XXI LA ROUTE DE BLOIS

Michel Zévaco

À cette époque, Richelieu habitait le palais Cardinal. Mais c’est encore à l’hôtel de la place Royale qu’il donnait ses rendez-vous secrets. C’est donc dans le même décor que nous le retrouvons, racontant au père Joseph la scène qui s’était déroulée au Louvre.

« Maintenant, ajoutait-il, Gaston n’est plus à redouter.

– Gardez-vous de le croire, dit le Père Joseph.

– Que peut-il contre moi ? gronda Richelieu.

– Il peut vous faire croire qu’Anne d’Autriche vous aime. Vous l’avez déjà cru. Vous avez écrit cette lettre insensée…

– Oui, oui, murmura Richelieu. Heureusement, nous l’avons reconquise. Et, maintenant qu’elle est brûlée…

– Oui, fit l’Éminence grise, respirant, n’y pensons plus : la lettre est brûlée… brûlée par vous… »

Pendant quelques minutes, ils demeurèrent silencieux.

« Eh bien, reprit le Père Joseph, ce que vous devez redouter, c’est un nouveau piège de ce genre. Gaston y excelle. »

Richelieu secoua la tête et soupira.

« Il faut, continua l’Éminence grise, il faut que le mariage de Gaston et de Mlle de Montpensier se fasse au plus tôt.

– Ce mariage sera un fait accompli d’ici un mois. Mlle de Montpensier est à Paris, mandée par moi.

– Bien. Mais ce n’est pas tout. Délivré de Gaston, fortement armé par l’assurance écrite que vous a remise le roi, vous pouvez, vous devez frapper de terreur la noblesse de France avant de commencer l’extermination des huguenots. À la tête de cette noblesse indomptée se trouvent César de Vendôme et son frère, le Grand-Prieur. Frappez-les. La part qu’ils ont prise à ce misérable complot de Fleury vous en donne le droit.

– Je suis résolu à demander leur tête !

– Ne tuez pas Vendôme et Bourbon, mais jetez-les dans un cachot. Voilà ce qu’il faut demander au roi. Faites-lui valoir que le mariage de Vendôme avec l’héritière des Penthièvre lui a inspiré de vastes ambitions. Quant au Grand-Prieur, Louis XIII déteste et redoute cet intrigant : il signera tout ce que vous voudrez. Et pourtant, après l’affaire de Fleury, il faut du sang. Prenez Boutteville. Son algarade sur la place Royale vous le livre. Ce n’est pas tout. Nous avons frappé Anne d’Autriche dans la princesse de Condé par l’arrestation d’Ornano. Portons à la reine un deuxième coup plus rude que le premier, en frappant la duchesse de Chevreuse.

– Elle a la vie sauve… C’est promis, dit Richelieu.

– Respectez pour le moment sa vie et sa liberté. Mais frappez-la.

– Et comment ? s’écria le cardinal.

– Comment ? reprit le Père Joseph. Vous livrerez au bourreau l’amant qu’adore la duchesse de Chevreuse !…

– Chalais ! gronda Richelieu.

– Celui qui devait vous frapper. »

Il y eut une minute de silence, puis le cardinal reprit :

« Les rapports des espions disent que la duchesse a pris la route de Blois après avoir un instant touché Fleury.

– La route de Blois, dit le Père Joseph, c’est la route de Nantes. – Nantes, c’est la clef de la Bretagne. – Le duc de Vendôme va à Nantes. Il faut y arriver avant lui ou en même temps que lui, si vous ne voulez pas que César soulève la Bretagne. – Il faut que le roi se décide à cette démonstration. Il faut que, de sa personne, il marche sur Nantes.

– Oui ! dit le cardinal. Demain, je parlerai au roi. »

Un silence, encore, coupa cet entretien, dont l’histoire a enregistré les conséquences. Ce fut le Père Joseph qui recommença :

« Quant à la duchesse, il ne faut pas la perdre de vue. Empêchez à tout prix qu’elle ne rejoigne Chalais ou Vendôme. Il faut pour cela un espion subtil et qui ait beaucoup à se faire pardonner, Rascasse, par exemple.

– Il nous a échappé.

– Je l’ai vu, moi ! dit le Père Joseph. Je l’ai vu à Longjumeau. J’ai mis un de mes limiers sur sa piste. À cette heure, Rascasse est réfugié chez le maître en fait d’armes Trencavel. Je vais l’envoyer prendre demain matin.

