La cohue des assaillants riposta par un hurlement de rage, et dix épées pointèrent à la fois sur Triboulet. Une le toucha au front, une autre à l’épaule.
Il descendit deux marches, se couvrant d’un large moulinet, flamboyante barrière infranchissable pour les assaillants qui, pressés, serrés, se gênaient, se portaient obstacle, tandis que, seul, il emplissait la largeur de l’escalier par l’éclair ininterrompu de sa lourde rapière sifflante…
La manœuvre était audacieuse jusqu’à la folie.
Triboulet le savait.
Il mourrait ! Oui ! Il mourrait accablé, écrasé, percé de cent coups… mais ses compagnons auraient le temps de mettre Gillette en sûreté !…
Lentement, il descendit les marches, une à une.
Deux ou trois minutes étaient déjà gagnées.
Il tenait toujours bon, et sa voix railleuse, âpre, cinglait, fouettait les assaillants :
– Àvous, Monsieur de Brissac… êtes-vous toujours le premier cocu de France ?… Tiens ! ce cher marquis de Fleury… comment va votre aimable sœur, depuis que Sa Majesté l’a engrossie ?… Patience, Monsieur de Ce !… le Dauphin, à qui vous offrez votre, femme depuis cinq ans, se laissera émouvoir à la longue !…
Il ruisselait de sang. Le sang qu’il perdait par le front, surtout, l’incommodait, l’aveuglait…
Il voulut s’essuyer de sa main gauche.
Cette main était rouge elle-même, et lorsqu’il la retira de son visage, ce visage apparut comme le masque de la Mort Rouge, si horrible, si étincelant, si formidable, qu’il y eut dans la meute un frisson d’horreur et un recul…
Triboulet descendit encore quelques marches.
Maintenant, il était presque à la dernière marche.
D’un bond, il eût pu sauter dans le parc, se perdre dans la nuit, se sauver… Il demeura…
– C’est le démon, vociféraient les courtisans affolés.
– Allons donc ! ricana Triboulet, un démon pour vous ? Vous vous vantez ! Valetaille, c’est un bouffon… Attention, laissez passer François de Valois qui veut me voir de près…
En effet, à ce moment, François Ier, écartant la cohue, descendait, la main crispée sur son poignard, ivre de rage.
– Prenez garde, sire ! supplièrent les courtisans tout en lui livrant passage.
En quelques instants, le roi et le bouffon se trouvèrent face à face, et il y eut comme une trêve, – un arrêt brusque parmi les assaillants.
Le roi jeta une sorte de grognement que nul ne comprit. Mais Triboulet comprit !…
Le grognement, voix effroyable, sans expression ni sens, appelait la fille de François Ier – la fille de Triboulet !
– Gillette ! Où est Gillette ?… rugissait le roi.
– Merde ! tonna le bouffon dans un si formidable grondement qu’il sembla qu’on eût entendu la foudre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Livide, le roi leva son poignard.
Mais, avant que l’arme ne se fût abattue, le bouffon, grandissant sa taille déjetée, d’un geste de tempête, lança son épée à toute volée sur la foule des courtisans entassés derrière François…
Avant que l’arme ne se fût abattue, la main du bouffon, toute grande ouverte, s’abattit, claqua, retentit sur le visage du roi, d’un si terrible soufflet qu’il sembla à la foule des courtisans que les murailles du château s’écroulaient pour cacher au monde l’effroyable éclat de ce sacrilège.
Sur Triboulet maintenant désarmé, la ruée de l’escalier noir de gens affolés fut un spectacle de délire…
Il était debout, sanglant, sublime. Il avait croisé les bras.
Le mascaret humain dévala sur lui. Cent poignards jetèrent des lueurs d’éclairs. Triboulet tomba.
Plus de vingt coups de poignard le trouèrent, le percèrent à la gorge, à la poitrine, aux épaules, au ventre…
Sa bouche, crispée par l’agonie cracha violemment…
Les visages penchés sur lui reçurent la tragique et rouge insulte… Il mourut… au moment où ses lèvres apaisées cherchaient, dans un frémissement suprême, à murmurer :
– Adieu, Gillette… ma fille…
Ce fut ainsi que sa pauvre âme héroïque s’exhala en même temps que le nom de celle qui avait été tout son amour, toute sa vie…