sur le trône. (Le duc d’Anjou tressaillit.) Et alors, qu’arrive-t-il ? Monsieur est un fervent ami de notre reine. Ils s’unissent… et le cardinal est abattu, le colosse tombe. – Et voici le rêve du cardinal : séparer dès aujourd’hui monseigneur d’Anjou de la reine Anne. Pour cela, placer près de lui une créature à lui : voilà l’histoire du mariage projeté entre Monsieur et Mlle de Montpensier.

« Si le roi meurt, continua Marie de Chevreuse, et si monseigneur Gaston ne s’est pas enchaîné à la créature de Richelieu, il y a, messieurs, un mariage qui donne à la France un jeune roi, ami des plaisirs, qui n’aura qu’à se laisser vivre dans la joie et la splendeur (elle regardait Gaston, extasié, enivré), et une reine, messieurs, une reine digne de nous, plus belle que la plus belle, résolue à respecter nos droits et privilèges, plus résolue encore à faire de cette triste cour de France le séjour de gloire, de beauté, de magnificence, qu’elle fut sous François 1er… Cette reine, messieurs, cette future épouse du futur roi de France… »

Elle allait désigner Anne d’Autriche ! La femme de Louis XIII ! Elle allait dire : « La voici ! » À ce moment, tous bondirent, frappés de stupeur et de terreur… Il y avait quelqu’un dans l’hôtel ! Quelqu’un avait tout entendu… Une voix venait de retentir :

« Ah ! pour le coup, je te fais ton affaire !… »

Les conjurés, l’épée à la main, se ruèrent…

Ce qui se passait, nous allons le dire. Il se passait que, à vingt pas de là, Corignan faisait des siennes. Et Rascasse, naturellement, lui donnait la réplique. La dispute, commencée à voix basse, avait vite atteint un ton plus haut et c’est une réplique de Corignan que les conspirateurs avaient entendue.

Un terrible cliquetis d’épées les interrompit. Des cris, des jurons éclataient comme une mousquetade. Les deux drôles, affolés, prirent leur course. Ils piquèrent droit devant eux, au hasard. Ce hasard les conduisit dans la salle à manger qu’ils traversèrent en deux bonds, puis dans la salle d’honneur… elle était vide. Ils jetèrent autour d’eux un regard égaré, aperçurent au fond une sorte de trône sous un dais et, à quelques pas en avant du fauteuil, une grande table couverte d’un vaste tapis.

« Là ! fit Corignan. Cachons-nous là ! »

Ils s’élancèrent et, pareils maintenant à deux rats regagnant leur trou au plus vite, disparurent sous le tapis.

Cependant, les conjurés s’étaient élancés vers ce point d’où était parti la voix. Et, naturellement, ce fut vers la tenture derrière laquelle s’abritait Trencavel qu’ils se jetèrent. Bouteville marchait en tête. Bouteville était un assidu de l’académie de la rue des Bons-Enfants. Du premier coup d’œil, il reconnut donc avec stupeur son maître d’escrime, et cria :

« Monsieur Trencavel !…

– Trencavel ! murmura Annaïs en pâlissant. Oh ! c’est donc vrai !…

– Trencavel ! Trencavel ! L’espion ! » rugirent Chevers, Fontrailles, Liverdan et Bussière.

En un instant, Trencavel fut entouré par un cercle flamboyant d’épées…

« C’est l’espion du cardinal ! cria de loin le duc d’Anjou. Tuez-le !

– Voyons comment il va mourir », dit la duchesse de Chevreuse avec un sourire.

Trencavel, la dague de Corignan dans la main gauche, la rapière de Rascasse dans la main droite, se défendait, les yeux fixés sur Annaïs. Il la vit soudain disparaître dans la salle d’honneur et poussa un soupir. Il se défendait seulement et n’attaquait pas. L’idée ne lui vint pas de crier : « Vous vous trompez, je ne suis pas un espion ! » Le moulinet vertigineux qu’il exécutait et qui était célèbre dans toutes les académies de Paris lui faisait une étincelante ceinture que les onze épées n’arrivaient pas à franchir. Juste en face de lui, il avait Bouteville et César de Vendôme.

« Notre secret ne peut sortir d’ici, disait froidement César en essayant d’atteindre Trencavel.

– Fi, monsieur Trencavel, disait Boutteville, je n’eusse jamais cru cela de vous ! » et il lui portait de rudes coups.

