IV L’OUTIL DE SAINT LABRE

Michel Zévaco

Nous laisserons pour un moment le maître en fait d’armes et nous reviendrons à la Bastille, où nous avons laissé frère Corignan.

Trencavel avait serré en toute conscience la gorge de l’espion. Mais Corignan était un de ces durs à cuire qu’il faut tuer deux fois.

Du moment, donc, que Trencavel l’eut laissé pour mort sur la couchette du cachot, frère Corignan demeura longtemps inerte, sans donner signe de vie. Puis la respiration, après quelques timides essais, se reprit à fonctionner. Corignan remua les bras, s’assit au bord du lit. Presque aussitôt, le souvenir lui revint. Il poussa un grognement de rage et se précipita vers la porte sur laquelle son poing osseux commença un vacarme assourdissant.

« C’est bon, c’est bon ! glapit une voix. On va t’ouvrir plus vite que tu ne penses ! »

Frère Corignan reconnut cette voix, frémit de terreur sans savoir pourquoi, l’épouvante le faisait trembler, et hurla :

« Rascasse !… »

C’était bien Rascasse !… Le cardinal, ne voyant pas arriver le Père Joseph qui devait lui rendre compte de la mission de Corignan, avait dépêché l’avorton à la Bastille ; si Trencavel avait révélé où il avait caché la terrible lettre qu’il fallait reconquérir, ordre de le pendre dès qu’on se serait assuré qu’il avait dit la vérité. Si Trencavel n’avait rien voulu dire, ordre de le pendre séance tenante.

En entendant le prisonnier prononcer son propre nom, en reconnaissant lui-même la voix de Corignan, l’espion, d’un geste impérieux, renvoya les geôliers et gardes qui l’escortaient. Puis ayant maîtrisé cette stupeur effarée qu’il avait d’abord éprouvée :

« Mon cher Corignan, dit-il de sa voix la plus doucereuse, est-ce bien vous que j’entends ?

– Moi-même, mon cher petit Rascasse, moi-même. Pour l’amour de Dieu, ouvrez-moi vite.

– Mais, fit Rascasse, c’est que la potence est toute dressée, mon frère !

– La potence ? Eh ! qu’ai-je à faire d’une potence ?

– Puisque le prisonnier a fui, ah ! miséricorde, c’est vous, mon cher Corignan, vous que je vais faire pendre à l’instant, selon l’ordre de Son Éminence !… »

Les cheveux de Corignan se hérissèrent.

« Allons, dit Rascasse en ouvrant la porte, pendez-moi le gaillard, et vite ! »

À l’instant même, Corignan fut saisi par les deux bras, relevé, entouré de gardes et poussé dehors, presque porté. Hébété, livide, il se laissa entraîner ; deux minutes plus tard il s’arrêtait dans la cour du Puits, au pied de la potence.

Il n’y avait là que le gouverneur, quelques geôliers et une douzaine de gardes.

« Mais je ne suis pas Trencavel, vociféra le capucin en se débattant. Je suis Corignan, frère Corignan !

– Holà ! Un moment ! dit le gouverneur, alarmé. Que nous chante là ce drôle ?

– Frère Corignan ! Frère Corignan ! Corignanus frater ! » hurla le moine en appelant le latin à son secours.

Qui croirait que frère Corignan fut sauvé par son latin d’arrière-cuisine ? C’est pourtant à ce latin-là que le gouverneur de la Bastille reconnut le capucin que sa manie et son ignorance avaient rendu célèbre dans l’entourage de Richelieu. Il y eut une brève explication, de laquelle il résulta que Trencavel avait bel et bien accompli la plus audacieuse des évasions. Alors, le gouverneur trembla pour sa place. Corignan s’écria qu’il se faisait fort de le retrouver et de le ramener au pied même de cette potence. Rascasse se précipita sur Corignan pour l’embrasser.

« Ah ! mon cher frère, je leur disais bien que vous n’étiez pas Trencavel. Ils ne voulaient pas me croire. Dieu soit loué !

