XII LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

Michel Zévaco

Tandis que, dans la maison de l’enclos Saint-Lazare, ces multiples épisodes déroulaient leur trame tissée de tragédie et de comédie, la duchesse de Chevreuse et le comte de Chalais attendaient le résultat de l’entrevue qui, à ce moment même, mettait aux prises Annaïs de Lespars et le cardinal de Richelieu. Du moins, ils le croyaient.

Surexcitée, l’esprit éperdu d’impatience, le cœur battant, la duchesse était charmante. Mais c’étaient des pensées de drame qui roulaient leurs volutes en cet esprit. Dans ce cœur, des passions se heurtaient. Elle songeait :

« Si Annaïs est vaincue, je continuerai le combat… j’ai ici l’instrument fidèle et sûr… »

Elle jeta alors un furtif coup d’œil sur le comte de Chalais, et ce jeune visage si beau, si fier, elle le vit illuminé d’un tel rayonnement d’amour qu’elle tressaillit.

La porte s’ouvrit. Une exquise soubrette entra et dit :

« Le messager de l’enclos Saint-Lazare ! »

La duchesse et le comte furent aussitôt debout, haletants… la soubrette s’effaça… un homme entra… Chalais et la duchesse étouffèrent un cri d’épouvante. Cet homme qui s’avançait sur eux… c’était Richelieu !

Ce n’était pas Richelieu ! C’était Saint-Priac ! La duchesse de Chevreuse et le comte de Chalais, à la vue du baron de Saint-Priac revêtu de l’habit du cardinal, éprouvèrent cette espèce de stupeur qui forme une gangue à la terreur. Chalais s’avança vivement de deux pas et, la voix menaçante :

« Qui êtes-vous, monsieur ? Que venez-vous chercher ici ? Et pourquoi vous annoncez-vous comme venant du clos Saint-Lazare ?

– Parce que j’en viens, dit froidement Saint-Priac. Avant tout, sachez qu’en venant ici je joue ma tête, comme vous l’avez jouée, monsieur le comte, en demandant un rendez-vous secret à M. le cardinal, comme vous l’avez jouée, madame, en escomptant les résultats de ce rendez-vous.

– Qui êtes-vous ?

– Baron de Saint-Priac, gentilhomme angevin, partisan et fidèle serviteur de Son Éminence. »

Chalais et la duchesse échangèrent un regard. Ce regard voulait dire : « Le bourreau est dans l’antichambre. »

« Monsieur le comte, reprit Saint-Priac, je sors de votre hôtel où j’ai pu savoir que je vous trouverais ici. Voici ce que j’ai à vous dire : Son Éminence m’a chargé de me rendre à l’invitation que vous lui avez adressée et qu’elle a acceptée. Elle a voulu que, pour cette expédition, je revêtisse le costume cavalier sous lequel on l’a vue souvent. En sorte que si, une embuscade avait été préparée par vous, les gens chargés de frapper pussent croire que j’étais le cardinal. S’il m’arrivait malheur, la preuve était faite que vous aviez attiré Son Éminence dans un guet-apens… Or, monsieur le comte, je me suis rendu à votre maison du clos Saint-Lazare. J’y suis resté une heure. J’en reviens. En sortant de cet hôtel, je me rends droit à la place Royale, où je ferai mon rapport. Voici ce que je vais dire au cardinal : que je vous ai trouvé en votre maison du clos Saint-Lazare (Chalais tressaillit) ; que je suis arrivé sans aucune malaventure et que je vous ai trouvé seul. (« Est-ce un piège ? », se dit Chalais) ; que vous avez été mortifié que Son Éminence n’ait pu se rendre à votre invitation (la stupeur paralysa Chalais) ; et, enfin, que nous avons pris ensemble la collation destinée à Son Éminence. Or, je ne suis mort ni du voyage, ni de la collation…

– Pourquoi ?… pourquoi ?… bégaya Chalais.

– Pourquoi je vous sauve ? Ceci me regarde seul. Mais je vous jure, sur le sang du Christ que je vais faire le rapport tel que vous venez de l’entendre.

– Je ne vous démentirai pas ! » fit vivement Chalais.

