XI LE PRÉVÔT MONTARIOL

Michel Zévaco

Il faut maintenant que le lecteur consente à remonter de quelques heures dans le temps pour suivre trois personnages qui jouent un rôle en cette aventure. Le premier, c’est Rascasse. Puis Corignan. Puis Montariol.

Rascasse habitait rue Saint-Antoine, près de Saint-Paul – c’est-à-dire près de la place Royale, où logeait Richelieu, – il s’était donc fait là, dans une petite maison isolée, un trou. C’était un taudis. Rascasse y vivait en célibataire.

Le matin de ce jour où Saint-Priac enlevait Annaïs, il se hissa sur son cheval et se dirigea vers la porte Montmartre. Là, après avoir constaté que le poste avait été doublé, Rascasse exhiba l’ordre signé du cardinal qui, pour ce jour, mettait à sa disposition l’officier et ses gens. L’officier lut l’ordre, fit un « C’est bien ! » tout sec et dédaigneux, puis tourna le dos.

Rascasse haussa les épaules, et, poursuivant son chemin, arriva à la maison que, d’après la conversation surprise en l’hôtel de Guise, il supposait vide. Elle l’était – ou du moins le paraissait. Rascasse entra dans la maison, visita le rez-de-chaussée, et s’installa finalement dans la pièce située à droite de la grande salle.

« De là, grogna-t-il, je surveille les événements. Je n’ai plus qu’à laisser venir. À moi les deux cents pistoles de l’Éminence !… Dommage, ce Trencavel est un joli garçon qui m’a sauvé la vie… Baste !… C’est la guerre ! »

Nous sommes bien obligés de consacrer quelques lignes à Corignan. Corignan était vaniteux et d’esprit assez lourd. Il avait fait un peu tous les métiers de sacripant avant d’échouer au couvent des capucins, où on l’avait recueilli. Le père Joseph avait songé à faire de lui un espion, qu’il avait ensuite offert à Richelieu.

Corignan menait l’existence la plus indépendante qu’il fût possible de rêver. Il avait cent autres logis où il était sûr d’être bien accueilli parce qu’il avait presque toujours son escarcelle bien garnie : L’Éminence était généreuse. Le Père Joseph lui-même, quand il le fallait, n’hésitait pas à ouvrir sa bourse.

Ce même matin, Corignan se rendit à la porte Saint-Denis. Là aussi, le poste était renforcé. Là aussi, l’officier savait qu’il s’agissait d’arrêter un conspirateur, un criminel d’État, nommé Trencavel. Là aussi, enfin, ce digne militaire fit la grimace lorsqu’il eut vu l’ordre qui faisait de lui le subordonné d’un moine. Mais comme il n’y avait guère moyen de résister à une injonction venue de l’Éminence, l’officier finit par grogner :

« C’est bon, maître frocard, on t’obéira donc. En attendant, décampe ! »

Corignan trottait déjà, inspectant les environs d’un œil soupçonneux, terrifié à la pensée que Rascasse avait eu peut-être la même idée que lui, et qu’il faudrait partager les deux cents pistoles du cardinal. Enfin, arrivé un peu après dix heures au but de sa course, il constata avec jubilation qu’il était seul dans le logis.

« Laudate dominum, les pistoles sont à moi. Voyons maintenant à prendre position pour tout voir sans être vu. »

Il se dirigea vers la porte de droite et la trouva fermée :

Rascasse était là ! Alors, il alla à la porte de gauche – ouverte, celle-là. Et il entra, s’avançant dans la demi-obscurité. Au même moment, il entendit se refermer l’huis qu’il avait laissé entrouvert. Il se retourna et demeura ébahi en se trouvant nez à nez avec un homme qu’il reconnut sur-le-champ.

« Vade retro !… Le prévôt de Trencavel !…

– Ah ! ah ! fit Montariol. Eh ! bonjour, révérend capucin ! »

Rascasse avait été matinal, mais Montariol plus matinal encore. Trencavel lui avait raconté, ainsi qu’à Mauluys, les étranges rencontres qu’il avait eues en l’hôtel de Guise et la promesse qu’il avait faite à Annaïs.

