Buridan, tout étourdi par la soudaine irruption des hommes de Trencavel, s’était laissé emmener sans résistance. D’ailleurs l’événement terrible qui venait de se passer paralysa pendant quelques minutes son énergie et sa volonté.
Mais, lorsqu’on fut presque au bas de la Tour, il regarda rapidement autour de lui et vit que six hommes seulement l’entouraient.
Le reste de la troupe avait été placé autour de la reine par Hugues de Trencavel.
« Bon ! se dit Buridan. Ils sont six. Nous sommes quatre, ou du moins, dans un instant, nous allons être quatre. Les chances sont égales. »
« Où me conduisez-vous, messieurs ?
– Au Temple, répondit l’un des gardes.
– Très bien ! Autant cette prison-là qu’une autre ! » fit gaiement Buridan.
Tous ensemble ils sortirent de la Tour, Buridan au milieu des gardes. À ce moment, il tira son poignard et, d’un geste foudroyant, en frappa l’archer qui se trouvait à sa droite. En même temps, il cria :
« À moi, Lancelot ! À moi ! Guillaume et Riquet…
– On y va ! répondit la voix de basse-taille de Bourrasque.
– Nous voici ! glapit Riquet. À nous ! À nous, compagnons ! Sus ! Sus au guet qui entraîne notre capitaine !… »
Et il est de fait que Bourrasque et Haudryot faisaient à eux deux un tel tintamarre qu’on pouvait croire à la présence de toute une compagnie de truands.
Les gardes de Buridan reculèrent en désordre, croyant à cette présence, et hurlant :
« Holà ! messire de Trencavel, à nous ! rébellion, rébellion ! »
Il y eut un choc. Dans la nuit, il était impossible de distinguer si les assaillants n’étaient pas en nombre. Dans le même instant, Buridan frappa un deuxième garde… un troisième tomba sous les coups de Bourrasque, et les gens du roi, se ruant dans l’intérieur de la tour, se barricadèrent.
Seulement, Buridan n’était plus parmi eux.
« En route », fit-il rapidement.
Tous les trois s’élancèrent vers la barque qui avait amené Marguerite de Bourgogne. En quelques instants, la barque vigoureusement poussée, commença à fendre les eaux du fleuve.
« Où est Bigorne ? demanda Buridan.
– Il nous rejoindra toujours à la Courtille-aux-Roses : il court après Stragildo.
– Stragildo ? fit Buridan qui tressaillit.
– Oui, dit Guillaume. C’est lui qui a prévenu le roi.
– Misérable ! gronda Buridan, s’il me tombe sous la main, son affaire sera réglée cette fois.
– Tu juges de nos transes, maître bachelier, reprit Riquet. Nous avons vu entrer le roi, puis une douzaine de mauvais bougres tout armés. Nous ne savions pas s’il fallait entrer ou attendre ! Entrer, c’était peut-être précipiter ton arrestation. Attendre, c’était peut-être te laisser tuer. Enfin, nous étions comme l’âne dont tu nous as parlé, excepté qu’il ne s’agissait ni de boire ni de manger, et nous allions tout de même entrer dans la tour lorsque tu es sorti escorté par les gardes comme un roi.
– Oui, reprit à son tour Guillaume. Nous étions comme ton âne, Buridan. Mais, comme dit Riquet, il ne s’agissait ni de boire ni de manger. J’ai faim, moi !
– J’ai soif », ajouta Riquet.
Buridan ne disait rien, en proie à un trouble inexprimable.
Quoi qu’il advînt de cette aventure, le père de Myrtille était perdu sans ressources. D’autre part, il songeait à Philippe et à Gautier et se rongeait les poings à se sentir aussi impuissant. Lorsqu’ils eurent abordé la rive droite, il prit lentement le chemin de la Courtille-aux-Roses, absorbé dans ses pensées.
