X LE CLOS SAINT-LAZARE

Michel Zévaco

Le traquenard était prêt. Richelieu le perfectionna : il fit fermer toutes les portes de Paris, hormis les deux où Rascasse et Corignan devaient se poster en chefs de guet-apens. Tout cet énorme préparatif pour la capture d’un seul homme vous avait je ne sais quoi de hideux.

Le lendemain, Trencavel sortit de Paris par la porte Montmartre et se dirigea vers l’enclos Saint-Lazare.

Midi sonnait au loin lorsqu’il mit pied à terre devant la maison signalée. Il était à l’heure.

Saint-Priac, lui aussi, s’était mis en marche vers la maison que, franchie la porte, on apercevait de loin derrière les bâtiments de Saint-Lazare, un peu sur la hauteur. Seulement, c’est vers onze heures qu’il avait fait route – vers la mort ; du moins, il le croyait. Il montait le cheval et portait le costume avec lesquels Richelieu avait coutume de se montrer aux Parisiens. Le cheval était noir ; le costume, pourpoint violet passementé d’or, feutre à plume violette, hautes bottes fauves, grand manteau rouge.

De la porte Saint-Denis jusqu’à l’enclos Saint-Lazare, ce furent des minutes horribles. Chacune de ces minutes pouvait cent fois apporter la mort. Quand il atteignit les murs de l’enclos, il était livide et dut se raidir sur sa selle pour ne pas défaillir. Seulement, arrivé là, il poussa un soupir et dit : « Je suis sauvé. »

Pourquoi sauvé ? Derrière les murs du couvent, au fond d’un renfoncement occupé par une colonie d’orties, quelques visages se montraient ; en regardant bien, vous eussiez aperçu là une dizaine de gaillards, leurs chevaux attachés un peu plus loin. Saint-Priac fit un léger détour et passa près d’eux. Ils se redressèrent et se tinrent en parade.

« N’oubliez pas mon coup de sifflet », dit Saint-Priac à demi-voix.

Et, sans avoir paru les voir, il poursuivit son chemin vers la maison de Chalais : Saint-Priac voulait bien se battre et risquer sa peau, mais il ne voulait pas se laisser massacrer sans bagarre.

En somme, les hôtes allaient être nombreux, dans cette maison où deux personnages seuls eussent dû se rencontrer : Trencavel y allait. Saint-Priac y allait. Montariol y était déjà. Rascasse et Corignan s’y cachaient déjà. Dix sacripants étaient prêts à s’y élancer. Et enfin, dans la salle du rez-de-chaussée, il y avait un personnage qui attendait depuis dix heures du matin : c’était Annaïs de Lespars.

Le matin, à la première heure, elle avait reçu un cavalier envoyé par la duchesse de Chevreuse. Et le cavalier avait dit : « Nous avons reçu hier une dépêche de son secrétaire : il viendra, il sera seul… » À dix heures, Annaïs fit son entrée dans la maison solitaire juchée sur la hauteur qui dominait le cloître. Elle s’installa dans la grande salle. À droite et à gauche, il y avait deux portes qu’elle ouvrit ; elles donnaient sur deux petites pièces. Il n’y avait personne.

Assurée qu’elle était seule, elle tira son épée, l’essaya en la faisant ployer, et la déposa sur une table. Elle était pâle.

« Le tuer, murmura-t-elle. Ou être tuée par lui. Si c’est moi qui succombe, Trencavel va venir et il continuera la bataille avec cette épée… (Elle frissonna.) Viendra-t-il ?… Qui est-il ?… Pourquoi ai-je confiance en lui quand tout l’accuse d’être l’espion du cardinal ?… Viendra-t-il ?… Oh !… mais pourquoi Richelieu vient-il de si bonne heure ?… alors que Trencavel n’est pas là encore, lui ! »

Elle palpitait. Une ombre obscurcit l’entrée pleine de soleil. Annaïs, lentement, mit la main sur la garde de l’épée sur la table et leva les yeux. Ces yeux se dilatèrent d’une sorte d’épouvante, et quelque chose comme un faible cri expira sur ses lèvres, blanches soudain : « Saint-Priac !… »

L’épouvante était en elle. Cela ne venait ni de l’étonnement, ni de la peur. Cela venait de cette affreuse pensée : « Richelieu a été prévenu !… Prévenu par Trencavel ! »

Saint-Priac ne bougeait pas. Du premier coup d’œil, en ce jeune cavalier debout près de la table, la main sur une épée nue, il avait reconnu Annaïs. La stupeur le pétrifiait. Et l’angoisse de ce qu’il pouvait y avoir sous cette rencontre… Le cardinal l’envoyait à Chalais : il trouvait Annaïs de Lespars. Pourquoi ?

« Quoi qu’ait voulu l’Éminence, je ferai tourner ceci à mon profit. Puisque la voici, je la prends pour moi ! »

D’un coup de sifflet strident, il déchira le vaste silence de la lande. Embauchés pour le défendre, les dix sacripants serviraient à une autre besogne, voilà tout. Et il entra.

Annaïs, son épée à la main, marcha à la porte de droite, qu’elle avait ouverte l’instant d’avant : cette fois, elle ne s’ouvrit pas !… Et celle de gauche se trouva aussi fermée ! Dans ces deux pièces vides quelques minutes avant, il y avait des gens : l’intention du guet-apens était évidente.

Abandonnant, l’entrée, Saint-Priac se plaça entre Annaïs et un escalier qui lui eût ouvert une retraite vers les régions supérieures de la maison. Elle jeta autour d’elle un regard farouche d’antilope prise au piège. Elle entendit le galop précipité de plusieurs chevaux, et, brusquement, les dix estafiers apparurent, le poignard au poing, et hurlant :

« Sus ! Sus ! À mort ! Qui faut-il tuer ?…

– Hors d’ici, mes drôles ! commanda Saint-Priac. Gardez l’entrée et attendez que je vous appelle ! »

Annaïs, d’un geste, remit son épée au fourreau.