« Ainsi, dit flegmatiquement Mauluys, M. de Chalais espère que le cardinal se rendra à sa maison du clos Saint-Lazare. Au lieu de Chalais, le cardinal trouvera Mlle de Lespars, qui lui offrira de se mesurer avec lui, l’épée à la main… Et vous, vous serez là uniquement pour démontrer que vous n’êtes pas une créature du cardinal. Et si Mlle de Lespars succombe, vous continuerez le combat, c’est bien cela ?

– Oui, fit Trencavel, les dents serrées, la tête en feu.

– Eh bien, voulez-vous que je vous dise ? Rien de tout cela n’arrivera. Le cardinal n’ira pas. À la place de Richelieu, vous trouverez des sbires qui vous entraîneront à la Bastille…

– Et de là à l’échafaud, acheva Mauluys. De quoi vous mêlez-vous ?…

– Je me mêle de l’aimer ! dit Trencavel de sa voix ardente. Et de la conquérir ! J’y ai engagé ma vie. Si je gagne, je gagne le bonheur. Si je perds, je ne perds que la vie… Ce n’est pas tout, Mauluys, et toi aussi, prévôt. L’entretien que j’ai eu avec elle doit rester un secret. Si vous venez là-haut pour m’aider, vous m’aurez déshonoré aux yeux d’Annaïs. Votre parole que je ne vous verrai pas au logis de Chalais ?

– Vous l’avez », dirent les deux hommes.

Mais dès qu’ils trouvèrent l’occasion d’échanger quelques mots à voix basse, Mauluys dit :

« Vers midi, je serai aux environs du clos Saint-Lazare.

– Et moi, dit Montariol, je serai dans la maison. Pourvu qu’il ne me voie pas, j’aurai tenu ma parole. »

C’est pourquoi Montariol sortit de Paris au moment même de l’ouverture des portes et arriva bon premier devant la maison signalée dont, sans une seconde d’hésitation, il fractura l’entrée. Et c’est pourquoi, s’étant posté dans la pièce située à gauche de la grande salle, il vit d’abord arriver Rascasse.

Au bout de quelques instants, Montariol sentit gronder en lui une furieuse colère. Bientôt, il sortit de son observatoire et se dirigea vers la pièce de droite, où il trouva Rascasse. Le petit homme demeura béant.

« Monsieur Montariol ! bégaya-t-il.

– Ne vous dérangez pas, fit le prévôt en refermant la porte. D’ailleurs, ce que je veux vous faire ne vous prendra que quelques secondes.

– Que voulez-vous donc me faire ? dit Rascasse, épouvanté.

– Vous tuer, simplement », fit Montariol, qui dégaina.

Rascasse vit se lever l’épée. D’une voix calme, il prononça :

« Si vous me tuez, Trencavel est perdu.

– Explique ! » grogna Montariol.

Et alors, une sorte de désespoir spécial entra dans l’âme du petit espion. Venu pour arrêter Trencavel, il allait le sauver !… C’était la fin de sa carrière.

« Le sauver ! rugit-il en lui-même. Mille fois non !… Oh ! cette idée qui me vient !… Me sauver, moi, oui ! Et m’assurer mieux que jamais de ma prise !… Oui, mais… Tant pis ; quitte ou double ! »

« Écoutez, fit-il. Trencavel, vers midi, va sortir de Paris pour venir ici…

– Comment le sais-tu ? »

Et Montariol se mit à trembler. Et à lui aussi, une pensée sinistre illumina son esprit :

« Est-ce que cette Annaïs aurait ?… Oui, oui ! Elle croit que Trencavel est son ennemi… elle a imaginé ce rendez-vous… et prévenu le cardinal ! »

« Comment je le sais, peu importe, reprenait Rascasse. Mais croyez-moi, le cardinal est bien informé. (C’est bien cela ! oh ! ceci est infâme !) Vous vous heurtez à plus fort que vous. En attendant, vous me tenez. Vie pour vie. Laissez-moi la mienne, j’assure celle de Trencavel.

– Parle donc !

