« Stragildo…
– Vous venez de m’appeler, madame ? »
La reine releva sa tête, frissonna et dit :
« Es-tu prêt ? »
Stragildo sourit, il écarta son manteau et montra un court poignard à lame acérée, large, l’arme de l’assassinat.
Paris, ce soir-là, avait une physionomie de terreur ; Paris, sillonné de rondes d’archers du guet, des patrouilles à cheval ; Paris, avec ses chaînes tendues, ses portes fermées et, au fond des ruelles, la marche silencieuse de troupes armées d’où montait le sourd bruissement du cliquetis des armures.
Ces masses de gens d’armes, pareilles à des flots se déversant en un bassin central, affluaient vers le même point de Paris…
Et c’était ce point que maintenant contemplait Marguerite de Bourgogne, ce point sur lequel se concentrait toute l’ardeur de ses pensées.
« La Cour des Miracles !… Dans quelques heures, le siège sera complet ! Dans quelques heures, l’assaut, peut-être, sera donné par les archers du roi contre la Cour des Miracles !… En ce moment, le comte de Valois, Enguerrand de Marigny, prennent leurs dernières dispositions ! Demain, peut-être, le roi me dira :
« Rassurez-vous Marguerite, le capitaine Buridan, roi des truands, est mort !… »
Un sanglot râla dans la gorge de la reine de France.
À ce moment, Stragildo, pareil au génie malfaisant, se rapprocha de la reine :
« Madame, dit-il avec un sourire de férocité paisible, pourquoi vous inquiéter ainsi de choses qui n’en valent pas la peine ?… Songez que j’ai des hommes à moi parmi les archers qui vont attaquer la Cour des Miracles. Songez que mes hommes ont l’ordre de vous débarrasser de cette jeune fille !… Myrtille morte, Enguerrand de Marigny, son père, en mourra de douleur ; cela fera deux !… »
La reine palpitait, agitée de frissons tumultueux.
Son esprit éperdu oscillait entre la jalousie et l’amour.
Elle voyait Myrtille morte… et l’affreuse vision lui inspirait une joie plus affreuse…
Monstrueuse joie de la mère rivale de la fille !
Elle voyait Buridan mort… et alors les sanglots l’étouffaient.
« Allons, reprit Stragildo avec sa familiarité de valet possesseur de secrets effrayants, il est temps d’agir ! Ne nous occupons pas de Gautier d’Aulnay, puisqu’il est à la Cour des Miracles avec Buridan et que tous les habitants de la Cour des Miracles vont mourir !… Mais Philippe ! madame, Philippe ! Je vous dis qu’il est temps !…
– Que dis-tu ?
– Je dis, madame, gronda Stragildo, que vous avait fait saisir Philippe d’Aulnay. Je dis que, par une imprudence folle, vous l’avez fait enfermer au Louvre !… Je dis que le roi vient d’apprendre que Philippe d’Aulnay est prisonnier au Louvre et qu’il veut le voir, l’interroger !… Je dis que si un mot échappe à Philippe, vous êtes perdue !
– C’est vrai ! c’est vrai ! bégaya la reine. Oh ! qu’il meure donc, celui-là ! Es-tu prêt ?… »
Et, comme tout à l’heure, Stragildo souleva son manteau, montra son poignard, et il murmura :
« J’attends, madame, j’attends que vous me disiez enfin en quel cachot se trouve d’Aulnay !…
– Eh bien… va donc ! rugit Marguerite de Bourgogne… Tu trouveras Philippe d’Aulnay dans le cachot n° 5…
– Fasse le diable que j’arrive à temps ! gronda-t-il. Car vous avez bien hésité, madame ! »
Et, rapide, silencieux, glissant dans les ténèbres, il s’élança dans l’escalier de la tour, sortit, franchit la Seine et se rua vers le Louvre.
