Louis remonta jusqu’à l’appartement du comte de Valois. Lorsque celui-ci vit entrer son neveu, il demeura un instant saisi d’une sorte de terreur au fond de laquelle il y avait peut-être un commencement de remords.
Louis Hutin était à peine reconnaissable. Ses traits tirés, le teint plombé de son visage, son attitude affaissée, ses mains agitées d’un tremblement, tout indiquait que le roi avait reçu une de ces blessures dont les tempéraments violents comme le sien ne se relèvent pas.
« Sire, vous ne pouvez oublier que nous avons dans les cachots du Temple un traître, rebelle, dilapideur des deniers royaux, prévaricateur et faux-monnayeur. Sire, c’est l’homme qui a voulu vous faire mourir…
– Que n’a-t-il réussi ! murmura le roi. Je serais mort sans savoir…
– C’est Marigny, Sire !… Ces papiers sont l’ordre de mise en accusation et en jugement ; il faut que la chose se fasse vite, il faut qu’un terrible exemple soit donné…
– Marigny ?… bégaya Louis en passant ses mains de cire sur son front. C’est vrai. Donne !… »
Et il signa…
Valois, d’un œil ardent, suivit cette main qui était en train d’assassiner Marigny, et, quand ce fut fini, il saisit les parchemins d’un geste farouche, et il sortit.
Louis Hutin demeura seul.
Longtemps, il demeura à cette place, immobile, sans un geste, presque sans pensée. Seulement, de loin en loin, une grosse larme roulait sur ses joues.
Vers le petit jour seulement il se leva, appela Valois, et, sans autre explication, sortit du Temple, et rejoignit son escorte, puis se mit en route vers le Louvre.
On a vu que ce fut à ce moment que Stragildo put rejoindre lui-même le comte de Valois.
Quant à Louis Hutin, il gagna son appartement sans prononcer une parole, s’enferma dans sa chambre, et, tout habillé, se jeta sur son lit où, presque aussitôt, il fut terrassé par un sommeil de plomb.
Quand il se réveilla, le soir descendait sur Paris.
Alors, il appela Hugues de Trencavel, et lui dit :
« Escortez-moi à la Tour du Louvre… »
C’est là que nous retrouvons la reine du pays de France.
Une voix cria :
« Place au roi !… »
La porte s’ouvrit. Louis Hutin parut. D’un bond, Marguerite se mit debout et, la tête baissée, pantelante, composa son visage avec cette rapidité et cette science consommée qui faisaient d’elle la maîtresse absolue de ce jeune homme.
Louis fit un geste : Juana sortit. Lui-même referma la porte. Il marcha vers la reine, s’arrêta à deux pas d’elle, et, doucement, murmura :
« Me voici, Marguerite. Regarde-moi… »
Louis hocha doucement la tête.
« Je suis changé, n’est-ce pas ? » fit-il avec un sourire d’une infinie tristesse.
Louis, à pas lents, marcha jusqu’à une table sur laquelle il déposa un flacon rempli d’un liquide clair comme de l’eau de roche.
Puis, il alla à la fenêtre et tira les rideaux.
Les rayons du soleil à son déclin inondèrent de lumière la chambre où se déroulait ce drame.
Marguerite, d’un mouvement brusque, se tourna vers la fenêtre…
Alors, une sorte de vertige s’empara d’elle. L’horreur de sa vie passée se déchaîna en rafales dans son esprit. Elle étendit le bras, agita la main comme pour conjurer un spectre et râla :
« La Tour de Nesle !… »
Un profond soupir gonfla la poitrine de Louis Hutin.
Elle tomba à genoux et balbutia :
« Fermez ces rideaux, Sire, je vous en supplie. Vous ne voyez donc pas ce que je souffre !… »
Louis Hutin, penché sur cette figuration visible du regret et du remords, hocha lentement la tête, et il dit :
« Voilà l’aveu. Oui, si j’avais besoin encore d’un aveu de ta bouche pour me convaincre, cet aveu, le voilà. La Tour de Nesle, Marguerite, c’est l’irrécusable témoin de mon malheur. Tu dis que tu souffres ? Moi, je ne souffre plus. Je crois que j’ai épuisé la souffrance… La Tour de Nesle !… C’est Gautier et Philippe d’Aulnay, cousus dans un sac et précipités dans la Seine… »
Elle se courba davantage, comme écrasée.
« Philippe est mort, Marguerite », continua le roi.
Elle poussa un cri déchirant.
Il continua, – peut-être sans avoir entendu :
« Gautier va mourir. Ils sont entrés à la Tour de Nesle, et la mort les a touchés au front, comme elle a touché tous ceux qui ont franchi le seuil maudit. Regarde, Marguerite, allons, il le faut ! Je regarde bien, moi !… »
Terrorisée, elle obéit, se releva, et ses yeux exorbités se fixèrent, là-bas, sur la tour.
« Que vois-tu, Marguerite ? Parle ! Si tu ne parles pas, je parlerai, moi !
– Grâce, râla Marguerite, grâce, Louis !… »
Louis Hutin, de nouveau, s’était dirigé vers la table où il avait déposé le flacon. Ce flacon, il le prit dans ses mains, et, pensif, l’examina un instant.
