XX LA CRISE

Michel Zévaco

Trencavel avait donc suivi Verdure. On arriva bientôt : c’était à la Belle Ferronnière.

En entrant dans la grande salle, le maître en fait d’armes vit Mlle Rose Houdart. Trencavel salua la jeune fille.

« Venez, monsieur, dit-elle. M. de Mauluys vous attend. »

Elle conduisit Trencavel dans une salle retirée.

Une seconde, Mauluys et Rose se trouvèrent l’un près de l’autre, et Trencavel se dit qu’il était difficile de rêver un couple de plus harmonieuse et noble allure. Puis Rose se retira.

« Oui, murmura Trencavel, elle mérite d’être aimée. Mais où est Montariol ? reprit-il. Et elle, mon cher comte ?…

– Je n’ai pas voulu la conduire chez Mlle de Chevreuse qui, d’ailleurs, a quitté son hôtel. Mlle de Lespars a très bien compris que le logis de la duchesse allait être envahi par les gens du cardinal. Elle est venue ici… maintenant, elle est en son logis de la rue Courteau. J’ai laissé Montariol devant la porte…

– Mais il y a eu bataille dans l’hôtel ! Tout est démoli au rez-de-chaussée…

– Ainsi l’a voulu Mlle de Lespars. Voici ce qu’a fait Mlle Rose… Elle a envoyé rue Courteau plusieurs hommes qui ont réparé le désordre, rétabli la porte – et une femme sûre qui, installée là-bas, sera une servante dévouée, robuste et avisée. Quant aux dangers, je suis à votre disposition, Trencavel.

– Comte, je cours rue Courteau !…

– Lisez d’abord ceci, dit tranquillement Mauluys.

– Une lettre ! s’écria Trencavel, palpitant.

– Que Mlle de Lespars a écrite ici, sur cette table.

– Lisez, Mauluys. »

Le comte prit la lettre d’Annaïs et la lut. Voici ce qu’elle contenait :

Monsieur Trencavel.

Il m’est impossible de vous dire adieu sans vous assurer que je garderai le souvenir de votre dévouement. Je vous tiens en trop d’estime pour vous cacher les raisons qui m’obligent à renoncer à ce dévouement que vous m’avez offert et dont, à la pointe de votre chevaleresque épée, vous m’avez fourni les preuves. Mandés par moi, quatre hommes, quatre jeunes et vaillants gentilshommes sont venus à Paris pour partager ma destinée, mes périls, ma lutte : c’est avec eux, monsieur Trencavel, que je dois combattre, triompher ou périr. Je m’y suis engagée. Ces quatre généreux gentilshommes ont, pour moi, quitté leurs terres, leurs proches, le brillant avenir qui s’offrait à eux. En échange, je leur ai engagé ma parole que je serai avec eux avec eux seuls jusqu’à la fin de l’entreprise. J’ai vu, j’ai deviné, je sais qu’ils supportent avec peine le soin que vous prenez de me défendre. Longtemps, ils vous ont cru mon ennemi, et ils ont alors vu en vous un redoutable adversaire. Depuis qu’ils savent que vous n’êtes pas mon ennemi, vous êtes devenu le leur. Je mourrais de honte s’ils pouvaient penser un instant que c’est volontairement que j’ai accepté une autre aide que la leur. Vous avez le cœur haut placé, monsieur. Vous accepterez donc que je vous dise adieu, et vous souffrirez que je sois seule à juger des bons acolytes dont je puis avoir besoin pour venger la mémoire de M me  ma mère. Quoi qu’il puisse m’advenir par la suite, tenez pour certain que je tiens à grand honneur l’offre que vous m’avez faite de votre dévouement, laquelle il me sera impossible de jamais oublier. Adieu, monsieur Trencavel.

Cette lettre était signée de deux simples initiales.

« Eh bien, comte, qu’en pensez-vous ? demanda Trencavel.