Comme il passait le pont-levis, Stragildo vit le roi qui, escorté de flambeaux et d’hommes d’armes, traversait une cour…
« Où va le roi ? demanda-t-il d’une voix rauque à un archer. Il se rend à l’attaque de la Cour des Miracles ?…
– Non, répondit l’archer. Le roi va interroger un prisonnier qui se trouve dans le cachot n° 5.
– Malédiction ! » rugit Stragildo.
*
* *
Marguerite de Bourgogne, demeurée seule sur la plate-forme de la Tour de Nesle, avait repris sa contemplation, essayant de percer les ténèbres ou de saisir quelqu’une de ces rumeurs lointaines qui venaient de la Cour des Miracles.
À ce moment, elle tressaillit.
Une femme était devant elle !… Peut-être un de ces spectres qu’elle voulait fuir et qui s’incarnait pour lui barrer le chemin… car cette femme semblait vraiment porter le masque de la mort sur son visage tragique.
Cependant, après un instant de terreur nerveuse, la reine eut une exclamation de joie : elle venait de reconnaître le spectre… la femme si soudainement apparue…
« Mabel ! fit Marguerite.
– Oui, ma reine, c’est moi !…
– Que le Ciel te préserve et te bénisse, toi qui viens toujours à la reine dans les moments de danger et qui sembles, d’un souffle, d’un regard, écarter ces dangers l’un après l’autre.
– Madame, vous disiez que j’arrive toujours au moment où il faut écarter de vous quelque péril. Seriez-vous donc menacée en ce moment ?
– Oui ! fit la reine d’une voix sourde. Philippe, ce Philippe que j’ai fait jeter dans une oubliette, où il devait mourir… eh bien, par je ne sais quelle trahison, le roi a su que cet homme était dans un des cachots du Louvre… le roi l’a voulu voir… et, à cette heure, Philippe d’Aulnay lui parle peut-être… à moins que Stragildo ne soit arrivé à temps, ajouta-t-elle avec un sourire terrible.
– Stragildo n’arrivera pas à temps au Louvre, dit-elle.
– Que veux-tu dire ? gronda la reine en frissonnant.
– Je veux dire qu’au moment où je sortais de la royale forteresse pour venir ici, le roi se rendait au cachot n° 5…
– Je suis perdue !
– Je le crois ! dit Mabel avec un calme terrible.
– C’est bien, je vais au Louvre ; et là, je saurai si je puis me défendre ou si enfin ma destinée va s’accomplir. »
Mabel eut un geste qui arrêta Marguerite prête à s’élancer vers l’entrée de l’escalier tournant.
« Vous oubliez, dit-elle, que vous avez promis de m’accorder ce que je suis venue vous demander ?
– Que veux-tu donc ?
– La grâce de Buridan ! D’un mot, vous pouvez l’obtenir du roi. Un sourire de vous peut faire rentrer dans leurs antres les bêtes fauves déchaînées. »
La reine haletait. Un combat terrible se livrait en elle. Mabel la contemplait avec une si ardente expression d’espoir, que ses yeux, dans la nuit, paraissaient fulgurer.
« Dis-moi ce qu’il faut faire… maintenant que tu m’as mis cet espoir au cœur… oh ! je ne vis plus, vois-tu ! Sauver Buridan… le sauver seul… oui, tu m’y as fait songer… c’est le salut pour moi… car mon sort est lié au sien. »
Mabel parut se replier sur elle-même. Elle chancelait.
« Si vous tuez Myrtille, vous tuez Buridan ! Le pauvre enfant ! À la minute suprême de l’agonie, peut-être mourra-t-il encore avec un sourire de bonheur, s’il sait que Myrtille est sauvée ! Mais le condamner à vivre, madame, et lui faire savoir qu’elle est morte, elle… ah ! madame, plutôt bêtes fauves, plutôt l’incendie de la Cour des Miracles ! plutôt la corde du gibet ! »
Mabel râlait. Ses mains cherchaient les mains de Marguerite. Elle se courbait. Ses genoux se ployaient.
