VI LA DESCENTE AUX ENFERS

En sortant de la salle des Doges, escorté de l’Inquisiteur, Roland Candiano avait rapidement traversé les trois pièces désertes qui précédaient la salle du Conseil des Dix.

Foscari ouvrit une porte, et dit :

« Entrez là… vous serez appelé dans quelques instants. »

Roland eut une courte hésitation, puis il entra !…

Toute sa vie, il devait se rappeler cette seconde d’hésitation qui, en ce moment, lui parut étrange et qu’il se reprocha même comme une faiblesse !…

Une fois qu’il fut entré, la porte se referma doucement. Cinq minutes s’écoulèrent, puis dix… puis dix autres encore… puis une heure…

Dès les premiers moments d’impatience, Roland voulut ouvrir la porte : elle était hermétiquement fermée.

« Voyons, se dit-il, gardons tout notre sang-froid. Il a pu se passer tel incident de forme qui retarde le moment où je dois parler aux juges… et puis, je m’exagère sans doute la longueur du temps écoulé… »

Cependant, malgré sa force d’âme, Roland commençait à ne plus être maître de lui.

Ce fut à ce moment que la porte s’ouvrit, et dans une sorte de lumière confuse, Roland aperçut de vagues lueurs d’aciers ; quelque chose comme une bête énorme, ou plutôt un assemblage de bêtes fabuleuses, dignes d’un cauchemar, grouillant devant lui ; c’étaient des êtres vêtus d’acier, et cela se hérissait de pointes d’acier aiguës, effilées, tranchantes, insaisissables…

En même temps, les êtres informes qu’il avait entrevus se mirent en mouvement. Et ces êtres, c’étaient vingt hommes, la tête et le visage casqués de fer, la poitrine, les bras et les jambes cuirassés… des hommes d’acier qui s’avançaient d’un pas lent, uniforme, sans un mot, sans un cri !…

Et chacun d’eux croisait sa lance, une lance au bois très court, avec une immense lame d’acier emmanchée, tranchante sur les deux côtés, aiguë comme un poignard…

Cela formait une vision d’épouvante, un hérissement de bête apocalyptique… et c’était silencieux.

Roland, lui aussi, se taisait… Quelle parole eût pu rendre le délire de sa pensée ! Seulement, d’instant en instant, il essayait de saisir l’une des piques, et à chaque fois, un nouveau jet de sang jaillissait de ses bras ; il se baissa, se jeta à plat ventre, essaya de passer par-dessous, et il sentit les piques sur son front…

Il reculait, reculait encore, écumant, haletant… il recula jusqu’au mur, et dans un éclair de lucidité que lui laissa cette lutte hideuse, il se dit qu’il allait mourir là…

Mais non !… Derrière lui, le mur se fendit, s’ouvrit ; une porte secrète béa… les piques avancèrent… Il sentit le froid de l’acier sur sa gorge, il recula, s’enfonça dans un couloir sombre…

Dans le couloir, les hommes bardés d’acier, hérissés d’acier, entrèrent après lui, et continuèrent à avancer du même pas très lent, dans le même silence… Il recula. Il descendit ainsi un escalier, puis un autre ; puis il fut poussé dans un autre couloir et aboutit enfin à une large voûte éclairée dont la vue soudaine lui arracha enfin une clameur d’atroce désespoir :

« Le Pont des Soupirs !… oh ! le Pont des Soupirs !… »

Il comprenait enfin où on le poussait !

Soudain, sous les pointes placées sur sa poitrine, il fut acculé à une sorte de niche en pierre… et à peine y fut-il que des chaînes, enroulées à ses pieds, à ses bras, à sa poitrine, le réduisirent à l’impuissance…

Alors la troupe silencieuse disparut.

Hagard, presque insensé, Roland regarda devant lui…

Et devant lui, bien en face, il vit la chaise de pierre sur laquelle on faisait asseoir les condamnés pour les exécuter… non pour les tuer… mais pour une exécution plus effroyable que la mort.

Roland eut deux minutes de répit.