– Trencavel est-il donc d’accord avec mes espions ?…

– Trencavel est isolé, dit le Père Joseph. Ayez cet homme au plus tôt. C’est lui qui a prévenu à temps Gaston, Vendôme et leurs affidés. C’est lui qui vous arrachera Annaïs de Lespars.

– Saint-Priac doit m’amener cette fille.

– Qu’il se hâte donc, qu’il se hâte ! Peut-être est-elle plus redoutable qu’eux tous ensemble. »

Le lendemain, Richelieu eut en effet un long entretien avec Louis XIII. À la suite de cet entretien, le bruit se répandit dans le Louvre d’abord, dans la ville ensuite, que le roi allait voyager. Sa majesté avait décidé de se faire accompagner d’une importante escorte. Non seulement ses deux compagnies de mousquetaires devaient marcher avec lui, mais encore trois mille hommes d’infanterie suisse, deux mille cavaliers et douze canons devaient former l’étrange escorte. Quant au but de ce voyage, qui ressemblait si bien à une expédition, il était ignoré.

Nous devons maintenant revenir à Louvigni. On a vu que, après une crise de rage et de désespoir Louvigni revint enfin à lui. Il faisait alors nuit depuis longtemps.

« Quelle heure est-il ? demanda-t-il à son valet.

– Douze heures viennent de sonner…

– Minuit ! murmura Louvigni en passant la main sur son front. Il faut pourtant que, tout de suite, je voie le cardinal. Aide-moi à m’habiller… »

Richelieu reçut, à deux heures et demie de la nuit, Louvigni, qui lui apparut comme un autre spectre. D’un regard, ils se comprirent.

« Monseigneur, dit Louvigni, vous avez laissé fuir Chalais.

– C’est vrai, dit Richelieu, mais j’allais vous mander.

– Pour le saisir ! Je venais pour cela, dit rudement Louvigni. D’espion à sbire, il n’y a qu’un pas : je le franchis !

– Très bien. Partez à l’instant. Chalais est sur la route de Blois, où se rendent également la duchesse de Chevreuse et les conjurés. Voulez-vous des hommes ?

– Non. Un ordre pour franchir les portes.

– Le voici. »

Et Richelieu, de nouveau, écrivit, signa et scella un ordre :

De par le roi,

M. le chevalier de Louvigni se saisira de la personne d’Henri de Talleyrand, comte de Chalais, en quelque lieu et à quelque heure qu’il le trouve. Tous officiers des divers gouvernements apporteront assistance au chevalier de Louvigni dans le but d’aider à cette arrestation.

Louvigni plia et mit dans sa poche le parchemin sans le lire. Richelieu eut une seconde d’hésitation. Puis :

« Avez-vous de l’argent ? Prenez ce sac… Vous me le rendrez quand tout sera fini. »

Louvigni prit le sac qui contenait cinq cents pistoles. Le cardinal appela :

« Un cheval pour M. de Louvigni, dit-il. Le meilleur. »

Quelques minutes plus tard, on vint annoncer que le cheval était prêt. Richelieu essaya de relever le moral de Louvigni :

« Allez, monsieur. Songez que vous portez avec vous la justice du roi.

– Monseigneur, dit Louvigni, je porte avec moi ma haine, et cela suffit. »

Il s’élança. Un quart d’heure plus tard, il était hors de Paris. Chalais n’avait qu’une demi-journée d’avance sur lui.

Rascasse, on l’a su par le Père Joseph, avait pénétré dans le logis Trencavel à son retour de Fleury. Lorsqu’il fut entré, et fut parvenu au palier où logeait dame Jarogne, il se demanda alors s’il agissait bien selon ces règles de prudence qui, jusqu’à ce moment, avaient dirigé sa vie. Rascasse, impressionné, allait redescendre, lorsque la porte s’ouvrit et un être long et maigre parut, un lumignon à la main, et cria :

« Or çà, les bons bourgeois paisibles ne peuvent donc plus reposer en paix ? Il est l’heure de dormir, me semble-t-il. Nunc est dormendum ! »

Rascasse, effaré de stupeur, considéra une seconde le bon bourgeois, qui portait d’ailleurs un costume des plus étranges, étant affublé d’un vieux jupon et d’un casaquin.

« Corignan ! cria Rascasse. Toujours Corignan !

– Compère, dit celui-ci, si vous voulez ne pas dénoncer ma retraite, je vous offre l’hospitalité.

– Voire. Vous êtes donc chez vous, ici ? fit Rascasse.