– Je pense, dit Mauluys, que cette lettre est le fait d’une âme aux abois. Par vos violences, par vos gestes de pourfendeur, vous avez mis cette fille en mauvaise posture devant ceux qu’elle a choisis pour ses acolytes. Il est infiniment probable que Mlle de Lespars doit épouser l’un d’eux. (Trencavel eut un sourire terrible.) Quoi ? fit Mauluys attentif. Que s’est-il passé ? »

Trencavel s’était levé.

« Où allez-vous, Trencavel ?

– Chez elle ! Il faut que je lui parle de ses quatre généreux, loyaux, braves et chevaleresques gentilshommes.

– Et qu’en voulez-vous lui dire ? fit Mauluys.

– Je veux lui dire que je les ai tués », répondit Trencavel.

Le maître en fait d’armes gagna la rue Courteau. Il trouva la grande porte de l’hôtel condamnée par des barres de bois clouées extérieurement, précaution imaginée par Rose et destinée à faire croire que la maison était désormais inhabitée. Mais devant la porte du jardin par où Corignan s’était introduit le soir de la bataille, il aperçut Montariol.

« Prévôt, lui dit-il, va rejoindre le comte à la Belle Ferronnière et annonce-lui que j’irai le retrouver chez lui. »

Montariol obéit à l’ordre.

Il commençait à faire nuit. La rue était déserte. Trencavel avisa l’une des poutres jetées en travers de la porte, la dressa contre le mur d’enceinte et se hissa, puis sauta dans l’intérieur après avoir abattu le long du mur la lourde pièce de bois. Une furieuse colère le secouait.

Annaïs de Lespars se trouvait dans ce jardin, et, lentement, elle se dirigeait vers la maison. Comme elle allait atteindre le perron, elle vit cet homme qui sautait dans le jardin. Elle le reconnut. Un éclair de colère brilla dans ses yeux. Trencavel s’avança. Elle monta le perron. Lui s’arrêta au bas des marches.

« Madame, dit Trencavel d’un ton agressif, une fois encore me voici chez vous malgré vous, et j’y entre comme les autres fois, par des moyens qui sont sans nul doute blâmables.

– Monsieur Trencavel, dit Annaïs d’une voix qui tremblait un peu, vous êtes le bienvenu chez moi. »

Le maître d’armes se mordit les lèvres. Ce n’était pas ce mot qu’il attendait… Mais il n’en fut pas désarmé.

« Ce sera bref, reprit-il d’un ton rude. Et puis, je m’en irai pour ne plus revenir. Mais avant d’obéir à votre lettre qui m’ordonne de m’écarter de vous, j’avais des choses importantes à vous apprendre, madame.

– Parlez donc, monsieur, dit Annaïs, en proie à une émotion qu’elle essayait en vain de dompter.

– Ces choses, continua Trencavel, ont trait aux quatre gentilshommes dont vous me parlez.

– De braves et loyaux gentilshommes !

– Dussiez-vous me haïr, gronda le maître d’armes, il faut pourtant que vous sachiez que ces quatre hommes ont aujourd’hui voulu m’assassiner, que tous les quatre ensemble, ils m’ont chargé avec leurs épées et leurs poignards… j’étais seul, madame, mais j’étais armé ! »

Annaïs descendit les marches du perron et vint à Trencavel. Elle dit :

« Il y a donc eu bataille entre eux et vous ?

– Oui, madame.

– Et vous étiez seul ?

– J’étais seul.

– Et ils vous ont chargé tous quatre ensemble ?

– Tous quatre ensemble.

– Eh bien ? palpita Annaïs.

– Eh bien, je les ai tués. »

Ce fut un cri de rage triomphante, ou plutôt un grondement. Ce fut terrible. Cela résonna dans le cœur d’Annaïs comme le lointain rugissement de quelque lion. Elle trembla. Elle leva sur lui un regard d’épouvante. Dans cette seconde, la guerrière disparut. Il n’y eut que la jeune fille frappée de stupeur. Trencavel s’était reculé de deux pas. Annaïs, le sein oppressé, la parole tremblante, reprit :

« Où sont-ils ?

