La salle du Conseil des dix se trouvait dans le palais ducal qui contenait aussi la salle des Inquisiteurs d’État – double menace ! Les Dix et les Inquisiteurs vivaient dans l’ombre autour des doges : deux pinces de la même tenaille toujours ouverte pour broyer. Lorsque le doge était homme de proie et d’ambition, il essayait de saisir les deux pinces, et la tenaille servait alors à broyer le peuple. Lorsque le doge était homme de liberté, lorsqu’il était suspect au patriciat, comme Candiano, c’est sur lui et les siens que se refermaient les dents de la terrible machine politique.
Foscari entra dans la salle du Conseil. Il prit place dans une stalle de bois sculpté en face des dix stalles dont une seule était inoccupée : celle de Davila !
Le Grand Inquisiteur était entré seul. Qu’était devenu Roland ?
Les neuf membres du Conseil des Dix, constitués en tribunal secret, étaient à leurs places.
« Messieurs, dit Foscari, depuis longtemps vous connaissez les menées souterraines de Roland Candiano. Dans votre esprit, il est condamné. Est-ce exact ? »
La plupart des neuf inclinèrent la tête, gravement.
« L’occasion seule nous faisait défaut. Nous avons ce soir le flagrant délit de trahison. Les hurlements de la plèbe qui entoure ce palais en acclamant le traître sont la plus terrible et la plus précise des accusations. Est-ce vrai ? »
Le même signe fut répété, mais par cinq seulement des neuf juges.
« Messieurs, continua le Grand Inquisiteur, en ce moment, les minutes sont précieuses. La révolte qui menace nos privilèges doit être étouffée dès ce soir. Roland Candiano a soulevé les mariniers ; Roland Candiano a fomenté l’insurrection contre le patriciat. La formalité que nous accomplissons nous sauvera à condition d’être rapide.
– Votons ! dit Mocenigo, l’un des Dix.
– L’un des nôtres manque, observa Grimani.
– C’est vrai ! ajoutèrent deux ou trois autres. Nous ne pouvons voter ! »
Altieri essuya son front couvert de sueur.
Foscari eut un sourire implacable.
« L’un des vôtres est absent, et vous allez savoir pourquoi, dit-il. Mais avant de vous expliquer comment la stalle de l’illustre Davila est vide…
– Avant de vous parler de Davila, reprit le Grand Inquisiteur, finissons-en avec les formalités que nous impose la loi ! »
Foscari sortit de sa stalle et alla lui-même ouvrir toute grande la porte du fond – non celle par où il était entré, mais une porte qui donnait sur une salle vide. C’est là que devaient se tenir les témoins venant déposer. Des témoins, il n’y en avait jamais… Jamais personne ne se présentait à l’appel de l’Inquisiteur. Mais la loi exigeait cet appel.
À haute voix, sur le seuil de la porte, Foscari parla avec solennité :
« Que celui qui nous a dénoncé Roland Candiano pour le salut de la république, que celui-là, s’il est ici, entre et parle selon sa conscience ! »
Il attendit un instant, puis regagna sa place.
Comme il atteignait sa stalle, il perçut qu’un frémissement agitait les juges. Il se retourna et demeura stupéfait.
Une femme était là, dans l’encadrement de la porte qu’il venait de quitter !… Cette femme, c’était la courtisane Imperia !…
Foscari se remit aussitôt de son trouble.
« C’est vous, demanda-t-il, qui avez dénoncé Roland Candiano ?
– C’est moi ! dit Imperia.
– Parlez donc librement et sans crainte. »
– Je vais dire… toute la vérité… toute, oh ! toute ! si affreuse qu’elle soit !… » murmura-t-elle.
À ce moment, la porte qui donnait du côté de la salle des doges s’ouvrit, et Léonore parut.
La parole expira sur les lèvres d’Imperia. Ses yeux se fixèrent sur la jeune fille avec une expression d’intraduisible haine.
« Qui ose pénétrer ici ? » tonna Foscari.
D’un pas rapide, Léonore s’était portée au milieu de la salle.
Elle se tourna vers les juges et d’une voix brisée de sanglots :
« Pardonnez-moi… je viens le défendre !… »
Elle était si belle, ses yeux baignés de larmes exprimaient une telle douleur qu’une prodigieuse émotion fit palpiter ces hommes ! seul, Altieri demeura affaissé à sa place, en proie à un vertige de jalousie, se demandant s’il n’allait pas se tuer d’un coup de poignard.