– Un peu, dit modestement l’ex-capucin, tandis que dame Brigitte, survenue, s’efforçait de rougir, chose à laquelle elle ne put parvenir.

– Je consens à ne pas dénoncer vos débordements, si de votre côté vous jurez de respecter ma retraite à moi ; je vais prendre mon logis chez Trencavel.

– Chez Trencavel ? s’écria Corignan. Et pourquoi chez Trencavel ? L’avez-vous vu ? Si vous le livrez, je veux ma part !

– Vous l’aurez, foi de Rascasse. Maintenant, ordonnez à cette honnête dame de me remettre la clef du logis. »

Dame Jarogne s’exécuta. Les choses ainsi arrangées, Corignan reprit son somme interrompu ; Rascasse monta s’installer chez Trencavel. Il se jeta tout habillé sur un lit.

Cet heureux état dura quelques heures, au bout desquelles il ouvrit les yeux et demeura hébété, les cheveux hérissés, la bouche grande ouverte : au pied de son lit se tenait l’exempt Cocard et, derrière Cocard, toute l’escouade des mouches…

« Oh ! fit Rascasse dans un gémissement.

– Oui ! » dit simplement Cocard.

Rascasse se leva sans demander de plus amples explications. Les gens du lieutenant criminel l’entourèrent. On commença à descendre. Arrivé au palier de dame Brigitte, Rascasse demanda :

– Et Corignan ?

– Patience, fit Cocard. Il se retrouvera, lui aussi. »

Devant la porte attendait un de ces bons carrosses à mantelets rabattus et fermant à clef, solides et rébarbatifs : des prisons qui roulent. Rascasse, dûment empaqueté entre deux sbires, fut entraîné au galop de deux vigoureux normands. Le carrosse, après un temps de course qui parut excessivement bref au prisonnier, s’arrêta. On fit descendre l’infortuné Rascasse, qui fit une grimace en se voyant devant le couvent des capucins. Un instant plus tard, on se trouva dans la cour du couvent. Cocard conduisit Rascasse jusqu’à une salle basse, bien munie de barreaux, de verrous.

Il y avait une haute et large fenêtre ouvrant sur la cour. Rascasse vint appuyer son visage aux épais barreaux et regarda la cour. Un moine sortit de l’écurie, tirant par la bride un beau cheval vigoureux, tout sellé, avec des fontes bien bourrées.

À ce moment, il vit le Père Joseph qui, sortant du cloître, venait vers lui. Le prieur entra. Rascasse claqua des dents et murmura : « Voici la mort ! »

« Rascasse, dit le Père Joseph, vous allez à l’instant monter à cheval et prendre la route de Blois. – Il y a de l’argent et des pistolets dans les fontes. – Vous chercherez et trouverez, coûte que coûte, Mme la duchesse de Chevreuse qui se rend à Blois. Une fois trouvée, vous ne la quitterez plus. Vous me ferez parvenir tous les jours un messager pour me mettre au courant de ses faits et gestes. Et, surtout, écoutez bien ceci : surtout, par tous les moyens, tous moyens, entendez-vous bien ? vous empêcherez la duchesse de se joindre à M. de Vendôme et à M. le Grand-Prieur qui l’attendent à Blois. Partez, Rascasse, il n’y a pas un instant à perdre. »

Un flot de sang monta à la tête de Rascasse.

« Avez-vous bien tout compris ? dit le Père Joseph.

– Tout, mon révérendissime ! Et surtout empêcher la duchesse de joindre les deux chefs de la conspiration.

– Pars donc, et que le Ciel te guide !… »

Quelques secondes plus tard, Rascasse, monté sur le beau cheval qu’il avait vu sortir des écuries, franchit le grand portail du couvent.

*

* *

Annaïs, le lendemain de ce jour où, accompagnée de Mauluys, elle conduisit les quatre Angevins au cimetière d’un pauvre village, se trouva désemparée. Peu à peu, ces quatre jeunes gens avaient pris une place dans sa vie. Cette place était vide. Elle les pleurait sincèrement comme des frères disparus. Elle songeait que tous quatre l’avaient aimée… Mais elle se disait aussi que pas un d’eux ne lui avait inspiré d’autre sentiment que celui d’une affection fraternelle.

