II LA LETTRE DE RICHELIEU

Michel Zévaco

C’est la nuit. Tout dort, sauf, pour nous, trois logis où se déroulent trois scènes différentes.

La première, en l’hôtel du cardinal de Richelieu, place Royale. La deuxième, en l’hôtel d’Annaïs de Lespars, rue Courteau. La troisième, en l’académie de la rue des Bons-Enfants où nous allons tout à l’heure retrouver Trencavel, le maître en fait d’armes, Montariol, son prévôt, et le comte de Mauluys, son étrange ami.

Place Royale, un immense cabinet de travail, tendu de rouge. C’est l’oratoire du cardinal !… C’est de là que, dans la journée, se sont élancés les espions chargés de découvrir Annaïs de Lespars.

Cette besogne accomplie, sûr que la jeune fille lui sera livrée dès le lendemain, Richelieu s’est abandonné à l’orgueil et à l’amour. La cérémonie du matin a été un double triomphe : il a humilié le roi ! Et la reine Anne d’Autriche, pour la première fois, lui a souri !…

Richelieu, donc, vers cette heure tardive, est assis près d’une table sur laquelle se trouve une lettre qu’il vient d’écrire et qu’il relit à dix reprises. Devant lui, dans un fauteuil, un vieillard, portant l’habit de capucin, darde sur cette lettre un regard perçant, comme si, de loin, il voulait en déchiffrer le mystère ; cet homme, c’est le Père Joseph, l’Éminence grise !…

« Mon fils, dit le Père Joseph, il faut au plus tôt vous installer en votre palais. Cet hôtel est désormais indigne de vous…

– Peut-être n’habiterai-je jamais le palais Cardinal !…

– Pourquoi ? demanda d’un ton bref le Père Joseph.

– Parce qu’il va peut-être s’appeler le palais Royal !… Lisez !… »

Le capucin saisit la lettre sur la table, la parcourt d’un trait, un instant il ferme les yeux, et, quand il les rouvre, ces yeux sont hagards :

« Si ceci tombe entre les mains du roi, c’est la chute effroyable, l’exil, la prison peut-être…

– C’est l’échafaud, interrompt Richelieu. Le tout pour le tout ! Je joue une partie. Ma tête est l’enjeu. Soit ! – Si je gagne, je suis plus roi que tous les rois de la Chrétienté. – À un Richelieu, entendez-vous ! il faut une reine pour maîtresse !…

– Cette lettre ne partira pas ! gronde l’Éminence grise.

– Dans une heure, frère Corignan la portera au Louvre !… »

Le Père Joseph, lentement, lève les bras au ciel, et d’un accent de morne désespoir :

« Fiat volontas tuas !… »

Vers la même heure, rue Courteau, en l’hôtel d’Annaïs de Lespars, un salon vivement éclairé, sur lequel ouvrent plusieurs portes. La jeune fille est là, toute seule, calme, résolue, mais pâle de ce qu’elle va entreprendre. Elle a revêtu un costume qui lui laisse toute liberté pour la violence et l’agilité des mouvements. À sa ceinture, un court poignard.

Annaïs marche à l’une des portes et l’ouvre, puis à une deuxième, troisième et quatrième. Alors, de chacune des chambres qui donnent sur ce salon, s’avance un gentilhomme… Tous les quatre sont encore en habit de voyage.

« M. de Fontrailles ?…

– C’est moi ! répond l’un d’eux en s’inclinant très bas.

– M. de Chevers ?…

– C’est moi ! dit un deuxième dans une même salutation.

– M. de Liverdan ?…

– C’est moi ! dit le troisième en se courbant aussi.

– M. de Bussière ?…

– C’est moi ! dit le quatrième à demi prosterné.

– Messieurs, je ne connais aucun de vous ; mais je sais à n’en pas douter que vous vous valez par la noblesse du cœur. Je puis donc dire tout haut devant vous quatre que j’ai reçu vos lettres où chacun de vous m’offre son nom et sa vie. »

Fontrailles, Chevers, Liverdan, Bussière tressaillent, frémissent… Ils sont amis. Dès longtemps, ils se connaissent et s’estiment… Et les voici rivaux !

Annaïs continue :

« Messieurs, je vous ai, depuis trois mois, étudiés tous sans vouloir connaître vos personnes. Je vous ai choisis, parce que j’ai acquis la certitude qu’il n’est pas un de vous à qui je ne puisse confier mes espoirs et mes désespoirs, ma vie, mon honneur… Alors, je vous ai écrit. Vous étiez tous à Angers, il y a vingt jours. Et vous savez que ma mère est morte… Mais ce que vous ignorez, c’est le mal qui l’a emportée en quelques heures… Messieurs, Mme de Lespars est morte assassinée, empoisonnée ! »

Un quadruple cri d’horreur et de pitié :

« Par qui ? Par qui ?…

– Par Mgr Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu… »

C’est un funèbre silence qui s’abat alors sur ce salon. Il y a de la terreur dans l’air.