À ce moment, Marguerite, pantelante, échevelée, sublime, marcha sur lui, tomba à genoux, leva vers lui une tête splendide et tragique, et râla ceci :
« Louis, je t’aime !… Depuis quand ? Je ne sais pas ! Depuis toujours, peut-être ! Écoute ! Dans les tournois, quand tu t’avançais sur ton destrier, la lance au poing, j’étais furieuse, ou je croyais que je l’étais. Mais quelque chose criait au fond de moi-même : « Folle ! Insensée ! » Je ne voulais pas t’aimer !… Je t’aimais !… Écoute tout ! J’avoue tout ! J’ai été infâme, plus que les ribaudes. J’ai été criminelle. J’ai tué. Des spectres, il y en a quantité dans moi et autour de moi. Malheureuse ! oh ! l’effroyable malheur ! Louis, je t’aime ! Tue-moi, cravache-moi, fais-moi subir le supplice des femmes adultères, mais laisse-moi te crier que je t’aime… Ah ! la douceur de ce mot ! Pour la première fois, je le prononce avec mes lèvres et avec mon cœur. Pour la première fois, il m’inonde de pure clarté. Louis, je t’aime ! Ce mot, je l’ai répété à satiété, à d’autres, à d’autres encore ! Tue-moi ! Mais jamais une ivresse pareille à celle de cette minute, jamais une telle douceur, jamais un étonnement aussi profond dans mon âme… Âme de boue. Cœur de fange ! Ribaude ! Infâme ! Je suis la ribaude de la Tour de Nesle ! Affreux regret du bonheur perdu et que je vois en cette minute ! Oh ! Louis, mes yeux se dessillent, mon cœur renaît à une vie nouvelle et mon âme de boue se purifie… Louis, Louis, je t’aime ! »
Un éclat de rire strident, funèbre !…
Elle leva la tête vers lui, et aussitôt elle s’effondra : Louis ne la croyait pas ! Jamais plus Louis ne la croirait !…
Elle ne bougeait pas, rien ne remuait en elle…
« J’ai pensé à te faire une grâce suprême, Marguerite. Car je t’ai aimée… aimée… Enfin, voilà… tu trouveras dans le flacon de quoi échapper au procès et au châtiment… Adieu, Marguerite, adieu !… »
Le roi se retira. Lorsqu’il fut rentré dans ses appartements, il parut oublier qu’il existât une Marguerite au monde. Seulement, il donna l’ordre qu’on entrât d’heure en heure dans la prison de la reine et qu’on vînt lui dire si rien de nouveau ne s’y passait.
Lorsque Louis X fut rentré chez lui, il trouva le comte de Valois qui l’interrogea du regard. Louis répondit :
– Eh bien, je l’ai condamnée. La reine va mourir.
– On va donc lui faire son procès ? balbutia le comte, en frissonnant de terreur.
– La reine va mourir, te dis-je. Elle est peut-être morte à cette heure.
– Comment cela, Sire ?
– Je lui ai laissé du poison », dit simplement Louis.
Valois étouffa un cri de joie furieuse qui grondait dans sa poitrine. Sauvé ! Il était sauvé ! Il n’avait plus à redouter la dénonciation de Marguerite !
« Sire, dit-il, dans l’affreux malheur qui vous frappe et dont je trouverai bien le moyen de vous consoler…
– Je n’ai pas besoin de consolation, fît le roi, d’une voix si calme et si morne que Valois en fut saisi.
– Sire, il faut pourtant que quelqu’un s’occupe des affaires publiques. Prévoyant que le roi aurait aujourd’hui d’autres préoccupations, j’ai pris à ma charge les soins urgents qu’il ne convenait pas de renvoyer à demain…
– Merci, mon bon oncle, dit Louis. Ton dévouement m’est surtout précieux en ce moment.
– C’est ainsi, reprit Valois, que j’ai fait aujourd’hui tenir fermées toutes les portes de Paris ; elles seront d’ailleurs, par compensation, ouvertes toute la nuit prochaine. J’avais l’espoir de m’emparer de Buridan…
– Tout ce que tu fais est bien… Mais Buridan est-il pris ?
– Non, Sire !… Je m’étais trompé. »
Louis demeura quelques minutes pensif, puis il ajouta :
« Que s’il est pris bientôt, j’entends qu’on me l’amène ici, tu entends, et qu’on ne lui fasse pas de mal.
– Bien, Sire ! » dit Valois, étonné.
« Lui me consolera peut-être ! » songeait Louis.
Et Valois, de son côté, pensait :
« Sois tranquille, roi imbécile, on ne lui fera aucun mal ; le coup de poignard qui lui sera appliqué le tuera net et sans souffrance !… »
« Sire, reprit-il, si le roi le veut bien, il est temps maintenant que je regagne mon poste au Temple. Car nous y avons des prisonniers d’importance : le félon Marigny, sans compter ce Gautier d’Aulnay, et je tremble toujours qu’en mon absence…
– Va, mon bon Valois, va… »
Le comte s’inclina avec un sourire de haine satisfaite. Valois qui, après sa conversation avec Stragildo, était venu au Louvre pour voir ce qu’il adviendrait de Marguerite, Valois, rassuré, avait hâte maintenant de regagner le Temple, car l’heure approchait où il devait monter à Montmartre. Il salua donc Louis X et se dirigea vers la porte.
Il se retira en souriant. Louis X demeura seul avec ses pensées funèbres et son immense désespoir : il commençait à mourir…