– Je les ai laissés sur la route que vous avez suivie vous-même pour revenir de Fleury. Je n’avais pas à m’inquiéter de ce qu’ils devenaient. La chose s’est passée à une lieue de Fleury. Il y a là un vallon. Un bouquet de chênes. Sur la gauche, trois ou quatre chaumières de paysan, je vous dis : à une lieue de Fleury. Voilà ! Vos quatre servants étaient des lâches. Ils ont voulu me tuer. Il se trouve que c’est moi qui les ai tués. C’est ce que je voulais vous dire. Maintenant, je puis me retirer de votre chemin. »

En parlant ainsi, Trencavel reculait. Des sanglots grondaient au fond de sa gorge. Annaïs le regardait s’enfoncer dans la nuit sans dire un mot, sans faire un geste.

Au matin, de très bonne heure, Annaïs monta à cheval et se mit en route pour aller voir ses quatre chevaliers. Au fond d’elle-même la certitude était complète : Trencavel ne mentait pas. Quand même, il lui fallait une preuve. Que Trencavel, à lui seul, les avait vaincus.

Elle trouva sans peine le vallon désigné, vit les chaumières, mit pied à terre sans hésiter devant l’une d’elles. Des gens étaient rassemblés près de la porte. Elle entra et, voyant au fond une porte ouverte, elle y alla. La pièce voisine était obscure. Et, dans ces demi-ténèbres, des lueurs jaunes s’épandaient de trois flammes toutes droites.

« Nous avons mis des cierges, dit un paysan.

– Trois cierges, dit machinalement Annaïs.

– Oui, mais le quatrième est tout prêt. »

Annaïs frissonna. Elle fit deux pas dans la pièce aux cierges. Du côté de la fenêtre, allongés sur des matelas, la tête au mur, côte à côte, dormaient Bussière, Chevers, Liverdan et Fontrailles.

Annaïs alla vers eux et les considéra en silence. Ils semblaient vraiment dormir. Annaïs se découvrit et laissa tomber son feutre sur le sol battu.

Près de la tête de Fontrailles, il y avait un cierge qui brûlait. Près de la tête de Liverdan, un autre cierge qui brûlait. Près de la tête de Chevers, un cierge encore qui brûlait. Près de la tête de Bussière, il y avait un cierge non encore allumé. Et Bussière regardait ce cierge.

« Monsieur de Bussière, dit-elle, me reconnaissez-vous ? »

Il hésita, parut chercher dans sa mémoire, dans les bas-fonds troublés de sa mémoire, et enfin, après un effort :

« Oui !…

– Bussière, m’entendez-vous ?

– Oui, dit le blessé avec un peu plus de netteté.

– Bussière ! Bussière ! Par le Dieu vivant, comment cela est-il arrivé ? »

Bussière sourit. Elle se pencha pour recueillir les paroles qui devaient décider de sa destinée.

« Bussière ! Bussière ! Si vous m’avez aimée…

– Aimée ! » fit le mourant presque dans un cri.

Ce mot le galvanisait peut-être. Quelque chose comme un éclair brilla sous ses paupières. Mais tout s’éteignit aussitôt.

« Bussière ! la vérité !… Comment cela s’est-il fait ?

– Ah ! oui… Aimée… Ma foi, c’est M. Trencavel…

– Il vous a attaqués ?

– Non pas ! Nous fondîmes sur lui… Ah ! c’est un rude jouteur…

– Il était avec ses amis ? dites ! oh ! dites !…

– Non pas !… Seul. Nous tentâmes de l’assassiner. Aimée ?… Ah ! oui… je me souviens… c’était par amour… »

Annaïs, lentement, se releva. Trencavel n’avait pas menti. Un mot sonnait à toute volée dans sa tête :

« C’était par amour ! Quoi ! songeait-elle, l’amour peut donc conduire à l’infamie ? Pauvres enfants !… »

À nouveau, elle se trouva à genoux. À nouveau, elle se pencha sur Bussière. Elle le regarda. Le blessé semblait revenir à la vie. Il se souleva :

« Madame, voulez-vous que je vous dise ? »

Annaïs, affreusement pâle, écoutait avec une suprême attention. Bussière, nettement, prononça :

« Eh bien, épousez M. Trencavel. »

Son rire fut éclatant. Annaïs eut un gémissement et cacha ses yeux de ses mains. Tout à coup, le rire s’arrêta… Annaïs laissa retomber ses mains et vit que Bussière venait d’expirer.

