XVI LE ROI LOUIS XIII

Michel Zévaco

À la pointe du jour, le cardinal de Richelieu était debout. Le roi devait aller à Fontainebleau et l’avait mandé pour huit heures du matin : Son Éminence, toute la nuit, avait attendu le retour de Saint-Priac. Ni Saint-Priac, ni Rascasse, ni Corignan. Vers sept heures, le cardinal se rendit au Louvre.

Anne d’Autriche était déjà arrivée, ayant quitté le Val-de-Grâce à six heures pour se rendre aux ordres de son royal et tyrannique époux.

Dans les antichambres, les femmes de la reine attendaient. L’une de ces femmes, jeune, belle, guettait l’arrivée du cardinal. C’était Mme de Givray. Elle s’approcha de lui et, tandis qu’elle s’inclinait sous sa bénédiction, d’une voix basse :

« La reine a eu encore une entrevue avec Monsieur.

– Monsieur était-il seul ?

– Le maréchal d’Ornano l’accompagnait… »

Et l’espionne, d’un pas léger, rejoignit les dames, avec lesquelles elle se mit à rire.

Richelieu fut introduit dans les appartements du roi. Au même moment, Anne d’Autriche y entrait par une autre porte.

Richelieu, qui avait vu toutes les têtes se courber sur son passage, courba la tête à son tour.

« Sire, dit-il, je me rends aux ordres de Votre Majesté et, en même temps, j’ai l’honneur de lui annoncer que je m’installe aujourd’hui dans mon nouveau palais. »

La reine ne broncha pas.

« Sire, dit-elle froidement, je venais demander à Votre Majesté la permission de ne pas l’accompagner à Fontainebleau et de rester en mon pauvre logis du Val-de-Grâce… »

Déjà, la colère montait au front de Louis XIII. Richelieu lui fit un signe imperceptible. Le roi demeura un instant étonné, mais le cardinal ayant répété ce signe :

« Faites donc à… votre guise, madame. »

Anne d’Autriche fit une révérence au roi et sortit sans tourner les yeux vers le cardinal, livide d’amour et de rage.

« Sire, dit alors le cardinal, il est bon d’inspirer confiance à la reine. C’est pourquoi j’ai prié Votre Majesté de lui laisser toute latitude. Mais je suis là, et je veille. »

Louis XIII jeta sur son ministre un regard noir de haine et peut-être aussi de désespoir.

« Je suis las, dit-il de ce ton morne qu’il perdait bien rarement. Tout cela m’épouvante et me déchire le cœur. Ainsi donc, Gaston… mon frère ! oui, mon frère, aurait osé… Ah ! monsieur, quel terrible veilleur vous êtes !… J’eusse aimé mieux ne pas savoir ! »

Louis XIII, pendant quelques minutes, demeura silencieux.

« Voyons, reprit-il, vous dites donc qu’il est question de m’enfermer dans un couvent ou une tombe, et que la reine épouserait alors mon frère, devenu roi à son tour ?

– Oh ! sire, dit enfin Richelieu avec une tranquillité sinistre, n’exagérons rien. Le Ciel en soit loué, ni la reine ni Monsieur n’ont formé d’aussi exécrables projets. Il a été dit seulement que, si le roi venait à mourir, son frère monterait tout naturellement sur le trône et qu’alors ce serait presque un devoir pour lui que de ne pas renvoyer la reine en Espagne… Voilà tout !

– Dans ma famille ! continua Louis XIII. Mon propre frère !

– Sire, dit Richelieu en s’inclinant, j’ai l’honneur de vous demander l’arrestation de mon frère Louis de Richelieu. »

Louis XIII releva vivement la tête.

« Oui, dit-il lentement. Je vous comprends, monsieur. Il n’y a plus de famille, plus de frère, plus d’épouse, n’est-ce pas, dès qu’il s’agit de politique ?

– Dès qu’il s’agit du salut de l’État, Sire.

– Soit. Qu’a fait le nouveau cardinal contre le salut de l’État, voyons… dites-moi cela, vous, son frère.

– Il a désobéi au roi et n’est sorti de Paris que cette nuit. Or, si je vous ai demandé le chapeau pour mon frère, c’était pour l’éloigner de Paris. Et si j’ai voulu l’éloigner de Paris, c’est qu’il soutient les prétentions de cette aventurière…

– La fille de cette pauvre Lespars ?

– Oui, sire. Elle a trouvé en mon frère le plus ardent défenseur…

– Mais si c’était vrai, pourtant ? Si Mlle de Lespars était réellement la fille de mon père ?

– Elle n’en serait que plus dangereuse. Mais c’est une imagination de celle que vous daignez appeler cette pauvre Lespars et qui était bien la plus redoutable coureuse d’aventures… Sire, ces chimériques prétentions peuvent porter le trouble dans notre noblesse, déjà peu disposée à la discipline que nous devons lui imposer. Je vous demande l’arrestation de mon frère…

– Monsieur le cardinal, j’ai beaucoup d’amitié pour votre frère. Je ne veux pas…

– Mais, sire ! interrompit Richelieu.