Lentement, Imperia s’était reculée.
Léonore la vit-elle seulement ? Ce n’est pas probable. Et tout de suite, elle commençait à parler.
« De quoi l’accusez-vous ?… Qu’a-t-il fait ? Il devait être de retour au bout d’une heure, et l’heure s’écoule… Où est-il ?… Seigneurs, chers seigneurs, je reconnais parmi vous des hommes qui étaient ses amis… Vous, Altieri, comme il vous chérissait !… Et vous, Mocenigo, il s’est battu pour vous !… Et vous, Grimani, ne l’avez-vous pas souvent accompagné chez mon père ?… Et vous, Morosino, il a sauvé votre fils ! Vous étiez ses amis… Et vous êtes là pour l’accuser, pour le juger, le condamner ! Chers seigneurs, si vous me l’enlevez, ôtez-moi la vie, arrachez-moi l’âme, puisqu’il est mon âme et ma vie… Vous vous étonnez ! Comme si une Dandolo ne savait pas son devoir !… Une de mes aïeules a sauvé la république… je puis bien, moi, sauver mon époux ! J’ai le droit d’être ici ! Je veux savoir ?… De quoi l’accuse-t-on ?… Qui l’accuse ?…
– Moi », dit Imperia.
Léonore eut un sursaut d’horreur, et se tournant vers la courtisane qui s’avançait, fixa sur elle des yeux hagards.
« Vous madame !… Qui êtes-vous ?…
– Vous allez le savoir ! Je me nomme Imperia… j’exerce dans Venise un métier que j’ai exercé à Rome. Je suis une pauvre femme souillée… Je fais profession de ma beauté. Comprenez-moi bien, madame, je suis une courtisane… »
Tout ce que la jalousie et la haine peuvent mettre de poison dans des paroles, Imperia le mit dans ces mots.
Léonore secoua la tête.
« C’est moi qui ai dénoncé Roland, acheva Imperia.
– C’est vous… qui dénoncez… Roland !… bégaya Léonore.
– Moi, madame. J’ai dénoncé… j’accuse Roland Candiano d’avoir comploté la destruction de l’État en frappant les membres du Conseil l’un après l’autre… »
L’accusation était si formidable que les juges en frémirent d’épouvante. Léonore, d’un geste de folie, écarta les cheveux qui frissonnaient sur son front. Aucun cri ne s’exhala de sa gorge serrée. De la même voix basse et tremblante, elle murmura :
« Des preuves… une telle infamie… oh ! madame…
– Des preuves ! exclama la courtisane. Des preuves ! J’ai moi-même surpris le complot, chez moi. »
Un cri d’atroce désespoir s’exhala cette fois de la gorge de Léonore. Elle bondit vers la courtisane, saisit ses mains, plongea son regard dans les yeux d’Imperia.
« Chez vous !… Vous dites que Roland est venu chez vous !…
– Qu’y a-t-il là d’étonnant ?… Il y venait tous les soirs… un peu après minuit… »
La jeune fille eut un tremblement de tous ses membres. Elle sentit ses yeux se voiler et ses tempes battirent violemment.
« Madame… par pitié ! ne vous jouez pas de mon désespoir… La vérité… dites-moi la vérité… dites-moi que j’ai mal entendu… mal compris… que Roland ne venait pas chez vous…
– C’est chez moi que les choses se sont passées, dit froidement Imperia. C’est chez moi que Roland Candiano a, la nuit dernière, commencé à exécuter son complot en frappant l’un des vôtres, seigneurs juges !… »
Un sourd grondement parcourut les stalles, et tous les yeux se portèrent vers la place inoccupée.
« Davila a été assassiné ! » proclama Foscari.
Léonore avait reculé les mains à ses tempes, les yeux invinciblement attachés sur la courtisane. Et elle entendit l’abominable vérité que la courtisane expliquait aux juges :
« Il me reste, seigneur, à vous dire pourquoi Roland Candiano a frappé Davila, le premier de vous tous… Le malheureux Davila est mourant chez moi. Il est certain qu’il sera mort demain… Voici comment la chose s’est passée : Roland Candiano a surpris Davila chez moi, dans mon palais. Il l’a frappé d’un coup de poignard. Car chacun sait que, de tous mes amants, Roland Candiano était certes le plus amoureux, et le plus jaloux… »
Ce fut, sur les lèvres de Léonore, une plainte si navrante qu’un tressaillement de pitié parcourut les stalles du Conseil.
