Revenons un instant dans le cabinet du Grand Inquisiteur.
Après le départ d’Altieri, Dandolo avait passé une heure terrible.
Les projets insensés se succédaient dans son imagination. Il pensa au suicide ! Il pensa à tuer sa fille. Oui cette fille qu’il adorait ! Nous devons dire qu’il écarta cette pensée avec horreur.
Tout à coup, il se calma : la véritable solution lui apparut brusquement. Ce n’est pas lui, ce n’est pas Léonore qui devait mourir… C’était Roland !
Il fallait que le meurtre fût rapide.
Et un nom se présenta à l’esprit du Grand Inquisiteur : Sandrigo.
Il alla à la fenêtre qui donnait sur le quai, vit une sorte de barcarol, qui, étendu dans la gondole, la tête tournée vers le palais, paraissait dormir. Le Grand Inquisiteur fit un signe. Le barcarol se leva aussitôt et s’approcha jusque sous la fenêtre.
Dandolo se pencha et prononça :
« Sandrigo. »
L’homme indiqua qu’il avait compris et s’éloigna. Vingt minutes plus tard, le bandit était en présence du Grand Inquisiteur.
« Tu vois que je tiens parole, fit Dandolo.
– Vous avez donc la piste de Roland Candiano ?
– Oui, dit le Grand Inquisiteur d’une voix sombre.
– Pour quand est-ce ?
– Pour ce soir. Trouve-toi à dix heures à l’île d’Olivolo.
– À quel endroit ?
– Près de l’église.
– Et vous me laisserez conduire l’arrestation ?
– Puisque c’est convenu ! je te dis que je tiens parole. »
Sandrigo se retira ; le Grand Inquisiteur l’accompagna jusqu’à la porte de son cabinet. Au moment où le bandit allait disparaître, il lui mit la main à l’épaule.
« Ah çà, j’espère que tu n’iras pas plus loin qu’il ne faut ?
– Que voulez-vous dire ? gronda Sandrigo.
– Ceci : que nous avons intérêt à prendre Candiano vivant. Promets-moi donc de ne pas te laisser emporter par la haine. »
En même temps il fixait sur le bandit un regard ardent.
Sandrigo paraissait irrésolu.
« Tu entends ? reprit Dandolo. Jure-moi de ne pas outrepasser les droits de ta haine ? »
À cette demande étrange, Sandrigo tressaillit, regarda à son tour le Grand Inquisiteur.
« Je vous jure, monseigneur, de ne pas dépasser les droits de ma haine », répondit-il enfin.
Et il s’éloigna rapidement.
« Ce soir, murmura Dandolo, Roland Candiano sera mort ! »
*
* *
En sortant de chez Imperia, Roland s’était fait conduire au palais de l’Arétin.
« Je vous attendais avec impatience, maître ! dit le poète.
– Vous avez été au palais ducal ? demanda Roland.
– Oui, avec Bembo que je suis étonné de n’avoir pas revu depuis.
– Racontez-moi donc votre visite au palais ducal.
– Visite de peu d’intérêt, commença-t-il.
– Bah !… Et moi qui croyais au contraire qu’il s’était dit entre le doge et vous des choses extrêmement sérieuses !… Voyez comme on se trompe !
– Vous savez que j’ai vu le doge ! s’écria l’Arétin.
– Vous le voyez bien !
– Vous savez donc tout ! Vous êtes donc sorcier !…
– Nullement, et vous allez voir combien ma science est facile en cette occasion. Vous vous demandiez tout à l’heure ce qu’est devenu votre cher ami Bembo ?
– Oui ! Et à ce propos, je devais vous faire dîner avec lui ?
– Inutile ! J’ai invité Bembo à passer quelque temps dans une charmante villa que j’ai aux environs de Venise. En ce moment même il est chez moi. Et c’est lui qui m’a dit que le doge Foscari vous avait accueilli.
– Accueil flatteur. Le doge m’a honoré de sa confiance au point de m’instruire de sa pensée et de me nommer son ambassadeur.
