Nous prierons le lecteur de bien vouloir se reporter au moment où les truands, ayant franchi la Seine à la nage, essayaient de sauver Étienne Dolet.
On sait qu’ils furent accueillis par une forte arquebusade.
Au moment de la décharge, Cocardère vit tomber Fanfare qui était près de lui.
Fanfare gémissait sourdement.
Donc il n’était pas mort.
Cocardère le chargea sur ses épaules, car pour rien au monde il n’eût abandonné son compagnon. D’autre part, il ne voulait pas non plus abandonner Lanthenay et Manfred dans leur audacieuse tentative.
Le truand se proposait donc de mettre son ami à l’abri, puis de rejoindre aussitôt les assaillants.
Ayant chargé Fanfare sur ses épaules, il regarda autour de lui et aperçut quelques ribaudes qui lui faisaient signe d’un air très apitoyé.
Cocardère, sourit, attribuant à sa bonne mine et à ses moustaches conquérantes la pitié de ces femmes. Il se hâta d’entrer dans la pauvre maison où elles l’appelaient.
La porte refermée, Cocardère déposa le blessé sur un matelas et s’agenouilla près de lui pour juger de la gravité de son état.
Fanfare, qui revenait à lui, porta la main à sa tête. Cocardère se hâta de défaire le casque de fer de son ami.
Délivré de cette armure gênante, Fanfare respira plus librement, et ne tarda pas à se mettre sûr ses pieds. On s’aperçut alors qu’il n’avait d’autre mal qu’une contusion au crâne et qu il avait été simplement étourdi par le choc de la balle sur le fer.
– Courons ! dit alors Cocardère.
– Inutile ! fit l’une des ribaudes qui, penchée à la fenêtre, regardait ce qui se passait.
Cocardère se précipita à la fenêtre.
En effet, toute intervention était inutile !…
Il vit la rue jonchée de cadavres et de blessés ; des femmes enlevaient les blessés au risque de recevoir quelque balle. Là-bas, au bout de la rue, il vit Lanthenay entouré de gardes… Tout était fini !…
Cocardère tomba sur un escabeau en pleurant.
– Que veux-tu ? lui dit Fanfare qui, par nature, était plus philosophe, c’est son tour aujourd’hui… ce sera demain le nôtre !…
Mais Cocardère ne l’écoutait pas.
Il s’était remis à la fenêtre et examinait ce qui se passait vers le bûcher. Une heure, deux heures s’écoulèrent.
Peu à peu, il vit la foule, revenue de son alerte, se ramasser à nouveau autour du bûcher.
– Allons voir ! dit-il à Fanfare. Peut-être apprendrons-nous du nouveau !
Fanfare, ayant échangé son casque contre une toque qui lui fut prêtée par l’une des ribaudes, suivit son ami, et tous deux, étant descendus, allèrent se mêler à la foule.
C’est ainsi qu’ils assistèrent à toutes les péripéties de cet affreux spectacle.
– Allons nous-en ! dit Fanfare épouvanté.
– Attends…
C’était le moment où Loyola, répondant au cri pitoyable d’une femme, criait que les cendres du supplicié seraient jetées au vent. Des moines avaient saisi des pelles, et les ossements de l’infortuné Dolet avaient été placés dans une caisse pour être emportés.
Tout était fini, les moines s’étaient dispersés, chaque groupe regagnant son couvent…
– Allons ! dit Cocardère.
– Où cela ?…
Cocardère désigna à son ami deux moines qui emportaient la funèbre caisse.
– Suivons-les ! dit-il.
– Pourquoi faire ?… demanda Fanfare étonné…
– N’as-tu pas entendu que les ossements du malheureux vont être jetés en terrain perdu ?
– Oui ! Et après ?…
– Après ?… Tu ne trouves pas cela épouvantable, toi, cœur de bronze ! Tu ne trouves pas abominable cette persécution qui s’acharne sur les os du mort ! Tu ne trouves pas que les moines qui consentent à ce sinistre métier de bourreaux des morts méritent une correction !
– Ma foi, dit Fanfare, je n’y pensais pas, mais puisque tu le juges ainsi…
Tous les deux s’élancèrent, suivant les moines qui emportaient la caisse.
En route, lorsqu’ils furent assez loin du lieu du supplice, les moines se défirent de leurs cagoules. Cocardère et Fanfare reconnurent les deux porteurs.
– Frère Thibaut !…
– Et Frère Lubin !…
– La besogne convient à ces drôles ! reprit Cocardère.