Or, Trencavel ne répondait ni à Vendôme, ni à Boutteville, ni à aucune des insultes qui s’entrechoquaient, ni aux hurlements de mort qui battaient l’air. Annaïs disparue, il ne voyait plus, à dix pas de lui, par-delà le cercle des épées, que Gaston d’Anjou, entre la duchesse et la princesse, debout, devant la porte du fond, entrouverte. Il grondait :

« Voilà l’homme qui m’a insulté ! Parbleu ! avant de tomber, il faut que je dise son fait à ce prince, et c’est bien le moins qu’un frère de roi… »

Il se ramassa, le moulinet s’arrêta ; d’un bond furieux, il se jeta en avant. Boutteville et Vendôme virent la mort. Un saut de côté les sauva : ce fut la fissure dans la muraille d’acier.

Trencavel passa en ouragan et tomba sur le groupe des femmes… Il passa, entraînant Gaston qu’il saisit au collet… La meute se rua et vint se briser contre la porte ; Trencavel venait de la fermer à double tour !

Un instant, ils se regardèrent, très pâles. Cela dura un temps d’éclair. Presque aussitôt, tous ensemble, ils se mirent à défoncer la porte.

Le duc d’Anjou n’avait pas tremblé un instant lorsque la duchesse de Chevreuse avait parlé de la mort prochaine de Louis XIII, son frère, et du mariage entre lui, Gaston, et sa belle-sœur, Anne d’Autriche. Mais quand il se vit seul avec Trencavel, une sueur froide pointa à la racine de ses cheveux.

« Monsieur, dit-il d’une voix que la terreur faisait rauque, m’êtes-vous donc dépêché par le cardinal pour m’assassiner ? »

Trencavel sourit.

« Monseigneur, dit-il, ce n’est pas par l’illustre cardinal que je vous suis dépêché.

– Par qui, alors ? demanda avidement Gaston.

– Et ce n’est pas pour vous tuer, ajouta Trencavel.

– Parlez, parlez ! Holà, messieurs, un instant, je vous prie ! (Le tumulte s’apaisa.) Parlez vite, monsieur !

– Il faut en effet que je parle, dit Trencavel en hochant lentement la tête, car, si je me tais, il est très probable que vous serez embastillé demain matin et que votre procès commencera : procès capital, monseigneur !

– Eh bien ! râla le prince, accomplissez donc votre mission ! »

Trencavel, un sourire railleur aux lèvres, s’inclina.

« Monseigneur, dit-il froidement, je ne dirai rien, à moins que vous ne me demandiez pardon.

– Moi ! fit le prince avec hauteur. Vous êtes fou, mon brave. Pardon à un Trencavel ! »

Le regard de Trencavel étincela. Sa main se crispa sur la garde de l’épée. Sa voix grelotta :

« Monseigneur, vous allez donc mourir. Vous avez une épée, tirez-la. Moi, je n’en ai pas besoin. (Il jeta la sienne.) Pour vous faire rentrer vos insultes dans la gorge, je n’ai besoin que de cette miséricorde. (Il montra sa dague.) C’est l’arme avec laquelle on achève les fuyards dans une bataille ; elle vous convient. »

Il fit un pas vers Gaston. Le duc se sentit vaciller. Appuyé à la muraille, il fit le geste de tirer sa rapière. Mais sa main tremblait trop. D’un accent d’indicible rage, il murmura :

« J’ai peur !…

– Décidez-vous ! haleta Trencavel. Tirez votre épée, ou demandez-moi pardon… »

Gaston couvrit ses yeux de ses deux mains et balbutia :

« Je vous demande pardon…

– De vos deux insultes ? Celle que vous avez proférée chez Mlle de Lespars, et celle de ce soir ? Dites…

– Je vous demande pardon des deux insultes…

– Allez, monseigneur, je vous pardonne », dit Trencavel.

Il recula de quelques pas. Gaston redressa alors la tête. Trencavel vit dans les yeux du duc d’Anjou qu’il était condamné à mort. Mais refoulant le sanglot de rage et de haine qui grondait dans sa gorge, Gaston reprit :

« Maintenant, parlez. Qui vous a envoyé à moi ? Qu’avez-vous à me dire ? »

« Attends, murmura Trencavel, je vais te faire payer le regard que tu viens de me jeter, et, d’avance, mettre un peu de fiel dans la joie que tu éprouveras à demander ma tête. »

« Monseigneur, dit-il, je vous suis envoyé par Sa Majesté Louis XIII, votre auguste frère…

– Le roi !… Le roi vous a envoyé à moi !… Pourquoi ?…

– Sachant que je vous trouverais ici cette nuit, Sa Majesté m’a chargé de venir vous apporter une proposition. C’est très pressé, monseigneur… le roi attend votre réponse.