– Eh bien, le cardinal est informé que Trencavel rentrera par la porte Saint-Denis. (Montariol tressaillit. Cela concordait avec ce qu’avait dit le maître d’armes.) Attendez-le ici. Dites-lui d’éviter la porte Saint-Denis, où il est guetté. Qu’il rentre par la porte Montmartre ! Par la porte Montmartre, entendez-vous ! Et il est sauvé. »

Montariol rengaina. Tout cela était plus que plausible. D’ailleurs, Montariol se promettait de surveiller. Il sortit brusquement. Rascasse étouffa un juron de joie. Il ferma la porte à clef. Mais, au moindre bruit, il ouvrait puis refermait. Annaïs, plus tard, devait trouver cette porte tour à tour ouverte et fermée.

« Trencavel passera par Montmartre – ma porte ! jubilait le petit Rascasse. Je tiens le Trencavel. Et je tiens aussi le prévôt. Que va dire le cardinal ? Je voudrais y être déjà… »

« Quelle chance que je sois venu ! songeait Montariol. Cet avorton a dit la vérité, c’est clair. La terreur lui a arraché tout le plan de l’Éminence rouge. Nous rentrerons par la porte Montmartre. Pardieu ! le tour sera bien joué. »

Le temps, cependant, s’écoula. Tout à coup, il sembla à Montariol qu’on approchait de la pièce. Il se dissimula. Quelqu’un, en effet, entra bientôt. Le prévôt referma la porte, et, au bruit, le nouveau venu se retourna, effaré. C’était Corignan.

« Bonjour, bonjour, mon révérend, fit Montariol. Vous arrivez à temps pour me donner votre bénédiction ! »

Corignan entrouvrit sa robe et, tirant sa rapière :

« Tiens, païen, la voici, ma bénédiction ! »

Il se rua. Montariol avait dégainé. Les deux rapières se choquèrent. Corignan était un redoutable ferrailleur. Montariol murmurait, haletant :

« Miséricorde, il va me tuer ! »

Le prévôt fut acculé au mur, près de la fenêtre. Corignan se fendit à fond en grognant :

« Tiens, scélérat ! Avec ces trois pouces de bénédiction dans le ventre, tu es sûr… »

On ne sut jamais de quoi Montariol devait être sûr ; à l’instant où le moine se fendait, la rapière lui sauta des mains ; emporté par l’effort, Corignan tomba sur ses genoux et, dans la même seconde, vit Montariol se pencher sur lui en grondant :

« Alors, frocard, tu croyais tout bonnement embrocher un prévôt de l’académie Trencavel ? Tu es ici pour espionner Trencavel ? Comment devais-tu le faire arrêter ?

– Par le poste de l’une des portes de Paris où il doit se présenter tantôt.

– La porte Saint-Denis, hein ?

– Non pas, fit vivement le moine : la porte Montmartre ! Je vous jure que le noble Trencavel peut rentrer en toute sécurité par la porte Saint-Denis.

– Ah ! Ah ! fit Montariol, pensif. Eh bien, nous rentrerons dans Paris par la porte Saint-Denis. Tu nous accompagneras. D’ici là, n’essaie pas de fuir, ou gare la bénédiction ! »

Montariol laissa Corignan tout étourdi de l’algarade.

« Voilà qui va bien, songea le moine. J’accompagne les deux drôles jusqu’à la porte Saint-Denis, où je commande ; là, je les fais empoigner et vais les jeter tous deux aux pieds de monseigneur, qui, alors, me couvre de pièces d’or. »

Montariol, cependant, avait pris position en haut de l’escalier qui donnait sur la grande salle. De là, il pouvait surveiller ce qui se passerait en bas. Il songeait :

« Rascasse dit que le piège est à la porte Saint-Denis. Corignan dit que c’est à la porte Montmartre. Tous deux mentent. À moins que tous deux ne disent la vérité. Que faire ? »

À ce moment, mus par un même sentiment de terreur et de curiosité, Rascasse et Corignan, sans faire de bruit, entrebâillaient leurs portes et jetaient un coup d’œil angoissé dans la grande salle. Au bout de cette salle, dans la pénombre, Corignan aperçut la tête anxieuse de Rascasse et referma vivement sa porte. Rascasse entrevit l’image détestée de Corignan et, vivement, se terra.

« M’a-t-il vu ? Et Montariol l’a-t-il vu, lui ? » se demandait chacun d’eux.