Pendant que ces événements divers se passaient de la Tour de Nesle à la Courtille-aux-Roses, Lancelot Bigorne, comme on l’a vu, s’était jeté à la poursuite de Stragildo.
Lancelot Bigorne, ayant marché assez vite pour apercevoir Stragildo qui parlementait avec un garde à la lueur d’un falot, et l’avait très bien vu s’engager entre la double rangée des maisons du pont, redescendit sur la berge, choisit tranquillement une embarcation, brisa à coups de pavés le cadenas de la chaîne et passa le fleuve. Nous devons dire à sa décharge que, parvenu sur l’autre rive et bien qu’il fût fort pressé, il eût soin d’attacher l’esquif de façon que son propriétaire pût le retrouver le lendemain matin.
Puis il s’élança vers la rue Froidmantel, ne doutant nullement que Stragildo ne fût revenu à l’enclos aux lions et décidé à y pénétrer pour étrangler le gardien des fauves.
« Entrer, c’est bien. Et, saint Barnabé aidant, j’en trouverai le moyen. Mais ils sont là-dedans une quinzaine de valets obéissant à Stragildo aussi aveuglément qu’il obéit ou plutôt qu’il obéissait à la reine. Il faut donc que je puisse me trouver seul avec mon homme. Il faut donc que je me fasse un plan. Trouvons un plan… »
Et Bigorne, qui avait quelques heures devant lui, se mit à chercher un plan qui eût sans doute été une fort belle combinaison, mais il en était à peine à en tracer les premières lignes, que la porte de l’enclos s’ouvrit.
Un homme parut, qui portait une lanterne.
À la lueur de cette lanterne, Bigorne put voir que l’homme était vêtu comme un paysan des environs de Paris. Mais aussitôt il tressaillit.
Le paysan, c’était Stragildo !
« Je m’étais trompé, se dit Bigorne, ce n’est pas demain qu’il fuira, c’est tout de suite. Reste à savoir s’il s’en va avec une escorte. Mais que fait-il ?… Ah ! Ah ! Il va monter à cheval !… Diable !… »
Stragildo venait d’ouvrir entièrement un battant de la porte et de faire sortir, en effet, un cheval qui était sellé et bridé. De chaque côté de la selle étaient disposés deux sacs de moyenne taille.
Stragildo referma la porte.
Alors il éteignit la lanterne, et Bigorne, tirant son poignard s’apprêta à se ruer sur lui.
Mais il s’arrêta tout à coup.
« Tiens, tiens, pensa-t-il, il s’en va à pied, tirant le cheval par la bride. Bon ! Cela me permettra de l’occire un peu plus loin de la valetaille qui pourrait accourir au bruit de la lutte, si lutte il y a. »
Stragildo s’était mis en marche, un poignard au poing, tournant le dos au Louvre et se dirigeant vers la Halle et la friperie. Bigorne suivait à distance et ruminait en réprimant des tressaillements :
« Que peut-il y avoir dans ses outres ?… Hum !… Des légumes. Oui, puisque Stragildo est devenu un honnête manant. Mais ces légumes doivent avoir, lorsqu’on les choque, un son qui doit ressembler à celui de l’argent, ou je ne connais plus Stragildo !… Et si pourtant ce n’était pas de l’argent ?… Stragildo fuit ! Stragildo doit avoir quelque part un trésor. Non, il n’y a pas d’argent dans ces sacs, Stragildo les a pris pour aller les remplir… Il ne faut pas que je le tue tout de suite ! »
En même temps, Bigorne bondit en avant.
Stragildo entendit le bruit et se retourna en grondant :
« Qui va là ? »
Dans le même instant, il reçut sur le crâne un formidable coup de poing qui le fit chanceler. Stragildo leva son poignard en poussant un rugissement. Mais, presque aussitôt, il tomba sur les genoux. Le coup qu’il avait reçu l’avait à demi assommé. Le misérable, râlant, la rage et l’épouvante au cœur, ses yeux hagards cherchant dans l’ombre à quels ennemis il avait affaire, fit un suprême effort pour se relever. Un deuxième coup sur la tête l’étendit évanoui sur la chaussée.