– Cette proposition ?… bégaya Gaston.

– La voici : le roi est fatigué de régner. Il veut se retirer dans un cloître. Il vous prie de vouloir bien prendre son trône, sa couronne, son sceptre, son royaume, ses sujets, sa fortune et sa femme que vous épouseriez. Que dois-je répondre au roi, monseigneur ?

– Il a tout entendu, murmura le duc, ivre d’épouvante ; je suis perdu, je suis mort ! »

Et, des yeux, il chercha une porte pour fuir, un trou pour se cacher – convaincu que l’hôtel était cerné et allait être envahi. Trencavel alla ramasser son épée, et courut ouvrir la porte contre laquelle Ornano recommençait à cet instant à frapper du pommeau de sa rapière. Cette porte, il l’ouvrit toute grande, en criant :

« Messieurs, voici monseigneur le duc d’Anjou qui veut partir sur-le-champ pour aller au Louvre. Laissez-le aller, messieurs, écartez-vous, car c’est le remords qui passe !… »

L’effarement, la stupeur, le doute, le soupçon, la terreur, en un instant, bouleversèrent les visages des conjurés. Ils considérèrent une seconde Gaston, livide, muet, tremblant. Vendôme et Bourbon se jetèrent un regard désespéré. Ornano seul courut au prince et lui parla vivement à voix basse.

« Nous sommes trahis ! » grondèrent Chalais et Boutteville.

La duchesse de Chevreuse s’était jetée devant la reine comme pour la protéger contre le bourreau.

« Non, non, messieurs ! hurla Ornano, monseigneur est avec nous jusqu’à la mort ! »

Il se fit un effrayant tumulte – une explosion de cris forcenés : « À mort ! À mort ! » Et, cette fois-ci, tous ensemble, malgré le moulinet, ils fonçaient… Dans cette minute, Annaïs de Lespars, d’un bond, se jeta au-devant de Trencavel et commanda : « Bas les armes !… » Elle avait l’attitude et l’accent d’un chef. Les épées se baissèrent.

« Venez, monsieur », dit Annaïs.

Et elle entra dans la salle d’honneur, suivie du jeune homme qui marchait comme en un rêve de gloire. Les quatre chevaliers d’Annaïs se groupèrent, et Fontrailles dit :

« Qui de nous va tuer cet homme ? »

Annaïs de Lespars alla s’appuyer à la grande table couverte d’un tapis. Elle était épouvantée de ce qu’elle venait de faire sous l’impulsion d’un sentiment irraisonné. Trencavel se tenait debout devant elle, silencieux, les yeux baissés.

« Monsieur, dit-elle, il me semble impossible que vous soyez ce qu’on a dit…

– Oui, mademoiselle, c’est impossible, répondit Trencavel.

– Eh bien, écoutez. Vous avez tout entendu : après-demain, à midi, je dois me trouver derrière l’enclos Saint-Lazare, dans la maison qu’on a dite. Vous savez que je dois m’y battre, vous savez contre qui…

– Oui ! dit Trencavel d’une voix frémissante.

– Je vous demande de vous trouver vous-même dans cette maison, après-demain, à midi, et d’y venir seul.

– J’y serai, mademoiselle… j’y viendrai seul.

– Faites-en le serment.

– J’en fais le serment », dit Trencavel en étendant la main.

L’œil d’Annaïs brilla un instant. Puis cet éclair s’éteignit.

« Jurez-moi d’être le témoin du duel qui aura lieu.

– J’en fais le serment, répéta Trencavel.

– Sur votre honneur, sur votre nom, jurez-moi, si je suis vaincue, de prendre ma place et de combattre l’homme que vous savez jusqu’à ce que mort s’ensuive.

– Par l’honneur de ce nom que je veux respecté de tous, par mon nom de Trencavel, je jure d’assister à votre duel, et, si vous succombez, je jure que l’homme dont il s’agit ne sortira pas vivant de la maison de l’enclos Saint-Lazare…

– Monsieur, après l’action, je rentrerai dans Paris – si je ne suis pas tuée. Je rentrerai soit par la porte Montmartre, soit par la porte Saint-Denis. Je vous demanderai alors de me suivre à distance jusqu’à mon hôtel où j’aurai à vous parler.

– Je vous suivrai à cent pas. Et, croyez-moi, malheur à qui tenterait de s’approcher de vous.