« J’en suis bien sûr ! » songea Saint-Priac, qui s’inclina devant la duchesse.

« Ainsi, dit celle-ci, vous n’avez trouvé personne dans la maison de l’enclos ? Vous n’avez pas vu une jeune fille ? Mlle Annaïs de Lespars n’est pas venue ?

– Non, madame. »

Saint-Priac disparut… La duchesse demeura méditative. Chalais la contemplait. Elle songeait :

« Tout est perdu ? Non, puisque le cardinal ne saura pas. Il faut recommencer, voilà tout… »

Elle jeta un furtif regard sur Chalais et frissonna. Sans doute, une dernière lutte mettait aux prises son ambition déjà puissante et son amour encore tout frêle. Sans doute aussi, l’ambition terrassa l’amour, la réalité de l’amour. Et il n’y eut plus en elle que la comédie, le simulacre de passion.

« Comte, je vous rappelle ce que je vous ai dit à l’hôtel de Guise.

– Madame…

– Ce soir, à dix heures, ici. Marine vous introduira. »

Chalais, ébloui, se sentit chanceler. Il ferma les yeux.

*

* *

Saint-Priac, on l’a vu, s’était rendu place Royale en sortant de l’hôtel de Chevreuse. Il tint parole à Chalais et fit au cardinal le rapport convenu chez la duchesse.

Dans un interrogatoire qu’il subit plus tard à ce sujet, Saint-Priac a prétendu qu’il avait, en effet, essayé de sauver le comte de Chalais par un généreux mensonge. Mais il nous semble, à nous, qu’il a simplement voulu cacher au cardinal la prise d’Annaïs.

À l’hôtel de la place Royale, Saint-Priac reprit son costume personnel. Quant au cheval de Richelieu, il en avait encore besoin, et il demanda au maître des écuries la permission de le monter pour le reste de la journée ; là-dessus, cet homme lui répondit qu’il venait justement de recevoir des ordres au sujet de cette magnifique monture : Son Éminence en faisait don à M. le baron, avec le harnachement et les fontes qui contenaient des pistolets à crosse damasquinée.

Saint-Priac sauta sur la superbe bête et, la gorge serrée par une joie terrible, franchit la porte Saint-Antoine et courut à franc étrier jusqu’au château de Vincennes. Derrière le château s’érigeait une misérable auberge. Là, une douzaine de ruffians à formidables moustaches menaient tapage autour des brocs ; c’étaient les estafiers de Saint-Priac. Sans mettre pied à terre, il cria :

« Holà ! mes drôles ! »

Tous, en tumulte, ils sortirent pour courir à leurs chevaux, en cercle autour d’un pieu où s’attachaient les brides – tous, excepté deux qui entrèrent dans une salle fermée à clef.

Annaïs était là. Dehors, elle sauta sur le cheval qu’on lui présentait. Les sacripants l’entourèrent. Saint-Priac se mit en tête, leva le bras, et toute la bande s’ébranla au trot. On franchit la Marne au bac de Charenton, la rive droite de la Seine fut longée pendant une petite lieue, puis on piqua droit sur la forêt de Sénart.

Au-delà de la forêt, sur les bords de la Seine, se trouvait le hameau d’Étioles. À un quart de lieue du Village et adossée au bois, s’élevait une maison carrée, trapue, solide. Une sorte de gouvernante, aidée d’une petite Parisienne, gardait cette maison où nul ne pénétrait. Les gens d’Étioles clignaient de l’œil et l’appelaient : la Riche-Liesse.

Cette étrange appellation cachait un jeu de mots : la maison appartenait à Richelieu !…

C’est là que Saint-Priac conduisit Annaïs. C’était un chef-d’œuvre d’audace.

« Ordre du cardinal ! » avait dit Saint-Priac en arrivant.

Et, à voix basse, il avait donné ses instructions. Peut-être n’était-ce pas la première aventure de ce genre qui eût à enrichir les annales de la Riche-Liesse, car la gouvernante, nullement surprise, conduisit Annaïs dans une chambre du haut. Les sacripants reprirent le chemin de Paris. Saint-Priac demeura et se dirigea vers la chambre.