Saint-Priac s’approcha, et d’une voix tremblante :

« Avec votre épée au poing, vous étiez belle. Jamais je ne vous ai vue aussi étincelante. Qui pensiez-vous trouver ici ? Qui comptiez-vous tuer ? »

Elle allongea la main, toucha le manteau rouge :

« Pourquoi portez-vous l’habit du cardinal de Richelieu ? »

Il se débarrassa du manteau qu’il jeta dans un coin, et :

« C’est lui que vous vouliez tuer, dites ? Vous vouliez vous battre contre Richelieu ! Oh ! que vous êtes belle ! Eh bien ! voici ma poitrine. S’il vous faut une épée contre laquelle choquer la vôtre, voici la mienne ! »

Elle eut une dénégation de dédain.

« C’est vrai ! fit-il dans un souffle ardent. Vous me méprisez trop pour cela. Que suis-je ? »

Il était haletant.

« Je suis l’homme qui vous aime… Nul ne vous aimera autant que moi !

– Allons, dit-elle froidement, faites donc votre besogne : le cardinal attend votre rapport. »

Saint-Priac écuma. Ses yeux eurent des lueurs sanglantes.

« Eh bien, non, je ne mourrai pas de honte sous votre mépris. Je mourrai de douleur sous votre haine. À moins que bientôt je ne puisse me rire de votre haine elle-même…

– Finissons-en. Je ne vous haïrai pas.

– Vous me haïrez, rugit Saint-Priac. Et ce sera ma joie. Votre mère… »

Il s’arrêta, haletant, hésitant peut-être. Une aube d’horreur se leva dans le clair regard d’Annaïs. Elle cria :

« Ma mère !… Que voulez-vous dire ?…

– Votre mère ! C’était le grand obstacle entre vous et moi. Même avant que Richelieu eût voulu la tuer, j’y pensais, moi. »

Annaïs écoutait avec l’anormale attention des cauchemars.

« L’homme vint à Angers… l’homme envoyé par le cardinal. Il me parla. Je sus que la volonté de Richelieu se confondait avec ma volonté. Nous convînmes que le petit homme se vanterait de la chose… »

Saint-Priac se pencha vers Annaïs, farouche, terrible en cette minute, et acheva :

« Mais c’est moi qui accomplis l’acte. C’est moi qui versai le poison. C’est moi qui tuai votre mère. Ah ! tonna-t-il en se redressant, le petit homme n’eût pas osé, lui ! J’ai osé !… Essayez encore de me dire que je ne vaux pas votre haine ! Je sens que je vous hais de toute la haine que vous me portez. Plus de masque. Plus d’amour. Je suis le maître ici. Vous êtes à moi. Holà ! holà ! vous autres ! »

En un clin d’œil, la salle fut envahie par les dix sacripants. Annaïs était comme morte. Vaguement, elle sentit qu’on la poussait. Elle entendit Saint-Priac jeter des ordres d’un ton bref. Et, tout à coup, elle se trouva sur un cheval, parmi des gens. Saint-Priac se mit en tête de la troupe et cria :

« Suivez-moi ! »

La bande s’élança vers le nord, traçant un grand demi-cercle autour de Paris. C’était le moment même où Trencavel franchissait la porte Montmartre.

Trois heures plus tard, Saint-Priac quittait le comte de Chalais. Puis, grand train, il arrivait sur la place Royale, et bientôt faisait son entrée dans le cabinet du cardinal qui le regarda avec étonnement. Le bravo comprit et sourit :

« Pas un accroc à vos costumes, monseigneur. Pas le plus petit coup de miséricorde. Je reviens le plus simplement du monde, honoré des salutations d’une foule de gens qui m’ont pris pour Votre Éminence. »

Le cardinal considérait ce visage livide, ces traits qui semblaient s’être durcis, et songeait : « Il s’est passé quelque chose. Mais quoi ? »

« Le comte de Chalais ? demanda-t-il.

– M’a reçu fort galamment… Il était seul, monseigneur, absolument seul, et m’a expliqué qu’il aurait eu l’honneur de servir lui-même Votre Éminence. La collation était toute préparée. Je suis forcé de l’avouer à Votre Éminence, j’étais en appétit. M. le comte a insisté avec une telle bonne grâce… bref, nous nous sommes attablés, avons dévoré la collation préparée pour vous. »

Sur un geste du cardinal, Saint-Priac se retira. Il pensait :

« Elle est à moi. À moi seul. Je l’ai conquise. Je la garde ! »

« Il s’est passé quelque chose, se disait Richelieu, quelque chose qu’il faut que je sache ! »

Trencavel avait pris joyeusement un trot relevé. Il parvint au cloître Saint-Lazare. Là, il s’arrêta court, dressé sur ses étriers. Au loin, dans la direction du Temple, une poussière épaisse courait à ras du sol. Trencavel, immobile, considérait ardemment le nuage de poussière qui s’en allait courant vers le Temple, et il murmura :

« Qu’est-ce que cela ?… »

Trencavel, secouant la tête, se remit en marche. Bientôt, il mit pied à terre. La porte était grande ouverte. Pourquoi ? Il entra. Tout était calme, paisible, en bon ordre. Il sourit joyeusement :

« Bon. J’arrive premier. »

En ce moment, toutes les portes de Paris se fermaient, excepté les deux laissées ouvertes en souricières.

Share on Twitter Share on Facebook