– Monsieur, vous resterez ici jusqu’à ce que toutes les personnes qui ont assisté à cette réunion soient sorties. Puis, vous sortirez à votre tour de cet hôtel… »

Trencavel s’inclina. Quand il se redressa, il vit Annaïs qui se dirigeait vers le groupe des conjurés massés dans la pièce voisine.

« Mauluys, murmura-t-il, vous m’avez annoncé que je vais à la catastrophe. Est-ce donc vous qui avez raison, Mauluys ? »

Dix minutes plus tard, il n’y avait plus que Trencavel dans les salles de l’hôtel. Il sortit le dernier.

Au moment de partir, la duchesse de Chevreuse s’était approchée du comte de Chalais.

« Je vous attends après-demain, à midi, en mon hôtel », lui avait-elle murmuré à l’oreille.

Peut-être voulait-elle l’empêcher de se trouver ce jour-là à l’enclos Saint-Lazare. Chalais, enivré, avait répondu :

« J’y serai… heureux si vous me demandez alors de mourir pour vous… »

Louvigni avait vu. Il avait deviné ce qui venait de se passer. Il éprouva ce froid au cœur qui est l’avant-coureur des colères furieuses. Sans un mot, il suivit le comte de Chalais. Dans la rue, ils marchèrent côte à côte sans parler. Ils arrivèrent ainsi au carrefour Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, et Chalais se disposait à tourner à gauche vers la rue Vieille-du-Temple, lorsque Louvigni lui posa sur l’épaule sa main frémissante.

« Que voulez-vous, chevalier ? demanda Chalais.

– Vous faire une de ces propositions qu’acceptent toujours du premier coup les gens qui ont une épée au côté et un cœur d’homme sous le pourpoint.

– Ajoutez, chevalier, que ces sortes de propositions se font généralement en termes ornés d’une certaine politesse qui semble vous faire défaut.

– Comte, bredouilla Louvigni dont la tête s’égarait, il ne me plaît pas ce soir d’être poli, comprenez-vous ?

– Soit, jeudi matin, je vous attendrai aux abords de ma maison de campagne, derrière l’enclos Saint-Lazare. J’y serai à huit heures. Tâchez de ne pas me faire attendre. »

Là-dessus, le comte de Chalais salua et se retira. Louvigni, secoué d’un tremblement convulsif, tendit dans la nuit son poing fermé, un sanglot souleva sa poitrine… Il y avait dès lors entre ces deux hommes une de ces haines qu’il faut noyer dans le sang.

En sortant de l’hôtel de Guise par la petite porte donnant sur la rue des Quatre-Fils, Mlle de Lespars s’était rapidement dirigée vers son hôtel, suivie de ses quatre chevaliers. De la rue des Quatre-Fils à la rue Courteau, il n’y avait guère que trois ou quatre minutes. Ce chemin se fit silencieusement. En arrivant à la porte de son hôtel, Annaïs se tourna vers les quatre et leur dit :

« Messieurs, voulez-vous vous trouver ici après-demain matin, à huit heures ?

– Nous y serons, dit Fontrailles, répondant pour tous. Nous sommes à vous.

– Merci, messieurs. Allez donc, et que Dieu vous tienne en sa garde !… »

Ils s’inclinèrent profondément. Puis, dès qu’elle eut disparu. Fontrailles dit :

« Il est encore temps…

– Courons ! » répondirent les autres avec un accent de menace.

Ils atteignirent la rue des Quatre-Fils et trouvèrent Bourgogne qui montait sa faction devant la porte basse.

« Qui est sorti depuis tout à l’heure ? demanda Liverdan.

– M. le comte de Bouteville et M. le marquis de Beuvron, d’abord. MM. de Chalais et de Louvigni viennent de se retirer à l’instant. Je crois que je puis fermer.

– Attendez, dit Chevers, il y a encore quelqu’un…

– Le voici ! gronda Bussière. Rentrez, mon brave, fermez, et ne vous inquiétez pas du reste. »

Trencavel apparut.

Les quatre avaient l’épée au poing. Ils marchèrent sur Trencavel. Il avait jeté sa rapière, ou plutôt celle de Rascasse, au moment où Annaïs était intervenue. Il n’avait que sa dague – celle de Corignan.

« Messieurs, dit-il, que voulez-vous ?

– Vous tuer ! » répondit Fontrailles.

Trencavel, de ses yeux dilatés par l’approche de l’inévitable mort, sonda les ténèbres et vit reluire ces quatre épées et il distingua ces quatre ombres menaçantes.

Dans le même instant, ils furent sur lui et l’acculèrent au mur de l’hôtel.