– Ambassadeur ! Peste !… Tous mes compliments. Et auprès de qui cette ambassade ?
– Auprès de Jean de Médicis. Je suis chargé de transmettre certaines propositions que j’ai juré de tenir secrètes.
– Pour tout le monde, excepté pour moi ! »
L’Arétin, pâle et irrésolu, s’écria alors :
« Tenez, maître ! Demandez-moi tout ce que vous voudrez, excepté de trahir la mission qui m’a été confiée.
– Très bien. Je vous demande votre vie, alors !
– Ma vie ! bégaya l’Arétin tremblant.
– Dame ! Je vous ai arraché à de braves bandits pour qui vous représentiez une forte somme. Je me repens du tort que j’ai fait à ces malheureux. Je vais donc simplement vous faire saisir, lier, bâillonner et emporter à l’endroit même où je vous ai pris, et vous rendre à ceux à qui je vous ai volé. »
Roland fit trois pas.
« Arrêtez maître ! s’écria l’Arétin hors de lui.
– Vous êtes décidé à parler ?
– Tout ce que vous voudrez, maître !
– Voyons, combien devez-vous toucher pour votre mission ?
– Cinq mille écus en tout. J’en ai déjà la moitié.
– Bon. Ce soir, les cinq mille écus seront chez vous. Ce que vous avez déjà sera un petit supplément. Et maintenant, dit gravement Roland, parlez. Et songez une autre fois que je ne serais peut-être pas toujours disposé à autant de patience qu’aujourd’hui. Nous avons conclu un pacte. Je tiens rigoureusement mes engagements. Tenez les vôtres. Je vous jure que depuis dix minutes votre vie n’a tenu qu’à un fil. »
L’Arétin, livide, fit signe qu’il se soumettait.
« Je vous écoute… » dit Roland d’une voix brève.
L’Arétin se mit alors à raconter mot pour mot son entrevue avec le doge Foscari. Il développa le côté politique de sa mission après en avoir exposé les termes, et Roland ne pût s’empêcher d’admirer la subtile intelligence de cet homme.
Cependant l’Arétin, ayant terminé sa narration, attendait curieusement ce que Roland déciderait et songeait :
« Décidément, je m’attache à la fortune de cet homme. Je ne sais qui il est, ni ce qu’il veut, mais que m’importe, au fond ! Il m’a sauvé la vie et vient de me donner cinq mille écus. Je le devine plus grand et plus fort que le doge. Oui, voilà mon maître. »
Et tout haut, il dit :
« Eh bien, maître, que décidez-vous ? Dois-je ou non remplir la mission du doge ? »
Cette question qui révélait la soumission définitive et complète de l’Arétin amena un pâle sourire sur les lèvres de Roland.
« Foscari se trompe, dit gravement celui-ci. Venise doit rester Venise. Bâtie hors l’Italie, simplement amarrée aux portes du monde, elle doit demeurer la ville des eaux. De la mer lui vient sa gloire ; c’est vers la mer, non vers la terre, qu’elle doit se tourner. Venise, c’est l’Athènes de l’Italie ; ses destinées la conduisent à un avenir d’art, de poésie, de science aimable ; les Vénitiens sont un peuple d’esprit léger, sceptique, mais capable de grandes choses pour la liberté. Athènes succomba du jour où elle voulut asservir la Grèce. Venise entrera dans le néant lorsqu’elle cessera d’être la ville de la mer, intelligente, amie des arts et aspirant à un mode de société où tous les citoyens vivront d’une même vie entièrement consacrée au commerce et aux arts. Oui, Venise peut donner au monde un grand exemple. »
Il se tut soudain, frémissant, puis reprit froidement :
« Maître Arétin, la mission que vous devez remplir après de Jean de Médicis, je l’accomplirai moi-même. Pendant ce temps, vous vous tiendrez caché dans votre palais, et à mon retour, je vous donnerai sa réponse au doge Foscari. »
Ému, ébloui par le peu qu’il venait d’entrevoir, l’Arétin s’inclina devant Roland qui, sûr désormais de l’obéissance de l’Arétin, se retira et rentra dans cette vieille maison du port où jadis avait demeuré Juana, où était morte sa mère !