« Dis-moi pourquoi tu veux que Buridan soit sauvé ? »
Mabel tomba tout à fait à genoux, et, avec une infinie douceur, avec un accent de simplicité tragique, répondit :
« C’est mon fils !
– Ton fils, Buridan, ton fils !
– Mon fils ! » répéta Mabel, d’une voix plus ferme.
En même temps, elle se releva.
« Écoutez-moi, dit-elle. Bientôt, il sera trop tard pour moi, pour mon fils et pour vous. Je vous dis que Buridan est mon fils. Je vous dis qu’il faut le sauver et sauver aussi celle qu’il aime, sans quoi la vie ne serait pour lui qu’une agonie un peu plus longue…
– Mais, comment es-tu la mère de Buridan, voyons ?
– Il est juste que vous sachiez, en effet ! dit Mabel avec une étrange intonation. Vous disiez tout à l’heure que, sans doute, je n’ai jamais aimé. Eh bien, j’ai aimé ! Un jour, mon amant vint me voir dans la maison isolée où je m’étais réfugiée… À peine était-il entré que sa nouvelle maîtresse fit irruption…
– Le nom de cette maîtresse ?
– Vous allez le savoir comme le reste. Cette jeune fille, qui s’était livrée à mon amant, avait une âme passionnée ; son cœur vibrait, mais comme peut vibrer l’airain que rien n’amollit ; la jalousie était la marque de son esprit, mais une jalousie capable de crimes monstrueux… cette jeune fille, madame, se jeta sur moi et me poignarda… »
Marguerite jeta une sourde imprécation.
« Elle me crut morte !… continua Mabel. Mais je vivais ! je voyais ! j’entendais ! je comprenais ! Et je ne pouvais faire un mouvement !… Alors, madame, se passa la chose la plus affreuse. Ma rivale ordonna que mon fils fût tué comme moi !… Et c’est cela, voyez-vous, que je ne lui ai jamais pardonné. Mon amant obéit ! Il remit mon fils… son fils ! oui, son enfant ! il le remit à un serviteur qui s’éloigna pour aller jeter le pauvre petit dans le fleuve… »
Cette fois, ce fut un gémissement qui jaillit des lèvres de Marguerite.
« Maintenant, écoutez ceci ! continua Mabel, se redressant toute droite, la voix dure, le visage flamboyant, pareille au génie de la vengeance. Écoutez ! le serviteur ne noya pas l’enfant ! Il fut pris de pitié ! Il le déposa dans une cabane où des gens qui passaient le recueillirent et l’emmenèrent à Béthune, en Artois, et l’y élevèrent !… L’enfant ne mourut pas ! Et moi je ne mourus pas !… Moi, je vins à Paris ; je laissai au temps le soin de changer mes traits… quelques années, d’ailleurs, suffirent à faire de moi une vieille femme, car les heures comptaient double pour moi, et chaque minute était une douleur.
– Tais-toi, tais-toi !
– Alors, je m’insinuai auprès de celle qui m’avait poignardée et avait donné l’ordre d’assassiner mon fils. Je devins sa suivante préférée, son amie ; je l’étudiai, je reconnus en elle la femme aux passions violentes, et je préparai la plus terrible des vengeances !…
– Tais-toi, spectre !…
– Il faut bien que je vous dise tout !… Le nom du pays où ces choses se passèrent : la Bourgogne !… Le nom de la ville capitale : Dijon ! Le nom de mon amant : Charles, comte de Valois, oncle du roi de France !… Le nom de la jeune fille qui se donna à lui et me poignarda : Marguerite de Bourgogne !
– Et ton nom, à toi, spectre maudit, je n’ai pas besoin que tu le dises ! car bien souvent il a sonné comme un glas à mes oreilles : tu es Anne de Dramans !…
– Oui ! répondit Mabel avec une terrible simplicité.
– Eh bien, rugit Marguerite, c’est la dernière fois que ce nom sera prononcé ! Cette fois, du moins, mon poignard achèvera ce qu’il a commencé à Dijon… »
Et, d’un coup violent, elle frappa Mabel au sein.