« Messieurs, reprend Annaïs avec fermeté, ma mère est morte parce qu’elle a entrepris une œuvre que vous saurez. Cette œuvre, je jure de la poursuivre. Je puis donc être frappée aussi, et entraîner avec moi dans la mort ceux qui m’auront suivie. Si donc vos cœurs tremblent, retirez-vous. Si vous avez peur de la hache, fuyez-moi… Mais si vous avez de ces âmes intrépides faites pour l’amour qui lutte, conquiert, ou succombe dans la mêlée sans se plaindre, oh ! alors… voici ma main ! Elle sera à celui de vous quatre qui, survivant à ses compagnons d’armes, m’aura soutenue dans mon entreprise, aura vengé ma mère, et terrassé Richelieu !… »

Quatre voix vibrantes éclatent, confondues :

« À vous nos épées ! – À vous nos existences ! – Vous êtes notre chef ! – Donnez l’ordre de guerre !…

– Eh bien ! donc, voici l’ordre de guerre ! Le défi est lancé ! Dès cette nuit, sur la place Royale, dès cette heure même, l’action commence ! »

Guidés par Annaïs de Lespars, les quatre jeunes gentilshommes, d’un pas rapide, se dirigeaient vers la place Royale. Une fièvre faisait battre leurs tempes. Ils sentaient qu’ils entraient dans une formidable aventure. Arrivés place Royale, ils s’arrêtèrent devant l’un des trente-cinq pavillons uniformes bâtis par Sully, et qui encadraient cette esplanade non encore entourée de grilles. C’est là que Richelieu s’était installé depuis trois ans, que, renonçant à l’hospitalité de Marie de Médicis, il avait quitté le Luxembourg et donné à l’architecte Lemercier le plan grandiose du palais Cardinal.

Assemblés autour d’Annaïs, ils l’écoutaient ardemment.

Cette lettre que le cardinal devait écrire à la reine, qu’il écrivait sans doute à cette heure, cette lettre que le frère Corignan devait, vers minuit, porter au Louvre, cette terrible imprudence de Richelieu, elle expliquait tout cela avec une sorte de calme farouche. Qu’elle eût la lettre ! Et la campagne entreprise était terminée du coup !

La demie de onze heures sonna à Saint-Paul.

« Les voici ! dit Annaïs.

– Ils sont une quinzaine, observa l’un des quatre.

– Tant mieux ! dirent les autres. Il y aura bataille ! » C’étaient frère Corignan et Rascasse. Corignan, le premier était sorti, très vite. Rascasse l’avait suivi presque aussitôt, entraînant derrière lui une douzaine de gaillards silencieux, souples, rapides. Et Rascasse, d’un bond, avait rejoint Corignan. Rascasse avait flairé qu’une mission d’effroyable importance était confiée à Corignan. Et Rascasse étouffait de jalousie.

La bande, à distance, était suivie par la frêle guerrière et ses quatre chevaliers prêts à bondir.

« Frère Corignan ! implorait Rascasse, laissez-moi seulement vous suivre, vous protéger si des tireurs de manteaux vous attaquent. Mon bon frère, je vous aime au fond, je mourrais de chagrin s’il vous arrivait malheur.

– Rascasse, je dois être seul et nul ne doit savoir où je vais.

– C’est donc bien important ? larmoya Rascasse.

– Rascasse, mon petit, tu me romps les oreilles. Si tu continues, je retourne droit à Son Éminence… Et je lui dis que vous m’espionnez pour le compte du roi ou de Monsieur !…

– Eh bien, je m’en vais ! grinça Rascasse, qui cessa instantanément de sangloter. J’aurai ma revanche ! »

Rascasse fit signe à ses mouches et l’essaim, tournant à gauche, disparut vers la Seine. Corignan, demeuré seul, continua son chemin vers le Louvre, la bouche fendue par la jubilation. Soudain, il sursauta :

« Holà !… Que voulez-vous, païens ?… Sacrilège !…

– Ce que tu portes ! » dit une voix claire.

Ceci se passait à dix pas de la croisée de la rue Sainte-Avoye avec la rue de la Verrerie.

« Au large, tireurs de manteaux ! tonitrua le frère.

– Allons, moine, dépêche ! » gronda l’un des quatre chevaliers d’Annaïs.

D’un tournemain, Corignan se débarrassa de son froc et se campa, solide, la mâchoire serrée, une forte épée dans la main droite, un poignard au poing gauche.

Les rapières, dans la nuit, jetèrent des éclairs et les quatre se ruèrent. Il y eut un rapide cliquetis. Une voix cria :

« Il est touché !… »

Puis une grande clameur du moine :

« À moi !… À moi !… À moi !… »

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