– Laudatus dominum ! grogna le moine. Tiens, fieffé coquin, dominus vobiscum ! »

Et frère Corignan leva son genou, dont il se servait comme du poing ; le genou atteignit rudement sous la mâchoire Rascasse, qui alla rouler à six pas en crachant deux dents.

Une fois hors de la Bastille, Corignan dévora l’espace. Il atteignit le couvent, se pendit impétueusement à la cloche de la porte qui s’ouvrit, et, se ruant à l’intérieur :

« Où m’a-t-on mis ? » cria-t-il au frère portier ébaubi.

Et, se remettant, ledit portier hurla cette réponse naturelle et fantastique :

« On vous a mis dans la chapelle !… »

Dès lors que frère Corignan sut que Trencavel était enfermé dans la chapelle, il demanda dix moines de bonne volonté pour s’emparer du sacripant. Tous les capucins se précipitèrent. Le couvent tout entier envahit la chapelle au moment même où la cloche d’alarme, agitée par le Père Joseph, se mettait à sonner.

« Trencavel ! vociféra Corignan, qui marchait en tête.

– Me voici ! Tiens ! mon confesseur !

– Mes frères ! tonitrua Corignan. Sus au Philistin ! »

Trencavel, en un tournemain, se débarrassa du froc dont il s’était affublé, et, tirant sa rapière :

« Voici mon Pater ! qui veut en tâter ? »

Il y eut un recul de l’armée assaillante. L’éclair de l’acier, fit tressaillir les premiers rangs. Mais, presque aussitôt, tous s’élancèrent à l’assaut du chœur.

En quelques secondes, Trencavel fut acculé à un angle de la chapelle. Le sang coulait. Des hurlements, des plaintes se mêlaient. Un coup d’escabeau lancé d’un geste frénétique brisa l’épée de Trencavel. Un autre l’atteignit à l’épaule.

Désarmé, sanglant, déchiré en lambeaux, il jeta autour de lui le suprême regard du vaincu…

Or, nous devons maintenant aviser le lecteur d’une certaine habitude qu’avait prise depuis longtemps François Le Clerc du Tremblay, baron de Maffliers, prieur (sous le nom de Père Joseph) du couvent des capucins de la rue Saint-Honoré.

Deux fois par semaine, les mardis et vendredis, il y avait, dans la chapelle, confession générale et publique : la communauté entière était assemblée, chacun, à haute voix, confessait ses actes délictueux ou ses pensées mauvaises. Le prieur prononçait la sentence, selon la gravité de la faute confessée : récitation de psaumes – le chapelet à égrener dix ou douze fois dans la nuit. – au pain sec et à l’eau pour deux ou quatre jours. Quelquefois, c’était l’in pace, sombre prison, évocatrice d’idées funèbres. Quelquefois, le prieur prononçait simplement :

« Penitentia !… » (pénitence).

Alors, le pauvre moine à qui s’appliquait cette condamnation se dépouillait aussitôt de son froc, mettait son torse à nu, se dirigeait vers un angle de la chapelle et saisissait un bizarre instrument accroché sous la statue du bienheureux saint Labre, et que, pour cette raison, les capucins appelaient l’outil à saint Labre. Au moyen dudit instrument, le condamné se cinglait lui-même les épaules, jusqu’à ce que le prieur levât la main.

L’outil à saint Labre, lecteur, c’était un vulgaire martinet. Et même, il ne possédait qu’une douzaine de lanières de cuir. Seulement… chacune de ces lanières était munie à son extrémité, soit d’une petite boule de plomb, soit d’un clou ; cela faisait un terrible outil de torture ; le sang jaillissait dès le premier coup s’il était bien appliqué…

C’était sous la statue de saint Labre que s’était réfugié Trencavel !… C’est l’outil à saint Labre que rencontra la main de Trencavel au moment où il s’accota à cet angle ! Il décrocha le martinet. À l’instant où se produisit l’effroyable poussée finale, à toute volée l’outil à saint Labre siffla, cingla, se tordit dans les airs, serpent à plusieurs têtes dont chacune était armée d’une terrible dent. Frère Corignan, atteint le premier en plein visage, à demi aveuglé, recula en rugissant de douleur, les deux mains à la figure, et alla s’écrouler hors de la mêlée, fou de souffrance… Trencavel s’élança hors de son coin.