– N’en dis pas de mal : nous avons mangé leurs écus.
Les deux truands suivirent de loin les moines, qui se dirigèrent non vers leur couvent, situé du côté de la Bastille, mais vers la montagne Sainte-Geneviève. Ils les virent entrer dans un monastère d’augustins.
– Attendons-les ! dit Cocardère.
– Attendons ! dit Fanfare avec résignation. L’attente fut longue. La journée se passa sans que les moines furent ressortis. La nuit vint.
Vers dix heures, cependant, ils virent arriver un moine qui frappa à la porte du couvent et disparut à l’intérieur.
Ce moine, que Cocardère et Fanfare ne reconnurent pas, c’était Loyola : il sortait de chez le grand prévôt.
Fanfare pestait fort contre la faction que lui imposait son ami.
– Attendons jusqu’à minuit, dit Cocardère. Alors nous nous en irons, mais vraiment, je n’eusse pas été fâché de donner une leçon à ces misérables.
La persévérance de Cocardère devait avoir sa récompense.
Vers onze heures, la porte du couvent se rouvrait, et deux moines portant une caisse en sortirent. Cocardère et Fanfare les reconnurent sur-le-champ : c’étaient frère Thibaut et frère Lubin.
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Loyola, poussant jusqu’au bout la sinistre comédie qu’il avait imaginé, avait en effet donné l’ordre aux deux moines – ses créatures – de porter les cendres de Dolet dans le couvent où il s’était logé depuis qu’il avait quitté le Trou-Punais.
Par son ordre aussi, des chants liturgiques furent psalmodiés toute la journée sur ces pauvres restes du supplicié.
Enfin, lorsque Loyola rentra au couvent, il fit venir Lubin et Thibaut et leur dit que l’heure était venue de faire subir à l’hérétique l’injure posthume qu’il avait méditée.
– Quoi, mon révérend, en pleine nuit !… s’écria frère Thibaut, toujours prudent.
– Aimez-vous mieux besogner au jour et risquer d’ameuter contre vous quelque populace ? Car on ne respecte plus rien dans ce maudit Paris !
Les deux moines furent vivement frappés par cet argument et se déclarèrent prêts à obéir.
– Allez donc, mes frères, dit Loyola, et que Dieu vous conduise !
Frère Thibaut s’empara donc de la caisse et, suivi de frère Lubin, sortit du couvent.
Ils se dirigèrent vers un pré situé sur l’autre versant de la Montagne-Sainte-Geneviève, à peu près à l’endroit où fut bâti plus tard un couvent qui devait devenir la prison de Sainte-Pélagie.
Il y avait là alors une sorte de terrain vague, c’est-à-dire un pré banal non enclos de murs ou de palissades.
C’est dans ce terrain que Loyola avait donné l’ordre de jeter les cendres de Dolet.
Tant que les moines se trouvèrent en l’Université, ils marchèrent assez bravement. L’Université, en effet, pullulait de couvents et d’églises, et aussi de cabarets dont un certain nombre, par privilège, avaient permission de donner à boire aux écoliers jusqu’à une heure assez avancée de la nuit.
Quelques-uns de ces cabarets étant encore ouverts, les deux moines ne manquèrent pas d’aller y puiser le courage qui leur faisait défaut. Il va sans dire qu’ils furent accueillis par les quolibets des écoliers.
– Ohé, Thibaut de malheur ! que portes-tu dans cette caisse ?
– C’est son âme qu’il va vendre à Lucifer !
– Non ! c’est un trésor qu’il va enterrer !
Les moines ne répondaient rien, vidaient hâtivement un verre de vin et reprenaient leurs pérégrinations.
Ce fut ainsi que les cendres d’Étienne Dolet furent portées au lieu de leur éternel repos…
Après la dernière station des moines dans le dernier cabaret ouvert, la caisse était maculée de taches de vin, un écolier ivre ayant jugé à propos d’envoyer le contenu de son gobelet, à toute volée, sur frère Thibaut.
Les deux fossoyeurs improvisés titubaient légèrement en se dirigeant vers le pré, après avoir dépassé les dernières maisons de l’Université.
Les libations des deux moines leur avaient rendu quelque courage, courage tout relatif d’ailleurs et qui leur permettait tout juste de ne pas jeter leur caisse en un coin et de s’enfuir à toutes jambes.
Mais si Lubin et Thibaut redoutaient fort quelque diabolique apparition ou quelque attaque de maraudeurs, ils redoutaient encore plus la colère d’Ignace de Loyola.