Il songea que bientôt l’heure arriverait de se rendre à l’île d’Olivolo ; dans un sac, les dix mille écus de l’achat attendaient. Roland avait résolu de passer la nuit dans la maison Dandolo. Il attendait cette épreuve avec une fébrile impatience.
« Bembo est puni, murmura-t-il ; Imperia est punie ; Foscari, Altieri et Dandolo vont connaître bientôt quelle main s’abattra sur eux au moment où ils se croient bien forts et heureux ; mais elle !… ô Léonore, c’est de toi que je souffre le plus ! C’est toi qui fus la plus coupable, puisque c’est en toi que j’avais mis toute ma foi !… »
Une fois de plus, il écarta de son esprit la nécessité d’une résolution à prendre.
Vers huit heures et demie, comme la nuit était tout à fait venue, il se couvrit d’un manteau, prit le sac d’écus et se dirigea par les rues vers l’île d’Olivolo. Il entra dans le jardin et marcha droit à la maison, dont le rez-de-chaussée était éclairé.
Le vieux Philippe l’attendait dans cette salle à manger que Roland connaissait bien. À la vue de son nouveau maître, le vieillard se leva, salua et dit :
« Voici l’acte, et voici les clefs.
– Voilà l’argent, répondit Roland, veuillez le compter. »
Le serviteur empila les écus avec méthode, tandis que Roland se promenait lentement dans la pièce, paraissant réfléchir.
L’opération demanda une demi-heure. Lorsque Roland jeta les yeux sur Philippe, celui-ci achevait de ficeler le sac et se levait en disant : « Je vais vous faire visiter la maison…
– Inutile, dit Roland.
– Vous la connaissez donc ?
– Non, mais j’aurai le plaisir de la découvrir moi-même. Je tiens même, pour cette première nuit que je passe dans ma maison, à être seul. Vous avez congé jusqu’à demain, maître Philippe.
– Bien, monseigneur, dit le vieillard. Je passerai donc la nuit au palais Dandolo. »
Puis il s’inclina respectueusement devant son nouveau maître et sortit. Roland alla alors jusqu’à la porte du jardin qu’il ferma soigneusement, puis, lentement, revint vers la maison.
Il éteignit les lumières.
Alors, presque sans tâtonner, il prit les clefs et parcourut cette maison qu’il connaissait tout entière pour l’avoir si souvent parcourue avec Léonore. Arrivé devant la chambre qu’avait habitée la jeune fille, Roland s’arrêta. Jamais il n’était entré dans cette chambre.
Non !… il n’entrerait pas là !… Ou du moins, pas encore. Il ne se sentait pas assez fort.
Lentement il redescendit dans le jardin. Et presque d’instinct, sans que sa volonté l’y poussât, il marcha droit au cèdre.
« Là j’étais heureux ! » murmura-t-il.
Il lui parut que c’était d’hier qu’il avait quitté ce jardin, et qu’il y revenait comme tous les soirs, fidèle au cher rendez-vous.
Mais bientôt, là aussi, il faiblit devant les souvenirs, il recula devant l’ombre de son bonheur. Il s’enfuit avec un sanglot…
Il s’en alla jusqu’au fond du jardin, avec l’intention d’escalader le mur, de fuir, de ne plus jamais revenir… Arrivé au pied du mur, il prit son élan, et l’instant d’après, il se trouva assis sur la crête et se prépara à sauter. Comme il allait s’élancer, il s’arrêta soudain.
Dans la nuit, des ombres confuses apparaissaient immobiles… des gens qui se dissimulaient, des sbires.