« Une épée ! Une épée ! cria Trencavel.

– Tu vas en avoir quatre !…

– Une épée ! rugit Trencavel. Oh ! une épée !…

– En voici une ! » tonna une voix.

Liverdan et Chevers roulèrent à gauche. Fontrailles et Bussière roulèrent à droite. Trencavel se sentit une épée dans la main, une longue et large rapière. Il poussa un hurlement et fonça. Près de lui, deux hommes s’alignaient.

« Je vous avais dit, mon cher, que vous alliez vous faire découdre, dit l’un d’une voix paisible.

– Coup droit sur battement de prime ! vociférait l’autre.

– Mauluys ! Montariol ! En avant ! » cria Trencavel.

Ils chargèrent.

« Malédiction ! » hurla Bussière.

Et il s’enfuit. Liverdan s’enfuit. Chevers s’enfuit. Fontrailles s’enfuit. À trois cents pas de là, ils s’arrêtèrent. Bussière brisa son épée sur son genou et dit :

« Nous avons, à quatre, attaqué un homme seul et sans armes : nous sommes déshonorés.

– C’est vrai, dirent Chevers et Liverdan.

– C’est vrai, dit Fontrailles. C’est pourquoi aucun de nous n’a le droit de briser son épée. Messieurs, il y a maintenant au monde un homme qui est notre déshonneur vivant. Messieurs, jurons ceci : à partir de cette minute, nous refusons tout duel, toute bataille, tout danger… même pour elle ! ajouta-t-il avec un soupir atroce, jusqu’à ce que nous ayons tué notre déshonneur vivant… »

Et, tous quatre, d’une seule voix :

« Je le jure… »

Dans la salle d’honneur de l’hôtel de Guise, après le départ de Trencavel, sous le tapis de la grande table, quelque chose s’agita, puis deux têtes surgirent, effarées, puis deux êtres se mirent à ramper et enfin se dressèrent debout.

« Croyez-vous qu’ils soient tous partis ? demanda Rascasse.

– C’est sûr, dit Corignan. Mais qui étaient ces gens-là ?

– Peu importe. Mais qui était la femme qui est venue s’asseoir près de cette table, et puis qui a parlé à Trencavel ?

– Peu importe, mon frère. L’essentiel est que j’ai entendu ce qu’elle a dit, moi !

– Croyez-vous donc que je suis sourd ? Aures habent… et audient, compère… J’ai entendu, moi aussi, – et ce qu’a répondu Trencavel.

– Mon cher frère, si je ne me trompe, il me semble que nous tenons cette fois l’infernal Trencavel.

– Nous le tenons, compère. Nous le prenons ensemble. Nous l’amenons ensemble à Son Éminence, au nez et à la barbe du Saint-Priac que le diable emporte.

– Amen. Et nous partageons l’honneur.

– Et l’argent.

– Et l’argent, cela va de soi, fit Corignan avec une grimace. Entendons-nous donc. Après-demain, à midi, le Trencavel doit se trouver dans la maison située derrière l’enclos Saint-Lazare ; puis, il doit rentrer dans Paris, soit par la porte Montmartre, soit par la porte Saint-Denis. Avez-vous un plan ?

– Oui. D’abord, sans dire au cardinal de quoi il s’agit et en lui promettant simplement la prise de Trencavel, nous lui demandons de faire renforcer après-demain les postes des portes Montmartre et Saint-Denis.

– Très juste. L’un de nous deux s’installe à la porte Montmartre.

– Admirable. Et l’autre à la porte Saint-Denis.

– Vous parlez d’or, mon petit Rascasse. L’un de nous deux, donc, fait saisir le démon.

– Et prévient aussitôt l’autre, n’est-ce pas ? dit Rascasse avec une belle envolée de bonne foi. Je m’installe à la porte Montmartre, et si c’est là que notre homme vient se faire prendre, je vous envoie aussitôt un exprès pour que nous fassions ensemble notre entrée chez le cardinal, tenant chacun une oreille du Trencavel. »

Mais, comme ils regagnaient le jardin, chacun d’eux songeait :

« Attends, misérable, tu vas voir comme je vais partager avec toi l’honneur et l’argent ! Trencavel a rendez-vous à midi. Dès le matin, je pénètre dans la maison, je surveille l’homme, je le suis, je le fais saisir à l’une ou à l’autre porte et je le mène seul au cardinal ! »

Cinq minutes plus tard, les deux acolytes, ayant franchi les murs de l’hôtel, disparaissaient dans la nuit.

Share on Twitter Share on Facebook