Il s’inclina profondément devant la jeune fille. Elle n’eut pas un geste tant qu’il fut là, mais ses yeux firent le tour de la chambre. De cette inspection, il lui resta une sensation de bleu pâle moiré et toute sa pensée s’accrocha à une rosace de tapis, pendant que lui, courbé, menaçant, l’œil en dessous, grondait des choses.

Quand elle cessa de fixer la rosace, elle s’aperçut qu’elle était seule. Il y avait longtemps que Saint-Priac était parti…

Alors, brusquement, un choc en retour lui rapporta la voix de Saint-Priac.

« … Huit jours de réflexion… huit, pas plus… vous me reverrez dans huit jours, pas avant… la richesse et la vengeance assurées, si vous acceptez mon nom… la mort de Richelieu… sinon je vous tue… mais avant je vous endors… »

Elle fut saisie d’un tremblement convulsif et répéta :

« Avant de me tuer, il m’endort… »

Elle comprit que là gisait la menace hideuse. Ses yeux hagards tombèrent sur la gouvernante et la soubrette : elles apportaient une petite table éblouissante de son argenterie et de ses cristaux.

Ce regard morne, soudain, s’enflamma… Il y eut un bond. Annaïs atteignit la table et, avant que les deux femmes eussent pu esquisser un geste, saisit… l’arme !… le couteau ! l’unique couteau apporté par la gouvernante pour découper. La gouvernante et la soubrette demeuraient muettes, effarées de stupeur.

Toute sa lucidité reconquise, au cœur et au cerveau, Annaïs, le couteau dans sa main crispée, reculait en grondant :

« Pour l’assassin !… »

Le soir de ce jour, vers neuf heures, la duchesse de Chevreuse attendait le comte de Chalais dans un petit salon meublé avec une charmante sobriété. La porte s’ouvrit à double battant et un solennel huissier annonça :

« Sa Grandeur l’archevêque de Lyon ! »

La duchesse pâlit légèrement sous son fard. C’était étrange, cette arrivée imprévue du frère de Richelieu à l’heure même où elle se préparait à armer le bras qui devait frapper le cardinal. Elle dissimula son trouble en s’inclinant sous la bénédiction du prélat.

« Monseigneur, dit-elle, je pensais à vous à l’instant où j’ai eu la bonne surprise de vous voir entrer, et je me disais qu’un homme tel que vous manque à la cour.

– Madame, dit l’archevêque, non seulement je n’irai jamais à la cour, mais j’espère pouvoir bientôt me démettre des fonctions auxquelles j’ai été appelé sans que je les eusse souhaitées, et reprendre à la Grande-Chartreuse ma place parmi ceux qui sont morts au monde… Il y a dans Paris – plût au Ciel qu’elle n’y fût jamais venue ! – une jeune fille dont je souhaite ardemment le bonheur. Et voici, madame, l’objet de cette tardive visite que je vous prie de me pardonner. Elle s’appelle Annaïs de Lespars… »

La duchesse, en un instant, fut bouleversée. Le drame venait de faire son apparition dans ce coquet salon.

« Monseigneur, dit-elle, puisque vous désirez le bonheur d’Annaïs, allez donc trouver votre frère, le cardinal, et dites-lui qu’il lui rende sa mère ! Dites-lui surtout… »

L’archevêque eut un geste d’indicible dignité.

« Je sais vos sentiments pour le cardinal. Et je sais les sentiments du cardinal, pour cette malheureuse enfant. Quant à moi, quelle que soit ma pensée, le cardinal est mon frère !

– Eh bien, que puis-je alors ?

– Je suis venu à Paris pour la défendre, madame !… J’ai pu à grand-peine, et par des moyens dont je dispose, savoir où s’est logée Annaïs de Lespars. J’ai voulu la voir. Je me suis rendu aujourd’hui à midi en son hôtel. Je ne l’ai pas trouvée. À quatre heures, rien encore. Enfin, à huit heures, les gens de la maison, alarmés, m’ont confié que peut-être pourriez-vous me dire où je puis la rencontrer. »