Ce matin, elle parcourait son hôtel désert… Ses yeux tombèrent sur un anneau qu’elle portait au doigt. Elle tressaillit. Elle murmura :

« Si un danger vous menace, envoyez-moi cet anneau… » Voilà ce qu’il m’a dit en partant… Celui qui me réconfortera, celui qui m’arrachera au danger que je trouve en moi-même plus redoutable que tous les dangers qui m’entourent, celui-là, ô ma mère, ce sera celui, que vous avez aimé. »

Sa résolution fut prise à l’instant d’envoyer l’anneau à Louis de Richelieu, cardinal-archevêque de Lyon.

Au moment même, cette fille que Mlle Rose avait placée près d’elle entra.

« Madame, dit-elle, il y a dans la rue, depuis ce matin, un homme qui va et vient. Peut-être est-ce un espion ?… »

Annaïs courut à l’une des fenêtres qui donnaient sur la rue Courteau, et vit, en effet, un grand gaillard qui, la main appuyée au pommeau d’une formidable rapière, faisait les cent pas. Annaïs, qui n’avait pas reconnu le comte de Mauluys, reconnut Montariol. À quelle impulsion secrète obéit-elle ?… Sans réfléchir, elle donna l’ordre d’aller chercher l’homme. Quelques minutes plus tard, le prévôt était devant elle.

« Monsieur, dit doucement Annaïs, me connaissez-vous ?

– Trop ! dit rudement Montariol. Grâce à vous, le maître s’affaiblit. Il se rouille, madame, je vous le dis, il se rouille.

– Puisque vous me connaissez, puisque M. Trencavel vous fait garder la porte de mon hôtel…

– Moi ? balbutia Montariol. Je jure Dieu…

– Ne jurez pas, sourit Annaïs. Vous vous morfondez dans la rue pour veiller à ma sécurité. Vous devez donc accepter de me rendre un service qui assurera cette sécurité.

– Voyons le service !

– Il y a trois chevaux dans mes écuries. Vous allez en prendre un et partir pour Lyon. Vous trouverez l’archevêque-cardinal et lui remettrez de ma part l’anneau que voici.

– Madame, je veux bien partir, mais…

– Mais vous voulez prévenir M. Trencavel ? C’est ce qu’il ne faut pas.

– Madame, jurez-moi que c’est un grand service que je vous rends là ?

– Je vous l’assure de tout mon cœur.

– Eh bien !… après tout, je ne fais qu’obéir aux instructions du maître : je pars ! »

Montariol partit en effet. Le septième jour de son voyage, il entra à Lyon, et, tout de suite, demanda le chemin de l’archevêché. Louis de Richelieu fit introduire immédiatement ce messager venu de Paris. Montariol lui remit l’anneau. Le jour même, le frère du ministre et le prévôt de Trencavel se remirent en route.

En route, on causa. Louis de Richelieu apprit à apprécier la nature franche, du prévôt. Mais ce qu’il apprit surtout, ce fut l’amour de Trencavel et ses exploits. En arrivant à Paris, le cardinal-archevêque de Lyon connaissait donc Trencavel comme s’il l’eût fréquenté depuis longtemps.

Une double déception attendait Louis de Richelieu et Montariol : le premier ne trouva plus Annaïs à l’hôtel de la rue Courteau ; le second ne trouva plus Trencavel à l’hôtel de Mauluys. Mais il trouva Verdure…

« Où est le maître de l’académie ?

– Parti ! grinça Verdure.

– Et M. le comte ?

– Parti ! répéta Verdure laconique.

– Parti ! Parti ! hurla Montariol dans une bordée de jurons. Parleras-tu, ivrogne ! Partis ! Quand ? Partis où ?

– Sais pas ! bredouilla Verdure.

– Mais, rugit Montariol, pourquoi es-tu resté, toi ?

– Pour finir le muscat, dit Verdure, et pour garder…

– Garder quoi ? Achève donc, ivrogne fieffé ! »

Verdure se leva et alla à un bahut. Tout son visage plissé de rides n’était qu’une grimace de jubilation. Il se tenait d’ailleurs très droit. Il riait en frappant du poing le bahut.

« Garder quoi ? répéta-t-il. Demande à mon sire le baron de Saint-Priac ! Demande-lui ce que je veux garder !… »

Huit jours après que Montariol eut consenti à accomplir la mission que lui confiait Annaïs, c’est-à-dire à un moment où l’archevêque de Lyon était déjà en route pour Paris, son frère le cardinal sortait de la capitale. Il avait décidé le roi à faire une démonstration sur la Bretagne. Le but du voyage était Nantes – but officiel. Une fois à Nantes, on verrait…

La Bretagne était aux mains de César de Vendôme. Le lecteur sait que le fils aîné de Gabrielle d’Estrée et de Henri IV était gouverneur de cette belle et vaste province. De plus, son mariage avec la fille du duc de Mercœur pouvait lui avoir inspiré des prétentions sur cette Bretagne isolée.