Imperia penchée en avant, écoutait le gémissement, elle aussi, de toute son âme.
Inconsciente, bouleversée, Léonore se dirigeait vers la porte, avec une seule idée encore vivante :
S’en aller bien loin… fuir… et mourir, seule, loin de tout, mourir avec, sur les lèvres, cette plainte navrante qui lui échappait sans qu’elle en eût conscience…
Elle atteignit la porte. Elle allait disparaître.
À ce moment, elle s’arrêta et se retourna soudain, comme galvanisée par un espoir insensé, foudroyant, avec une clameur de joie impossible à traduire !… Altieri aussi se retourna, mais livide d’angoisse ! Imperia aussi se retourna, mais blanche d’épouvante !
C’est qu’un huissier venait d’entrer dans la salle par l’autre porte. Et cet huissier annonçait :
« Messeigneurs les juges, voici le noble et illustre Jean Davila qui vient prendre sa place parmi vous !… »
Davila !… C’était Jean Davila qui venait !… Par quel prodige d’énergie ?… Comment ? Pourquoi ? Que voulait-il ?
Ce qu’il voulait !… Se venger d’Imperia ! Tout ce qu’il y avait encore en lui de vie, d’âme et de souffle se condensait intensément dans cette volonté farouche.
Et pour se venger d’Imperia, sauver Roland Candiano !…
Il était venu, au risque certain d’achever par ce suprême effort ce que le poignard d’Imperia n’avait pas fait sur le coup !
Indescriptible fut l’effet produit par la soudaine apparition des quatre laquais herculéens qui portaient un large fauteuil et entrèrent d’un pas pesant. Jean Davila était assis, livide.
Un silence de mort pesa sur ce drame poignant.
Alors, la voix de Foscari s’éleva :
« Jean Davila, cette femme accuse Roland Candiano de vous avoir frappé. Vous qui allez mourir, qu’êtes-vous venu attester devant vos pairs ?… »
Les neuf juges se penchèrent pour recueillir la parole suprême…
Léonore ferma les yeux et joignit les mains… Imperia se ramassa sur elle-même comme pour recevoir le coup fatal…
Jean Davila appuya ses deux mains sur les bras du fauteuil.
Et sa voix, faible pourtant comme un souffle d’outre-tombe, retentit avec une étrange sonorité :
« J’atteste… que… »
Il haleta… ses yeux se convulsèrent…
« Parlez ! dit Foscari. Parlez, juge qui allez comparaître devant votre juge ! »
Davila se débattit une seconde dans un spasme.
« J’atteste… j’at… »
L’horreur de la mort, tout à coup, se plaqua sur son visage ; une mousse de sang rougit sa bouche ; il s’abattit.
Foscari se pencha, le toucha, puis se releva :
« Messieurs, votre pair Jean Davila est mort… »
Silencieusement, les juges se découvrirent.
« Mort, continua Foscari, mort en accomplissant son devoir, mort en attestant que cette femme nous a dit la vérité !… »
Un râle funèbre lui répondit… Tous se retournèrent…
Et ils la virent, aussi blanche que Davila, se traîner vers la porte, l’ouvrir de ses mains convulsivement agitées, et s’en aller, lentement, courbée, dans une douleur sans nom…
En même temps, les clameurs lointaines se rapprochèrent et retentirent avec une violence de tempête.
« Messieurs, cria Foscari, dont les yeux flamboyèrent alors, demain nous déciderons la peine qu’il convient d’appliquer à Roland Candiano. Ce soir, étouffons la révolte !… Altieri, vous avez le commandement des hommes d’armes… Messieurs, l’émeute gronde… Chacun à votre poste de bataille !… »
Altieri, d’un bond, s’élança sur les traces de Léonore.
Foscari demeura le dernier.
Au moment où, ayant regardé avec un énigmatique sourire le cadavre de Jean Davila, il allait s’éloigner, un homme parut et se courba très bas devant lui en murmurant :
« Ai-je bien travaillé pour votre gloire et votre puissance, maître ?
– Oui, Barbo, dit Foscari ; tu as bien travaillé ; tu es un serviteur formidable. Va, nous compterons ensemble, quand…
– Quand vous serez doge de Venise et maître de la haute Italie, monseigneur ! »
Sur la place Saint-Marc, des arquebusades éclataient parmi des hurlements, des imprécations et des clameurs furieuses…