La duchesse pâlit. Elle avait cru qu’Annaïs, pour une raison inconnue, avait renoncé au redoutable rendez-vous du clos Saint-Lazare. Annaïs était sortie à l’heure convenue ! Pour marcher contre Richelieu, c’était sûr !… Or, d’après le rapport de Saint-Priac, on ne l’avait pas vue au clos Saint-Lazare !… Les conclusions étaient effroyables :

Ou Annaïs avait été enlevée en sortant de la rue Courteau. Ou elle avait été arrêtée au lieu même du rendez-vous. Dans les deux cas, Richelieu la tenait… Annaïs était perdue… et ceux qui avaient conspiré avec elle…

Dès lors, elle se cuirassa de prudence. Cet homme, là, devant elle, c’était le frère du cardinal ! Une parole de trop pouvait la tuer. Elle ne savait rien. Elle n’avait vu Annaïs qu’une fois. Elle ignorait même où se trouvait son hôtel… L’archevêque la quitta désespéré… Dès qu’il fut parti, la soubrette vint annoncer que le comte de Chalais attendait.

« Oh ! songea la duchesse, celui-ci agira ! Celui-ci me défendra au besoin ! Il faut qu’il soit à moi corps et âme… »

« Madame, dois-je l’amener ici ?…

– Oui. Et qu’on ferme les portes de l’hôtel ! »

Le lendemain matin, à l’heure convenue avec le chevalier de Louvigni, Chalais sortait de Paris à cheval. Chalais, en se rendant à ce duel où il allait peut-être trouver la mort, était radieux.

En arrivant au milieu de la côte, il aperçut Louvigni qui l’attendait, immobile, statue équestre qui se profilait sur le ciel pâle. Les deux adversaires se rejoignirent, et, s’arrêtant court l’un devant l’autre, se saluèrent.

Louvigni, du geste, montra un bouquet d’ormes et chênes mêlés de châtaigniers, à deux cents pas. Chalais acquiesça d’un signe de tête. Ils s’y rendirent, attachèrent leurs chevaux, et pénétrèrent sous le couvert. L’endroit était bon : ils ne pouvaient être vus.

Les deux épées se croisèrent avec un petit bruit sec…

Il y eut deux ou trois passes rapides. Cela dura à peine une moitié de minute. Et tout à coup, l’une des épées sauta à six pas… c’était celle de Louvigni. Le chevalier s’élança et saisit l’arme au moment où elle touchait terre. Il revint sur l’adversaire. Il était livide.

Quelques instants plus tard, pour la deuxième fois, l’épée de Louvigni sauta. Encore, Louvigni, écumant, vint se ruer sur Chalais, et encore l’épée sauta. Cette fois, il ne la ramassa plus. Il gronda on ne sait quoi de confus. Chalais crut comprendre qu’il disait : « Tuez-moi ! Tuez-moi !… » Mais il n’en était pas sûr. Il garda le silence, surveillant attentivement son adversaire. Il ruisselait de sueur. Louvigni, brusquement, tourna le dos. Chalais crut l’entendre pleurer. Cela lui fit mal. Doucement, il rengaina, reprit son manteau, et, reculant pas à pas, arriva jusqu’à son cheval, qu’il détacha. Là, il attendit un cri, un appel, une provocation ou un mot de réconciliation. Mais il n’entendit rien. Il ne voyait même plus Louvigni, qui avait disparu derrière les arbres. Alors, il remonta en selle, et, au petit pas, reprit le chemin de Paris.

Chalais rendit compte à la duchesse de Chevreuse des résultats du duel. Mais il se contenta de lui dire, qu’après plusieurs passes inutiles, Louvigni et lui s’étaient retirés chacun de son côté sans s’être fait de mal et sans se réconcilier.

Dans le petit bois, Louvigni ne pleurait plus. Il s’était assis par terre. Une révolution s’accomplissait dans cette âme. Les derniers scrupules de l’honnête homme tombaient l’un après l’autre, écrasés par la haine. Le crime à peine ébauché à l’hôtel de la place Royale, l’effroyable crime de délation achevait de s’échafauder dans son esprit. Quand Louvigni se releva, c’était un autre homme.

« Il y a ce soir réunion générale, songea-t-il. La maîtresse de Chalais va y proposer un nouveau plan d’action… »

Et avec un sourire terrible :

« J’y serai !… »

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