Il est probable qu’Annaïs demeura longtemps agenouillée près de Bussière car, lorsqu’elle se releva, ses yeux tombèrent sur le quatrième cierge et elle s’aperçut qu’il était déjà consumé d’un pouce. L’homme de la chaumière l’avait allumé : c’était un simple devoir d’hospitalité… Annaïs laissa sa bourse à l’homme à condition qu’il irait chercher le prêtre du plus prochain village, afin que les quatre ennemis unis dans la mort fussent dignement enterrés, et elle rentra à Paris.

Sauf des cousins éloignés, épars un peu partout par le royaume, ni Fontrailles, ni Chevers, ni Liverdan, ni Bussière n’avaient de parents.

Le lendemain, elle fut seule à se trouver au rendez-vous funèbre.

Quand tout fut fini, Mlle de Lespars vit près d’elle un gentilhomme. Il lui sembla alors qu’il l’avait accompagnée depuis Paris et qu’il s’était toujours trouvé près d’elle pendant la marche au cimetière. Ce gentilhomme était sobrement vêtu.

« Monsieur, dit-elle, êtes-vous donc un ami de ces quatre gentilshommes ?

– Non, madame, fit l’inconnu.

– Étiez-vous de leurs ennemis ?

– Pas davantage. Mais je suis un ami de leur ennemi.

– Pourquoi m’avez-vous escortée ?

– Parce que cet ami dont je vous parle n’a pas osé le faire lui-même et m’a prié de le remplacer.

– Quel est cet ami ? fit Annaïs d’un ton bref.

– C’est M. Trencavel… »

Annaïs eut un geste de colère.

« Qui êtes-vous, monsieur ? reprit-elle.

– Madame, je suis le comte de Mauluys.

– Dites à M. Trencavel qu’il veuille bien cesser de s’occuper de moi. Je vous rends grâces, monsieur le comte, de m’avoir escortée. Mais quelque reconnaissance que je doive à votre ami, je veux pourtant garder toute ma liberté d’action. S’il est votre ami…

– Il l’est, madame. Et je suis le sien. Je ne connais pas de plus vaillante épée, de plus noble cœur…

– Eh bien, s’il est votre ami, M. Trencavel vous écoutera : dites-lui que cette protection qu’il m’impose ressemble fort à une surveillance qui me pèse.

– Je le lui ai dit, madame. Dès les débuts de sa passion pour vous, je l’ai mis en garde. Je lui ai prédit que vous l’entraîneriez à quelque catastrophe. Cependant, j’insisterai.

– Je vous remercie… Une question, monsieur le comte. Où vous ai-je vu déjà ?

– Sur la route de Fleury, madame, en ce logis écarté où vous eûtes affaire à M. de Saint-Priac. Avec Trencavel et son prévôt, j’eus l’honneur de tirer l’épée près de vous. Et ensuite, je vous escortai jusqu’à Paris, tandis que Trencavel courait prévenir vos amis du danger qui les menaçait. Ces choses sont loin déjà : elles datent de deux jours.

– Pardonnez-moi, dit Annaïs d’une voix altérée. Adieu, monsieur. J’ai pu oublier votre visage, non votre généreuse intervention. Quant à M. Trencavel… Tenez, vous avez raison : s’il persistait à se mêler de mes affaires, je l’entraînerais à quelque catastrophe… Dites-lui ! »

Elle sauta sur son cheval et partit à fond de train.

« Fille de roi ! murmura Mauluys. Pauvre fille !… »

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