« Une sortie ! » s’écria-t-il d’une voix narquoise.

Il faisait un tel tapage, ses cris étaient si assourdissants que l’armée des moines en fut ahurie, sans compter que les coups pleuvaient comme grêle, le martinet voltigeait, tourbillonnait, devenait une de ces bêtes d’apocalypse qui mordent, griffent ; les capucins, abasourdis, effarés, stupides d’effroi, se bousculèrent, se heurtèrent, s’effondrèrent, et le victorieux outil à saint Labre, fendant le flot des robes grises, se trouva au milieu de la chapelle : Trencavel n’avait plus devant lui qu’une dizaine d’ennemis.

« Arrière ! dit Trencavel.

– Vade retro ! » firent les moines sans broncher.

Trencavel entendit derrière lui l’armée des fuyards et des éclopés qui s’avançait du fond du chœur en bande serrée : le Père Joseph la conduisait !… Le maître en fait d’armes calcula qu’il avait à peu près trois secondes, et au moment où le Père Joseph allait, par-derrière, lui mettre la main sur l’épaule, il trouva la solution… Devant lui, à deux pas, il voyait un moine à la figure énergique, à l’œil froid, la hache levée. Trencavel accrocha à sa ceinture le fameux martinet qui avait triomphé des Philistins. Il se ramassa, la face terrible, et se détendit…

Tout cela avait duré ce que dure une vision de rêve. L’instant d’après, il y eut une clameur :

« Le sous-prieur ! Notre sous-prieur est mort !… »

C’était le moine à la hache. Il n’était pas mort, mais peu s’en fallait : Trencavel avait bondi, avait empoigné le sous-prieur à bras-le-corps, et, se jetant sur la gauche hors du cercle, entre deux bancs, avait terrassé l’homme et lui arrachait la hache. Les capucins virent ceci : le sous-prieur étendu sur les dalles, et Trencavel debout, l’arme levée.

Un effroyable silence s’abattit sur la chapelle. Trencavel jeta sur le Père Joseph un regard de flamme.

« Monsieur, dit-il froidement, vie pour vie ! Si vous faites un pas, je fends la tête à cet homme ! »

Un soupir terrible gonfla la poitrine du Père Joseph. Il ferma les yeux et dit :

« Vous êtes libre !… »

Trencavel jeta sa hache, et, d’un pas tranquille, se dirigea vers la porte, passant désarmé à travers les rangs des moines qui s’écartaient. À peine eut-il franchi la porte de la chapelle que frère Corignan, revenu depuis un instant au sentiment des choses, s’élança.

« Frère Corignan, dit sévèrement le prieur, rendez-moi compte de votre mission ; puis vous vous rendrez à l’in pace pour y achever votre punition.

– Mon révérend, dit le capucin en s’inclinant avec une humilité douteuse, avant le récit de la mission, avant les douceurs de l’in pace, j’ai à accomplir une besogne qui sera très agréable à Son Éminence le cardinal et par conséquent à Votre Révérence. Je demande la permission de la nuit et peut-être des jours suivants pour suivre cet homme, savoir où il loge, et enfin m’en emparer.

– Allez ! dit le Père Joseph, dont l’œil froid pétilla un instant. Et tâchez cette fois de réussir ! »

Frère Corignan arriva au grand portail au moment même où Trencavel se le faisait ouvrir par le portier terrorisé. Le maître en fait d’armes tourna à gauche dans la rue Saint-Honoré. Corignan, de loin, le suivait dans la nuit, pareil au loup en chasse au fond des fourrés…

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