Alors, du bout du pont, il vit marcher vers lui un groupe d’hommes. Ils s’arrêtèrent devant la chaise de pierre – la chaise du supplicié !…

Sur la chaise, ils attachèrent un homme que cinq ou six soldats portaient tout ligoté ; cet homme avait la tête couverte du voile noir des condamnés… Et quand il fut solidement attaché sur la chaise de pierre, le groupe entier s’ouvrit, s’écarta pour que Roland pût voir. Quelqu’un prononça :

« Qu’on lui ôte le voile !… »

Roland reconnut le Grand Inquisiteur Foscari – et près de lui, il reconnut le bourreau.

Le bourreau enleva le voile noir. Et un cri déchirant, un cri d’abominable angoisse jaillit des lèvres de Roland :

« Mon père !… Mon père !… C’est mon père !… »

Le vieux Candiano, lui aussi, avait reconnu Roland !

Dès lors, le père et le fils ne se quittèrent plus des yeux jusqu’à la fin de l’épouvantable scène.

Soudain, la voix de Foscari s’éleva de nouveau :

« Candiano, le tribunal vous fait grâce de la vie…

– De quel droit le tribunal m’a-t-il jugé sans m’entendre ?

– Le tribunal, répondit Foscari, s’est inspiré de l’intérêt supérieur de la république. Il vous a jugé, il vous a condamné. Vous avez la vie sauve… Mais le Conseil a dû prendre les mesures nécessaires pour vous mettre hors d’état de nuire à la république…

– Je comprends ! fit amèrement Candiano, vous vous êtes assemblés dans l’ombre comme des lâches et vous avez décidé de me jeter dans quelque cachot d’où je ne sortirai jamais. Frappez-moi pour avoir été le vigilant gardien de nos lois, pour avoir pensé et agi selon l’éternelle justice !… Mais mon fils, que vous a-t-il fait ? Un enfant de vingt ans, messieurs ! S’il vous reste un sentiment d’humanité dans le cœur ; vous l’épargnerez. Vous épargnerez la noble jeune fille qui pleure et se désespère. C’est ma suprême prière. À ce prix, je consens avec joie à terminer ma vie dans les puits ou sous les plombs !…

– Candiano, dans une heure vous serez libre !… »

Un cri de joie échappa à Roland :

« Mon père ! vous êtes libre ! Foscari, soyez béni ! »

Un sombre sourire crispa les lèvres de l’Inquisiteur. Quant à Candiano, il avait frémi d’épouvante.

« Oh ! murmura-t-il, ils ne feront pas cela. Non… ce serait trop affreux ! »

Il avait compris, l’infortuné !

« Bourreau, dit tout à coup Foscari, fais ton devoir !

– Le bourreau ! bégaya Roland. Que vient faire là le bourreau, puisque mon père est libre !…

– Roland ! Roland ! cria le vieux Candiano dans une clameur de sublime abnégation, ne regarde pas !… »

Mais Roland regardait ! Ses yeux hypnotisés ne pouvaient se détacher de l’horrible spectacle.

Au moment où Foscari prononça l’ordre fatal, le bourreau, d’un geste brusque, s’approcha de Candiano et lui plaqua un masque de métal sur le visage. À l’intérieur du masque, à la hauteur des yeux, il y avait deux pointes d’acier fines comme des aiguilles… Le bourreau appliqua sa main gauche sur la tête du condamné pour la maintenir.

Et alors, tandis que Roland criait grâce et pitié, tandis que le vieillard se débattait dans un spasme ultime de l’instinct, la main droite appuyait fortement sur le masque. On entendit un râle.

Roland s’affaissait évanoui. Le vieux Candiano à qui le bourreau, d’un tour de main, enlevait son masque et les liens, se levait tout droit, les mains étendues, le visage troué de deux cavités sanglantes…

Le bourreau venait de lui crever les yeux !

L’effrayante opération avait été si habilement accomplie que les yeux de l’infortuné saignèrent à peine. Seulement ses paupières convulsées par la souffrance demeuraient largement ouvertes, et cela faisait une figure épouvantable.