Mabel ne tomba pas…
D’un deuxième coup, elle frappa au même endroit.
Cette fois, la lame se brisa.
Marguerite recula, effarée, en grondant :
« Oh ! est-il donc vrai que tu es sorcière ? »
Pour toute réponse, Mabel écarta son vêtement à l’endroit où elle avait été frappée et montra une de ces cottes de mailles fines, serrées, telles qu’on les fabriquait dans les ateliers de Milan ou de Tolède, les deux grands centres de travail de l’acier, l’un en Italie, l’autre en Espagne.
Et Mabel ajouta alors :
« Maintenant, Marguerite, voici ce qui me reste à vous dire :
« Depuis que je sais mon fils vivant, ma vengeance, si longtemps et si précieusement préparée, n’est plus dans mon esprit qu’un rêve qui s’efface. Je vous sauve si vous sauvez mon fils et celle qu’il aime. »
Marguerite demeura longtemps sans répondre, la tête baissée, les yeux fixés sur cette lame de poignard dont les morceaux étaient tombés à ses pieds.
Enfin, elle gronda :
« Ainsi, tu me donnes à choisir entre ta vengeance et ton pardon, entre ma perte et le salut de Buridan ?
– Oui, je vous donne à choisir entre la paix et la guerre. Et je vous jure, ajouta Mabel, je vous jure que, si vous choisissez la guerre, c’est vous, reine, qui serez écrasée.
– Eh bien, je choisis la guerre. Dussé-je être écrasée comme tu me l’annonces, dussé-je, déchue de mon rang, traîner une existence lamentable, tout vaut mieux que la certitude de leur bonheur ! la guerre, soit. La guerre, dont ton fils et ma fille vont être les premières victimes. »
Mabel, sans un mot, sans un geste, se dirigea vers l’escalier tournant, qu’elle descendit, et elle sortit de la tour.
De l’ombre de ce saule, sous lequel Philippe d’Aulnay avait si souvent guetté, un homme s’avança et demanda :
« Est-il temps ? Faut-il agir ? »
Mabel répondit :
« Oui. L’heure de la vengeance est venue, Wilhelm Roller. Va m’attendre au logis du cimetière des Innocents. Et si tu ne m’as pas revue avant midi, tu porteras au roi de France les papiers dont je t’ai parlé. »
Sur ces mots, Mabel s’éloigna en toute hâte, et l’homme qu’elle avait appelé Roller demeura quelques instants à la même place, puis, à son tour, s’éloigna.
*
* *
Roller avait à peine fait quelques pas que, d’un massif qui baignait son feuillage dans les flots de la Seine, bondit un homme.
Sous les premières lueurs de l’aube, il y eut un éclair d’acier.
Un bras se leva et s’abaissa dans un geste rapide.
Roller s’abattit avec un sourd gémissement.
L’homme le considéra un instant avec un sourire, puis le saisit par les pieds et le traîna jusqu’à la Seine.
Puis il se redressa et regarda autour de lui.
À ce moment, Marguerite de Bourgogne, fatale et tragique, apparaissait à la porte de la Tour de Nesle. Elle vit l’homme, murmura :
« Stragildo ! »
Le bravo s’approcha de la reine. D’un geste et d’un sourire, il lui désigna le malheureux qu’il venait de tuer et qui gisait sur le bord du fleuve, les pieds dans l’eau.
Marguerite n’eut pas un geste d’étonnement. Seulement, elle demanda :
« Pourquoi ?
– Parce que j’ai entendu quelques mots que votre estimable suivante disait à cet homme. »
Stragildo ajouta :
« Savez-vous, madame, que votre suivante est une redoutable vipère ?… Eh bien, ceci était la dent venimeuse qui devait vous mordre aujourd’hui. J’ai arraché la dent.
– Ramène-moi au Louvre, dit la reine, et raconte-moi ce que tu as vu, ce que tu as entendu dans le cachot de Philippe d’Aulnay. »