Bigorne, sans perdre de temps, souleva Stragildo dans ses bras et parvint à le placer sur la selle entre les sacs ; il l’y cala, l’y attacha au moyen de sa ceinture de cuir, jeta sur lui son manteau et, saisissant la bride du cheval, se mit en route vers la Courtille-aux-Roses.
Il y arriva enfin, pénétra dans l’enclos, détacha Stragildo et l’étendit sur le sol.
« L’aurais-je tué ? pensa-t-il. Diable, comment savoir alors où est son trésor ? »
« Ohé, Guillaume ! Ohé, Riquet !… »
À la voix de Bigorne, les deux compères descendirent précipitamment.
« Oh ! grogna Guillaume, mais tu veux donc attirer le guet par ici, avec tes hurlements ?
– Tiens, c’est vrai ! fit Bigorne. Je n’y pensais plus. Mais c’est qu’aussi j’ai fait une bonne prise, qui va, je pense, dérider maître Buridan… »
Buridan, appelé, descendit avec le flambeau. Tout de suite, il vit Stragildo étendu sur le parquet et son regard flamboya.
« Mort ? demanda-t-il.
– Non, il râle, fit Bigorne. Il en reviendra.
– Tant mieux ! dit Buridan d’une voix sombre. Le misérable mérite une autre fin. Il eût été dommage qu’il mourût simplement d’un coup de poignard.
– Coup de poing, rectifia Bigorne. Mais où allons-nous le mettre ?…
– Je sais qu’il y a deux caveaux à ce logis. Les clefs doivent être là, quelque part.
– Les voici ! fit Bigorne qui furetait partout et décrochait un trousseau de clés accroché à un clou par son anneau.
– Bon. Qu’on le descende dans l’un des caveaux, fit Buridan. Qu’on mette près de lui un pain et une cruche d’eau. Nous verrons ensuite ce que nous ferons de lui. »
Guillaume, Riquet et Bigorne soulevèrent Stragildo, et Buridan, frôlé, s’écarta en frissonnant comme au contact d’un reptile. Une furieuse colère grondait en lui et il tourmentait le manche de son poignard. Mais déjà les trois hommes, emportant le quatrième, avaient disparu.
Lorsqu’ils remontèrent. Bigorne raconta son expédition.
« Bonne prise, mort Dieu ! fit Buridan avec un rire terrible qui n’annonçait rien de bon pour Stragildo. Pourquoi Philippe et Gautier ne sont-ils pas là pour… ? »
Il s’arrêta tout à coup comme frappé d’une idée soudaine.
Et peut-être cette idée avait-elle quelque chose d’effrayant car il pâlit un peu et, allant s’asseoir à l’écart, se plongea dans une méditation d’où il fut tiré quelques minutes plus tard par des exclamations, des hi han ! féroces et des chants de jubilation extraordinaires.
Il regarda autour de lui et vit que Guillaume, Riquet et Bigorne avaient disparu.
« Que se passe-t-il donc ? » murmura-t-il en se dirigeant vers la porte.
À ce moment, Bigorne apparut, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, le visage bouleversé d’émotion et de joie délirante. Il portait deux sacs dans ses bras. Guillaume et Riquet qui venaient derrière lui, en portaient chacun un.
Les sacs furent déposés sur une table.
Les trois compères y plongeaient leurs mains, ils riaient, ils se racontaient des facéties terribles, ils étaient fous de joie.
Buridan comprit tout.
Ces sacs contenaient le trésor de Stragildo.
Il s’approcha de la table, les sourcils froncés, les lèvres serrées, il était pâle.
« Riches ! Riches à jamais ! hurlait Bigorne.