Richelieu n’eut pas de peine à prouver à Louis XIII la nécessité d’arrêter Vendôme et son frère. Au fond, Richelieu, à peine remis de l’épouvante du complot de Fleury, cherchait à se débarrasser d’un redoutable ennemi personnel.

On sortit de Paris et on prit la route de Chartres. Louis XIII était tout joyeux. Il se redressait fièrement.

Le surlendemain on entrait dans Chartres au son des cloches. Le roi fut reçu à la porte Guillaume par les échevins de la ville, puis il s’en fut se loger en l’hôtel du gouverneur. Il y eut grand-messe et Te Deum. Après la cérémonie, le roi se dirigea vers le grand portail. Richelieu marchait près de lui, presque à la même hauteur. Lorsque le roi fut sous la porte centrale :

« Sire, dit Richelieu, c’est ici que le roi Henri III vint s’agenouiller, sur ces dalles mêmes.

– Que voulez-vous dire, monsieur le cardinal ?

– Rien que ceci : le roi Henri III vint pieds nus, un cierge à la main, revêtu d’une chemise de bure grossière. C’était le dernier des Valois. C’était un roi sans royaume. Il avait fui Paris, poussé par la tempête. Tout cela, sire, parce qu’il n’avait pas su vouloir à temps ! Parce qu’il n’avait pas pris M. de Guise au collet !… »

Louis XIII, tout pâle, écoutait cette leçon d’histoire.

– Le roi, continua Richelieu, pria Notre-Dame et les saints pour la reine, pour le royaume, pour lui-même et pour la monarchie des Valois. Sans doute, c’était trop tard. Il se décida à faire tuer Guise. C’était trop tard, sire ! Peu après, le roi Henri III était meurtri par le jacobin. Sire ! Sire ! il y a près de vous un jacobin. Sire ! Sire ! il a près de vous un Henri de Guise qui s’appelle César de Vendôme !

– Eh bien ! par cette Notre-Dame qu’invoquait le pauvre Valois, je vous jure que je n’agirai pas trop tard, moi !

– En ce cas, sire, marchons dès aujourd’hui ! » dit Richelieu.

C’est ce qui fut fait. Laissant sa petite armée, le roi, escorté de ses seuls mousquetaires, quitta le jour même la ville de Chartres et s’élança vers Blois.

L’archevêque de Lyon, en arrivant à Paris s’était rendu droit à la rue Courteau. Il venait d’apprendre que le roi et le cardinal, la cour et une armée avaient quitté Paris six jours auparavant. Il en éprouvait une sourde inquiétude : cet exode, dans son esprit, se rattachait aux destinées d’Annaïs. Lorsqu’il mit pied à terre devant l’hôtel, la petite porte du jardin s’ouvrit et une femme s’avança vers lui disant :

« Si Monseigneur daigne me suivre, il aura des nouvelles de celle qu’il cherche. »

Louis de Richelieu pénétra dans l’hôtel. La femme, le précédant avec respect, l’introduisit dans la salle d’honneur.

« Monseigneur, dit-elle, ma maîtresse m’a commandé avant toutes choses de vous préparer bon gîte et bonne table.

– Est-elle en sûreté ?…

– Elle a quitté Paris voilà six jours, et, lorsqu’elle monta à cheval, rien ne pouvait faire croire qu’un danger quelconque la menaçât. D’ailleurs, lorsque monseigneur sera reposé, je lui remettrai la lettre qu’a laissée ma maîtresse.

– Voyons tout de suite cette lettre », fit Louis de Richelieu.

La servante sortit, puis revint bientôt, et plia le genou pour présenter à l’archevêque la lettre déposée sur un plateau d’or. Elle ne contenait que quelques mots :

Le roi sort de Paris. Je pense qu’il s’arrêtera à Blois. C’est donc à Blois que je vais. Monseigneur, pardonnez-moi de ne vous avoir pas attendu. Vous qui avez aimé ma mère, vous comprendrez que là où va Armand de Richelieu doit aller Annaïs de Lespars. Si vous daignez pousser la condescendance jusqu’à prendre votre logis dans mon hôtel, j’aurai l’insigne bonheur de vous retrouver à mon retour. Ah ! monseigneur, attendez-moi, je vous en supplie, car mon âme est bien triste et j’ai besoin de votre affection paternelle.