Ils s’avançaient donc, se soutenant de leurs réflexions, s’encourageant mutuellement, s’arrêtant au moindre bruit pour s’arc-bouter l’un contre l’autre.
Enfin, ils arrivèrent au pré, but final de leur sinistre excursion.
Frère Thibaut déposa la caisse à terre.
Le sol de ce pré, continuellement ravagé par les courses des gamins, était pelé, galeux, et le gazon n’y poussait que par places ; c’était tout à fait ce qu’on appelle aujourd’hui un terrain vague.
– Ouf ! dit Thibaut, nous y voilà !
– En somme, nous n’avons pas fait de mauvaise rencontre, reprit Lubin.
– Oui, mon frère, mais il y a le retour !
– Espérons que quelque taverne sera encore ouverte. Avez-vous remarqué, mon digne frère, combien la peur est poivrée ?
– Hein ? fit Thibaut étonné.
– Je veux dire combien elle donne soif…
– Peuh !… Je vous avouerai que j’ai soif en tout temps… Mais si nous voulons, comme vous en émettiez l’espoir, trouver une taverne ouverte, il faut nous hâter de vider cette caisse…
– Comme une caisse d’ordures, selon l’expression du révérend Loyola !
Cependant frère Thibaut s’était agenouillé ; Lubin s’agenouilla près de lui, et tous deux combinèrent leurs efforts pour soulever le couvercle cloué de la caisse.
Ce fut à ce moment précis que les deux moines poussèrent ensemble une clameur de détresse, d’épouvante et de douleur.
Un formidable coup d’ils ne savaient quoi de dur et de noueux s’était abattu sur leurs échines.
Stupéfaits, effarés, terrifiés, Lubin et Thibaut furent debout d’un bond.
Un nouveau coup tomba sur leurs reins.
– Miséricorde ! vociféra Thibaut.
– Saints anges du ciel ! hurla Lubin.
Ces invocations, malgré toute leur ferveur, demeurèrent inutiles ; aucun ange ne vint leur manifester sa miséricorde. Au contraire, une main de fer avait harponné chacun des deux moines par un bras, et les coups s’étaient mis à pleuvoir drus comme grêle.
Lorsque Cocardère et Fanfare furent las de frapper, ils lâchèrent leurs victimes.
Retroussant leurs robes, les moines se mirent à courir, tels des cerfs aux abois, talonnés de près par leurs agresseurs, et attrapant encore par ci par là quelque coup de matraque.
Ce ne fut qu’au bout du pré et aux premières maisons de l’Université que Thibaut et Lubin se sentirent libérés ; mais ils n’en continuèrent pas moins à voler en bondissant vers le couvent où ils arrivèrent exténués, brisés, moulus, et où ils furent malades plus de trois mois, tant des coups qu’ils avaient reçus que de la peur qu’ils avaient éprouvée.
Cocardère et Fanfare étaient revenus vers la caisse.
Tous deux se mirent à creuser le sol avec leurs poignards. Au bout d’une heure de travail, ils avaient fait un trou d’une certaine profondeur, dans lequel ils déposèrent la funèbre caisse.
Puis, avec leurs mains, ils repoussèrent la terre dans le trou qu’ils comblèrent et piétinèrent de leur mieux.
Alors Cocardère eut une idée.
Il saisit les deux bâtons de cornouiller dont ils venaient de frotter les échines des moines, et, les attachant par une cordelette, il en fit une croix !…
Et cette croix, il la planta sur le pauvre petit tas de terre qui recouvrait les cendres d’Étienne Dolet…
Leur besogne accomplie, les deux truands s’inclinèrent – peut-être avec plus de compassion que de piété – et récitèrent tant bien que mal un Pater.
Puis ils s’en allèrent.
Ce fut ainsi que Dolet, qui n’eût peut-être pas voulu de croix sur sa tombe, en eut une tout de même ; et ce fut ainsi que ses restes furent enterrés chrétiennement, malgré la volonté des prêtres.
Quant à la croix, elle demeura longtemps sur le tumulus. Jamais on ne sut ce qu’elle faisait là, solitaire, au milieu de ce pré galeux.
Mais elle passa à l’état d’habitude, et fut respectée par les gamins, ordinaires habitants de ce terrain où ils prenaient leurs ébats.
On finit par supposer qu’elle symbolisait l’ex-voto de quelque âme en peine, et comme il faut que toute chose soit étiquetée et cataloguée, on l’appela simplement La Croix du Pré…