– De l’or pour jusqu’à la fin de nos jours », ajoutaient Guillaume et Riquet.
Buridan prit une des pièces d’or et parut l’examiner.
Puis il la laissa retomber dans le sac d’un geste de dégoût, et, d’une voix sourde, prononça :
« Il y a du sang sur cet or !… »
Bigorne, Bourrasque et Haudryot s’arrêtèrent instantanément de crier et de rire ; ils se regardèrent d’un air étrange.
« Du sang ! continua Buridan. Le sang de tant de malheureuses victimes attirées à la Tour de Nesle et assassinées par Stragildo. Ceci, c’est le paiement des meurtres ! Ceci a payé le sang de Philippe et de Gautier… »
Les trois compères eurent un même mouvement de recul instinctif et, tout pâles, frissonnèrent.
« Ceci, continua Buridan, c’est l’or d’un homme que nous allons tuer ! Si nous prenons cet or, nous ne sommes plus des juges, des hommes venant au nom de la justice humaine, mais des bourreaux que l’on solde. »
« Moi je ne puis même pas tolérer de demeurer dans le logis où se trouve l’or taché de sang. Et vous ?…
– Fais ce que tu voudras, dit Guillaume, d’une voix rauque.
– Fais ce que tu voudras, répéta Riquet, en essuyant la sueur qui coulait de son front.
– Maître, dit Bigorne, faites ce que vous voudrez ! »
Sacrifice sublime ! Car, selon les idées du temps, Buridan était un fou de ne pas prendre simplement ce trésor. Et de tout temps d’ailleurs on a dit que l’or n’a pas d’odeur. Ou, si on ne l’a pas dit, on l’a pensé.
Guillaume, Riquet et Lancelot, en abandonnant ce trésor sans comprendre peut-être les répugnances de Buridan, lui donnaient donc une preuve extraordinaire de leur amitié.
Les quatre sacs furent replacés sur le cheval par Bigorne qui, chose remarquable, s’abstint de maugréer.
« Mes bons compagnons, dit alors Buridan, je pars. Je pars seul. Je serai absent un jour, ou peut-être deux jours. De l’or ? je vous en apporterai, moi. Pendant mon absence, ne bougez pas d’ici et veillez sur notre prisonnier. »
Quelques minutes plus tard, Buridan, monté sur le cheval de Stragildo, s’éloignait de la Courtille-aux-Roses.
*
* *
Buridan, monté sur le cheval de Stragildo, s’était rendu tout droit à la Cour des Miracles. Les postes, inutiles désormais, avaient été retirés, les passages étaient libres.
Parvenu dans la cour où il demeura à cheval, Buridan fit appeler le duc d’Égypte par un boiteux qui veillait au coin de la rue et lui demandait ce qu’il voulait. Sans doute le boiteux reconnut Buridan, car, quelques minutes plus tard, le duc d’Égypte apparut, escorté de quelques hommes dont quelques-uns portaient des torches.
Buridan détacha le premier sac et le laissa tomber à terre.
Puis le deuxième, le troisième et le quatrième.
Les sacs, en tombant, rendaient un son d’or. Les truands ouvraient des yeux terribles. Le duc d’Égypte demeurait calme. Alors Buridan prononça :
« Je t’ai promis que, si je devenais riche, je t’apporterais, pour toi et tes compagnons, la moitié de ma fortune. Je tiendrai parole plus tard, car ceci n’est pas ma fortune. C’est de l’or que je ne puis garder. Et j’ai pensé qu’il te conviendrait de l’accepter afin de le répartir entre les veuves et les enfants de ceux qui sont morts pendant l’attaque des troupes royales. »
Le duc d’Égypte inclina la tête en signe d’assentiment et fit un geste.
En un clin d’œil, les quatre sacs disparurent, emportés.
Buridan eut un sourire, puis, saluant le duc d’Égypte, il s’éloigna au pas de son cheval et sortit de la Cour des Miracles.