Presque aussitôt, Annaïs arriva, puis Saint-Priac. Et enfin, sur le coup de midi, Trencavel fit son apparition. Montariol avait assisté à toute la scène dramatique sans que son opinion se fût modifiée à l’égard d’Annaïs. Lorsqu’il vit que Saint-Priac s’emparait de la jeune fille, il se contenta de murmurer :

« Ils se valent et sont dignes l’un de l’autre. Qu’ils se dévorent : cela nous épargnera de la besogne. »

Trencavel, en bas, ressentait cette sourde inquiétude qui l’avait saisi en apercevant le nuage de poussière rousse qui disparaissait vers le Temple.

« Il est midi… Le cardinal devrait être là… »

À ce moment, une épée, à grand bruit, tomba à ses pieds. Trencavel eut un sursaut, leva la tête et vit Montariol.

« Un prévôt qui manque à la parole donnée…

– Maître, dit Montariol, c’est pour cela que je viens de vous rendre mon épée. Si vous me chassiez de votre académie, j’y reviendrais encore malgré vous, le jour où il faudrait donner ma vie pour sauver encore une fois la vôtre. »

Ce fut si digne, si humain, qu’un frémissement bouleversa le maître en fait d’armes. Montariol s’était croisé les bras, attendant l’arrêt. Trencavel détacha son épée et reprit :

« Monsieur, un prévôt de mon académie ne rend son épée à personne, pas même au roi, pas même à moi ! Voici la mienne. Prévôt, embrasse-moi ! »

Montariol reçut en frémissant l’accolade de son maître et, avec un mouvement d’orgueil, mit dans son fourreau l’épée de Trencavel. Le maître d’armes, alors, ramassa celle du prévôt et la ceignit.

« Qu’il ne soit plus jamais, question de ceci, reprit Trencavel. Voyons : elle n’est pas encore arrivée ?

– Elle ne viendra pas », dit Montariol.

Trencavel reçut comme un coup violent au cœur.

« Et lui ?… le cardinal ?…

– Il ne viendra pas », répondit Montariol du même ton.

Trencavel pâlit.

« Partons ! dit-il d’un ton bref.

– Non, fit Montariol. Pas encore. (Montariol désigna successivement les deux portes de gauche et de droite.) Savez-vous qui est là ?… Rascasse !… Et là ?… Corignan ! »

Trencavel blêmit. La même terrible pensée qui avait traversé l’esprit de Montariol se présenta à lui dans une aveuglante clarté :

« Annaïs seule savait que je serais ici aujourd’hui à midi. Qui a prévenu le cardinal ? Oh ! mais qui donc ?… »

Mais cette lueur, presque dans le même instant, s’éteignit, et l’affreuse pensée s’évanouit aux ténèbres d’où elle était sortie. Le cardinal avait été prévenu, voilà le fait. Il ne voulut pas s’occuper du reste. Annaïs, prévenue tardivement que le cardinal envoyait des espions au clos Saint-Lazare, s’était abstenue. Montariol avait dit : « Elle ne viendra pas ! »

Il eut un soupir et un sourire.

« Que font là ces deux sacripants ? reprit-il.

– Ils attendent votre arrestation. Le guet-apens est organisé. On sait que vous devez rentrer à Paris soit par la porte Montmartre, soit par la porte Saint-Denis. J’ai confessé les deux drôles. Il est bien clair que l’une et l’autre porte sont prêtes à vous happer au passage.

– Juste, mon prévôt. De plus, tout à l’heure quand je suis sorti, j’ai entendu dire que toutes les portes de Paris étaient fermées, sauf deux. – Le cardinal est un terrible jouteur.

– Bah ! nous avons des contres qu’il ne connaît pas ! Mais avant de sortir d’ici, nous devons nous débarrasser de ces deux drôles. Séparément ou ensemble, je leur ai déjà pardonné deux ou trois fois. Il paraît que j’étais destiné à… qu’en dis-tu, prévôt ?

– Je suis de votre avis, dit froidement Montariol.

– Bon. Lequel prends-tu ?

– Oh ! mon Dieu, peu importe.

– Eh bien, va à gauche. Je vais à droite. Amenons-les ici. »

Tout à coup, comme Montariol atteignait la porte de gauche, derrière laquelle se trouvait Corignan, le maître d’armes revint vivement sur ses pas et arrêta le prévôt.

« Qui se trouve là ? demanda-t-il dans un souffle.

– Corignan », répondit le prévôt d’un ton aussi bas.