Doucement, sans bruit, il s’aplatit sur le mur, et chercha à compter les sbires. Ils étaient nombreux, et placés sur une ligne qui se perdait dans l’obscurité à droite et à gauche. Roland se laissa retomber dans le jardin.
Il le coupa diagonalement et, retrouvant le mur d’enceinte, se hissa à la force du poignet, ne laissant dépasser que sa tête. Un coup d’œil lui suffit pour se convaincre que ce côté-là aussi était gardé. Il renouvela l’expérience sur un troisième point, et les mêmes ombres lui apparurent, silencieuses, immobiles.
Le jardin était cerné de toutes parts !… Roland comprit alors.
À cet instant, il retrouva tout son sang-froid. Les visions disparurent ; les songes s’effacèrent. Il n’y eut plus en lui de vivant que l’instinct de la bête traquée qui veut fuir.
Songeur, très calme, il marcha vers le centre du jardin, vers le cèdre.
*
* *
Mais au moment où il se mettait en marche, il entendit derrière lui un léger bruit. Il se retourna et vit une tête qui dépassait la crête du mur ; l’instant d’après, une autre apparut, puis une autre, de place en place. Les ombres de tout à l’heure s’étaient mises en mouvement et elles escaladaient le mur.
Tout autour de lui, Roland vit la crête du mur se hérisser de choses mouvantes et silencieuses ; il y eut des glissements mous, puis tout à coup plus rien : les sbires, sans bruit, étaient retombés vers le jardin.
La pensée de Roland, à cette minute, fut :
« Qui a pu leur faire savoir… me dénoncer ?… »
Il eut un sourire et murmura :
« Imperia !… »
Il atteignit le cèdre. Son ombrage de feuilles, que l’hiver n’arrache pas, faisait là, une nuit plus épaisse. Roland s’arrêta. Il vit les ombres qui maintenant rampaient, formant un large cercle infranchissable. Les sbires guettaient.
Quelques minutes encore et ils seraient sur lui.
Roland tira son poignard et s’apprêta à mourir.
Mourir ! Là !… Sous ce cèdre où il avait tant aimé !…
À ce moment, minuit sonna…
Et comme le dernier coup tintait dans la nuit, Roland, de sa voix extasiée de mourant, répéta :
« Léonore ! Léonore !…
– Me voici, Roland ! » dit une voix faible comme un souffle.
Roland demeura sur place, figé par la surprise.
Léonore était là, aimante, fiancée de son âme !
Et comme hier, elle allait lui dire :
« Minuit, mon cher seigneur… quittons-nous jusqu’à demain !… »
Elle allait, comme hier, prendre sa main et l’accompagner jusqu’à la porte du jardin !… Et il frissonna éperdu, flottant sur les vertigineux abîmes où sombre la raison, lorsqu’il vit Léonore habillée telle que jadis, de ses vêtements de jeune fille, belle, plus belle encore, belle comme un rêve d’amour, svelte et harmonieuse… Seulement, le sourire n’était plus sur ses lèvres figées !… oui, il vit Léonore, comme hier, lui prendre la main, et elle l’entraîna !
Il se laissa conduire, épouvanté seulement d’une délicieuse épouvante, à cette sensation inouïe que la main moite et parfumée qui était dans sa main fût vraiment la main de Léonore !
Tout à coup, il se trouva dans la maison Dandolo, devant cette porte que tout à l’heure il n’avait pas ouverte. La chambre que Léonore, jeune fille, avait occupée…
La nuit était profonde.
Mais il continuait à la voir comme en plein jour. Il lui semblait qu’elle dégageait une lumière radieuse…
Il la vit qui ouvrait la chambre et qui faisait un signe…
Il entra… la porte se referma… Léonore disparut…
Alors il tomba à genoux, ses bras se tendirent et les sanglots furieux roulèrent dans sa poitrine et montèrent à sa gorge oppressée. Léonore était descendue au rez-de-chaussée.
Avec la morbide tranquillité d’une personne en état de somnambulisme, elle alluma un flambeau et attendit !…