Deux hommes le prirent chacun par un bras et l’entraînèrent hors du palais ducal. À un quai, une grande barque attendait.

On fit monter l’aveugle dans la barque.

Elle s’éloigna aussitôt à force de rames et navigua longtemps. À l’endroit où la barque toucha terre, une voiture attendait, attelée de deux vigoureux chevaux. On hissa l’aveugle dans la voiture comme on l’avait fait entrer dans la barque. Et la voiture partit au galop de ses chevaux. Elle courut pendant de longues heures et s’arrêta enfin quelque part, à l’entrée d’un village.

Alors, on fît descendre l’aveugle. Candiano sentit qu’on lui fixait un sac sur l’épaule au moyen de bretelles et qu’on lui plaçait un bâton dans la main. Alors il entendit une voix qui lui disait :

« Monsieur, vous avez du pain dans votre sac, plus dix écus d’argent. Vous avez devant vous un village où vous trouverez sans doute des âmes charitables. Allez, monsieur, allez… à la grâce de Dieu ! »

Candiano, stupide d’horreur et de douleur, demeura immobile au milieu de la route et il entendit la voiture qui l’avait amené s’éloigner rapidement. Alors l’aveugle baissa la tête et un double flot de larmes se mit à couler de ses yeux sans regard…

Roland s’était affaissé sur lui-même, évanoui, au moment de l’atroce vision du supplice infligé à son père.

Ce ne fut qu’au bout de vingt longues minutes que Roland ouvrit les yeux et regarda autour de lui avec égarement.

« Roland Candiano », appela Foscari.

Le jeune homme lui jeta un regard étonné, sans répondre.

« Roland Candiano, j’ai à vous transmettre les décisions du suprême conseil en ce qui vous concerne.

– Voici Léonore, dit le jeune homme avec un sourire. Voyez, mon père, que de beauté, et c’est surtout le charme de sa grâce infinie qui me transporte…

– Roland Candiano ! reprit le grand inquisiteur, l’émeute que vous avez provoquée avec la complicité de votre père est étouffée, grâce à Dieu et à notre énergie. Mais il est juste que vous soyez puni… Roland Candiano, le tribunal vous a fait grâce de la vie, sur les instances du noble Altieri… Roland Candiano, vous êtes condamné à la prison perpétuelle ! »

Roland ne parut pas avoir entendu ces paroles.

« Qu’on l’emmène ! dit Foscari.

– Faut-il lui laisser ses chaînes ? demanda le geôlier.

– Inutile !

– En quel cachot faut-il le mettre ?

– Mettez-le au numéro 17. »

Les hommes qui entouraient Foscari étaient des êtres de fer, des cœurs de pierre… mais ils frémirent d’épouvante.

Roland fut alors détaché. Un geôlier le prit par le bras et l’entraîna. Il n’opposa aucune résistance et se laissa conduire sans prononcer une parole. Seulement, lorsque le pont eut été franchi, lorsque le geôlier eut pénétré dans la prison, lorsqu’il eut fait descendre à son prisonnier trois étages de degrés usés, moisis, Roland se mit à grelotter et dit très doucement :

« J’ai froid… j’ai bien froid !… »

On descendit, on s’enfonça encore. Une atmosphère fétide roulait lourdement ses humides volutes dans ces sombres corridors.

Enfin, le geôlier s’arrêta et lâcha le bras de Roland.

Le malheureux se trouvait dans le cachot n° 17.

Il était rayé de la liste des vivants.

Sa pensée avait sombré dans le désastre de son bonheur.

Il était fou. Il était comme mort…

Le cachot n° 17 était une cellule assez vaste. Un étroit lit de camp était incrusté à l’un des panneaux de la muraille. En face la porte, vers le plafond, un soupirail coupé de barreaux de fer à pointes. Quelque part, sans qu’on pût préciser l’endroit, on entendait une sorte de clapotement monotone et sourd… c’était l’eau du canal… Il faisait noir, il faisait froid, et à part le clapotement de l’eau glissant sur les pierres extérieures de la prison, on n’entendait rien…

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