Les yeux du maître d’armes pétillaient. Sa physionomie avait repris cette expression de joie narquoise particulière au gamin de Paris. Montariol frémit et songea :

« Il apprête encore une de ces farces, mais laquelle ? »

Trencavel, cependant, sans s’expliquer autrement, parlait, cette fois, assez haut pour être entendu de Corignan, mais de Corignan seul. Il disait :

« Mon bon prévôt, puisque tu as tué ce maudit Rascasse, il faut au moins que sa peau me serve à quelque chose. Tu ne comprends pas ? Je vais rentrer par la porte Saint-Denis, puisque c’est la seule qui ne soit pas surveillée. Mais, comme on pourrait me reconnaître, je vais m’habiller en Rascasse ! Rascasse était petit, c’est vrai. Mais tu sais que je fais de mon corps ce que je veux. Et puis, le manteau, le chapeau et son cheval… cela suffira… Dans cinq minutes, je suis Rascasse, défunt Rascasse ressuscité, et je cours à la porte Saint-Denis. »

Trencavel, se penchant, colla son oreille à la serrure. Au bout d’un instant, il entendit le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait très doucement. Alors, il entraîna Montariol, stupéfait, vers l’entrée de la maison, et, une minute plus tard, ils aperçurent le moine Corignan qui, juché sur sa mule, galopait vers la porte Saint-Denis !…

« Un ! » fit Trencavel.

Devant la porte derrière laquelle se trouvait Rascasse, Trencavel arrêta le prévôt et :

« Mon brave Montariol, tu as fourni à ce damné frocard un coup d’épée dont il s’est laissé mourir. Mais puisque je suis surveillé, puisque la porte Montmartre qui m’est seule ouverte te paraît elle-même dangereuse pour moi, il me vient une idée. Je vais m’habiller en Corignan et monter sur sa mule. Toi cependant, tu passeras par la porte Saint-Denis. Allons, vite, à la besogne. Apporte-moi la défroque. »

Trencavel n’en dit pas plus. Là, comme de l’autre côté, la fenêtre s’ouvrit, et, quelques secondes plus tard, ils purent apercevoir le petit Rascasse qui enfonçait ses éperons dans les flancs de son cheval et s’élançait vers la porte Montmartre !

« Tuer ces deux maroufles, dit alors le maître d’armes, c’eût été aussi par trop d’honneur pour eux…

– Mais je ne comprends pas, tripes du diable !

– Tu comprendras plus tard. »

Frère Corignan, cependant, accourait ventre à terre à la porte Saint-Denis.

« Oui, oui, mon brave Trencavel, déguise-toi en Rascasse !…

« Ce n’est pas frère Corignan qu’on prend à une ruse aussi grossière. – Et ce bon Rascasse qui est là-haut, éventré !

« L’officier ! Où est l’officier ? cria-t-il en arrivant à la porte.

– Ah ! fit le cornette, voici notre commandant frocard. Eh bien, et le sire de Trencavel ?

– Il va arriver, dit Corignan. Attention ! il s’est déguisé. Il montera un petit cheval tarbe de couleur pie, portera pourpoint de buffle et manteau lie de vin. Il prétendra s’appeler Rascasse… Ne l’écoutez pas et empoignez-le. Si je ne suis pas là, vous le conduirez au cardinal sans perdre un instant. »

Pendant ce temps, Rascasse arrivait tout essoufflé à la porte Montmartre et donnait ses ordres à l’officier :

« L’homme va arriver d’un moment à l’autre. Il sera habillé en moine capucin et jurera qu’il s’appelle Corignan. Saisissez-le au nom du roi et menez-le aussitôt à l’hôtel de Son Éminence. »

« Par exemple, ajouta-t-il en lui-même, c’est une fière chance que je sois enfin débarrassé du misérable Corignan. Lorsque ce Montariol sera arrêté à son tour, avant de le mener pendre, je veux lui payer une bonne bouteille. Eh, mais… pourquoi ne tenterais-je pas de l’arrêter ? Pendant qu’on saisira ici le maître d’armes, je ferai saisir le prévôt à la porte Saint-Denis, et je les offre tous deux à l’Éminence. »

Ayant donc renouvelé une exacte description de Corignan et réitéré ses ordres, Rascasse, tout bouillant d’enthousiasme, se précipita vers la porte Saint-Denis en longeant les fossés…

Cependant, frère Corignan trépignait d’impatience et ouvrait des yeux énormes dans la direction du clos Saint-Lazare. Trencavel tardait bien à venir se faire prendre !