« La malheureuse enfant ! frémit l’archevêque. Elle va à son destin. C’est Dieu sans doute qui la conduit !… » « Ma fille, dit-il à la servante. Je repars à l’instant.

– Quoi, monseigneur, sans même accepter le repas que j’avais si soigneusement préparé ?

– Ma foi, pour le repas, je l’accepte. Mais vous m’attendiez donc ?

– Depuis le départ de ma maîtresse, Monseigneur est attendu tous les jours. »

Ce que cette digne femme ne disait pas, et ce qu’elle avait ordre de ne pas dire, c’est que toutes ses délicates attentions étaient voulues et organisées par une personne qui attendait dans la pièce voisine. Cette personne, Louis de Richelieu la vit lorsqu’il entra dans la salle à manger. C’était Mlle Rose Houdart.

L’archevêque, tout en mangeant et buvant de grand appétit, examinait à loisir cette belle fille aux allures paisibles, dont l’attitude révélait cette fierté féminine qui réside dans la modestie.

« Assurément, se dit-il, c’est quelque amie de ma pauvre Annaïs, son maintien, son tact, trahissent assez qu’elle est de naissance. Mais qui est-ce ? »

« Mon enfant, dit-il à haute voix, me ferez-vous la grâce de m’apprendre à qui je suis redevable d’une hospitalité si gracieusement exercée ?

– Monseigneur, Votre Éminence le sait déjà : elle est traitée ici par très haute et très puissante demoiselle Annaïs, comtesse de Lespars.

– Oui, dit l’archevêque avec émotion. Tels sont bien les titres de cette noble fille, et c’étaient ceux de sa mère. Mais c’est de vous que je voulais parler, mon enfant.

– Monseigneur, je m’appelle Rose, et je suis la fille de dame veuve Rosalie Houdart, qui tient auberge à l’enseigne de la Belle Ferronnière.

– Rose ! dit-il. Le nom vous sied admirablement. Rose de beauté, certes, pardonnez cette vérité à un homme qui a renoncé au monde. Mais aussi, rose de vertu, cela se voit. Je ne vous oublierai pas. Et vous-même, si jamais vous avez besoin de paroles qui bercent une de vos douleurs, si vous cherchez un cœur compatissant et ami pour y verser les peines du vôtre, venez me trouver ou appelez-moi, mon enfant. »

Le prélat s’était levé. Il ajouta en considérant attentivement la jeune fille :

« N’avez-vous rien à me dire ? »

Rose Houdart baissa la tête et devint pâle.

« Eh bien ! oui, monseigneur. Il y a une douleur dans ma vie ; car j’aime qui ne peut m’aimer… Nous ne sommes plus au temps où les rois épousaient des bergères, monseigneur. M. le comte de Mauluys est de haute noblesse et je suis de petite bourgeoisie. Vous voyez qu’il y a un abîme entre nous. »

L’archevêque demeura interdit. Un abîme : elle avait dit le mot.

« Le comte de Mauluys, murmura-t-il machinalement. Un gentilhomme angevin, si j’en crois mes souvenirs. Famille ruinée sous le défunt roi, race fière de ses ancêtres, de son blason, et qui a accepté avec orgueil la pauvreté plutôt que d’aller à la cour réclamer les compensations auxquelles elle avait droit après les sacrifices consentis pour assurer les prétentions du Béarnais… Oui, je vois maintenant quelle peut être votre douleur, le comte de Mauluys, dont vous me parlez, a gardé l’esprit de son père. Où est-il en ce moment ?

– Il est parti avec M. Trencavel pour veiller au salut de celle que vous êtes vous-même venu secourir…

– M. Trencavel ! Ce maître en fait d’armes dont m’a entretenu le brave qui est venu me chercher à Lyon ?

– C’est cela même, monseigneur.

– Mon enfant, vous avez trop grand cœur pour que je veuille vous offrir quelque banale consolation. Une fille telle que vous puise dans sa propre fierté les moyens de combattre et de vaincre une douleur aussi profonde et sincère. Recevez donc la bénédiction que je vous donne du fond de mon cœur, en suppliant le Tout-Puissant de vous rendre la paix du cœur. »

Elle se courba respectueusement sous le geste du prélat. Une heure plus tard, le cardinal-archevêque courait sur la route de Blois.

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