« Ah çà ! qu’attend-il ? »

Frère Corignan, saisi d’une vague inquiétude, remonta la côte vers la maison de Chalais… Il ne voyait rien venir. Tout à coup, en inspectant la plaine derrière lui, il crut reconnaître au loin, vers la porte Montmartre, la silhouette de Trencavel et de Montariol. Frère Corignan s’assena un coup de poing sur le crâne et cria :

« Verum enim cero ! C’était une feinte !… »

Et Corignan se rua vers la porte Montmartre, qu’il atteignit au moment où les deux silhouettes entrevues la franchissaient tranquillement.

« Arrêtez-les ! Arrêtez-les ! hurla frère Corignan. Quoi ? Qu’est-ce ? Holà ! Êtes-vous fous ? »

Un soldat avait arrêté la mule par la bride. Deux ou trois autres saisissaient le moine et le tiraient à bas de sa monture. En un clin d’œil, il fut traîné au corps de garde.

« Mais je suis Corignan ! rugissait le moine. Corignanus ipse !

– C’est bien cela, pardieu !… Tenez-le bien !

– Mais j’appartiens à Son Éminence !…

– Bon, bon ! Nous allons vous conduire à elle ! »

Et Rascasse ?… Ah ! ce fut vite fait. À peine arrivait-il que l’officier, d’un ton goguenard :

« Ne seriez-vous pas, d’aventure, un certain Rascasse ?

– Oui, et voici ce que, par ordre de Son Éminence, vous devez…

– Holà ! vous autres, saisissez-moi ce drôle ! C’est lui ! »

Le pauvre Rascasse, désarçonné, roué de coups, ligoté, ficelé, bâillonné, fut jeté sur une charrette.

Les deux espions furent conduits ou plutôt portés à la place Royale, chacun par une voie différente.

Dans son vaste cabinet, Richelieu allait et venait, prêtant l’oreille au moindre bruit, nerveux, et murmurant parfois :

« Vous verrez que Trencavel va encore m’échapper… »

Au fond d’un fauteuil, un homme impassible, en sa robe de capucin : le Père Joseph. Il dit :

« Ce Trencavel ne nous échappera pas. – Ce serait contraire à l’ordre des choses nécessaires. Mais votre impatience m’étonne. Le maître doit demeurer impénétrable. »

L’Éminence rouge approuva cette théorie. Puis soudain :

« Écoutez !… Cette fois, c’est lui ! »

Du dehors montait un tumulte sourd.

Bientôt la porte s’ouvrit. Par la baie fut visible la mêlée des gens qui poussaient, tiraient, et soudain un être roula sur le tapis, violemment poussé jusqu’aux pieds du Père Joseph par l’officier qui claironna :

« Le voici, Éminence ! Voici le Trencavel ! »

Rascasse se releva, soufflant, saluant, bredouillant et finalement se campa, tout hérissé, devant l’officier, et, à toute volée :

« Imbécile !…

– Silence ! Où est Trencavel ?

– Trencavel ? Ah ! ah ! c’est à devenir fou, Éminence !

– Silence, Rascasse !… Parlez, officier !

– Rascasse ! balbutia l’officier. Rascasse… Trencavel… mais…

– Où est Trencavel ? » répéta Richelieu.

Le silence tomba sur le groupe étrange. L’officier, fit son rapport en quelques mots. Rascasse compléta l’explication. Il en résulta : 1° que Trencavel, sans le moindre doute, s’était fait prendre à la porte Montmartre et qu’on allait l’amener ; 2° que Corignan avait été tué par le prévôt.

La conclusion fut que le malheureux officier reçut l’ordre de se rendre aux arrêts. Rascasse trembla et s’attendit à être mené à la Bastille. Il songea :

« Heureusement, Corignan est mort. Heureusement !… »

Le cardinal, en effet, écrivait. Le Père Joseph écrivait de son côté. Sur ces papiers louchait Rascasse.

« Vous m’avez rendu à Angers un important service, dit Richelieu. Depuis, vous avez fait de votre mieux. C’est pourquoi votre tête est sauve, mais… »

Le Père Joseph tendit à Rascasse le papier qu’il venait de cacheter et :

« On vous pardonne d’avoir laissé périr frère Corignan et s’évader Trencavel. Son Éminence vous le dit : les services rendus… mais il faut mériter le pardon. Portez donc ceci au sous-prieur des capucins et exécutez l’ordre qu’il vous donnera. »

Dans le transport de sa joie, Rascasse baisa la main de l’Éminence grise et partit au pas de charge.

« Attendons Trencavel ! » dit l’Éminence grise.

Un quart d’heure s’écoula. Puis, tout à coup, aux antichambres, se gonfla un nouveau tumulte à l’instant même où le Père Joseph disait :

« Pauvre frère Corignan ! Je ferai ce soir réciter à son intention…

– C’est lui cette fois ! interrompit Richelieu.

– Auribus ! vociférait une voix au paroxysme de l’indignation. Auribus ambol…

– Cette voix… » murmura le prieur des capucins.

Et ce fut, brusquement, l’entrée de Corignan, encadré de deux gardes qui le traînaient chacun par une oreille.

La nouvelle explication fut brève, confuse, orageuse. Résultat : Corignan reçut l’ordre de se rendre séance tenante au couvent, et l’officier, ahuri, effaré, rejoignit son camarade aux arrêts. C’est ainsi que Trencavel demeura en liberté – pour le moment – et n’en fut pas moins deux fois arrêté sous les espèces de Rascasse et de Corignan.

« Joué ! Bafoué ! gronda le cardinal.

– Ce Trencavel est plus redoutable que je ne pensais », dit le père Joseph.

Rascasse, donc, s’élança vers le monastère de la rue Saint-Honoré. Il était doublement joyeux : d’abord de la mort de Corignan ; ensuite du pardon octroyé par l’Éminence.

Il arriva devant le sous-prieur qui lut la dépêche et se prit à sourire.

« Tout va bien ! » songea Rascasse, radieux.

Toujours souriant, le sous-prieur fit signe à l’espion de le suivre. On se mit en marche à travers de longs couloirs sombres, on descendit d’interminables escaliers. À un moment, Rascasse vit qu’il était suivi lui-même par deux grands gaillards de moines. Il continua à marcher derrière le sous-prieur qui, enfin parvenu au fond d’un humide sous-sol, ouvrit une porte blindée et, plus souriant que jamais, se tourna vers Rascasse et dit d’un ton affable :

« Entrez !… »

Rascasse vit un trou noir. L’épouvante dilata ses yeux. Il eut un brusque mouvement de recul. Mais les deux capucins gigantesques l’agrippèrent et, avec une précision qui prouvait leur grande habitude, l’enfournèrent dans la béante gueule noire. Au même instant, les ténèbres l’engloutirent. La porte résonna violemment : il était dans l’in pace…

Accroupi dans un angle, la tête sur les genoux. Rascasse tenta de lutter contre la peur… Un instant, il crut que la porte se rouvrait, que quelque chose roulait par les trois marches où il avait roulé lui-même. Il redressa la tête. Et il ne vit rien.

Pourtant, près de lui, un souffle rauque le fit frissonner, et soudain ses cheveux se hérissèrent, il se sentit glisser au vertige…

« Qui est là ?… »

En même temps, ses mains furent saisies, étreintes, et la voix inconnue rugit :

« Qui parle ici ?…

– Peste du fantôme ! riposta Rascasse. Qui es-tu ?…

– Corignan ! Frater Corignanus !

– C’est faux ! Corignan est mort ! J’en réponds, moi, Rascasse !

– Rascasse ? Dites-moi, compère, comment se fait-il que vous vous obstiniez à être vivant ?

– Et vous, fit Rascasse, expliquez-moi pourquoi vous ne consentez pas à être mort ? »

L’échange d’explications se fit à l’instant.

« Puisque nous sommes ici, conclut Corignan, c’est que le cardinal nous a condamnés à la prison perpétuelle.

– Ah ! gronda Rascasse. Mon révérend, il faut chercher à nous sauver… »

Corignan n’écoutait plus. D’une voix de basse taille, il entonnait le miserere…

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