– Lorsque le roi a dit : « Je veux ou je ne veux pas », dit Louis XIII, il ne reste qu’à obéir. Je veux que mon nouveau cardinal regagne paisiblement sa ville de Lyon…

– Les désirs de mon roi sont des ordres pour moi.

– Vous pouvez dire ma volonté, cardinal. Et, maintenant, achevez. »

Richelieu eut un geste imperceptible de colère.

« Sire, reprit-il, il faut hâter l’union de Monsieur avec Mlle de Montpensier. Ainsi s’étoufferont les bruits, tomberont les suppositions et s’écrouleront les espoirs. Ainsi Monsieur sera séparé de Sa Majesté la reine mieux encore que par les murs d’une prison. Ainsi nous l’aurons arraché aux conseils perfides de ceux qui l’entourent.

– Nommez-les, dit le roi d’une voix altérée.

– La duchesse de Chevreuse, la princesse de Condé, M. de Vendôme, son frère le grand-prieur, tous ennemis de Votre Majesté ; j’en aurai bientôt les preuves.

– Et en attendant ces preuves ?

– Frapper un coup pour avertir les audacieux que la foudre est là, toute prête à les pulvériser ! Saisir le plus actif de ces mauvais conseillers, celui-là même qui a le plus d’ascendant sur le faible esprit du duc d’Anjou…

– Le maréchal d’Ornano ?

– Oui, sire, celui qui a été le gouverneur du prince en est devenu l’âme damnée. Je viens d’apprendre qu’Ornano a eu encore une entrevue secrète avec… la reine, sire ! »

Louis XIII était livide.

« Vous pouvez vous retirer, monsieur le cardinal. »

Richelieu s’inclina et, sans bruit, quitta l’appartement royal. Le soir même, Ornano était enfermé dans un carrosse qui partait aussitôt. Dans la nuit, la prison roulante s’arrêta dans la cour du château de Vincennes et, bientôt, la porte d’un cachot se refermait sur le prisonnier.

Le lendemain matin, l’arrestation d’Ornano faisait grand bruit à la ville et à la cour. Une foule de gentilshommes exprimaient tout haut leur indignation. La reine était accourue au Louvre, se demandant si ce coup de tonnerre ne présageait pas quelque terrible orage pour elle. Monsieur était là aussi, jurant, tempêtant, criant qu’il allait faire relâcher le maréchal.

Seule, la princesse de Condé, pour l’amour de qui Ornano avait risqué sa liberté et sa vie, était absente.

Le roi, dans ses appartements, entendit les murmures de toute cette foule qui encombrait les antichambres. Le duc d’Anjou pénétra chez son frère. Dans le salon privé qui précédait le cabinet royal, il trouva la reine. Le roi parut sur la porte de son cabinet. En même temps, à l’autre bout du salon, apparaissait Richelieu, entré sans bruit. Gaston fit deux pas vers le cardinal.

« Est-ce vous ? Dites ! Est-ce vous qui avez arrêté mon ami, mon gouverneur, mon père !

– C’est moi !

– Holà ! Holà ! cria le roi en saisissant Gaston par le bras. Entrez là, mon frère ! »

Et il le poussa dans le cabinet où il rentra lui-même en même temps que la reine.

« Sire, dit la reine, j’étais venue supplier Votre Majesté d’adoucir ses rigueurs contre un homme qui est de mes fidèles.

– C’est moi, madame, gronda Louis XIII, qui ai fait saisir votre Ornano. Avant d’être de vos fidèles, j’entends qu’on soit fidèle à l’État, au roi ! Vos fidèles conspirent, madame, et puisque vous les soutenez, c’est que vous-même…

– Sire, dit Anne d’Autriche avec ce suprême dédain qui seyait merveilleusement à sa hautaine beauté, je crois que vous allez insulter la reine de France. Adieu, sire ! Il convient à ma dignité de ne pas en entendre davantage. Mais l’Europe sera étonnée quand elle apprendra comment on ose traiter à la cour de France une fille de la maison d’Autriche. »

Avant que Louis XIII eût pu relever cette menace à peine déguisée, Anne avait quitté le champ de bataille. Gaston tremblait. Louis XIII se promenait avec agitation.

« Qu’on fasse entrer M. le cardinal ! » ordonna-t-il.

Puis, se retournant vers Monsieur :

« À nous deux, mon frère !

– Sire, dit Richelieu qui entrait et jugea d’un coup d’œil l’état d’esprit de Gaston, sire, voulez-vous me permettre de demander à son Altesse en quoi j’ai pu mériter sa colère ?

– Je l’avoue, dit Monsieur, je suis venu au Louvre tout furieux contre vous, monsieur le cardinal… Eh ! poursuivit-il en voyant le geste qu’esquissait son frère, ce n’est pas à cause de votre Ornano, Sire ! »

« Sublime ! » murmura Richelieu en lui-même.

Le votre était sublime, en effet, sublime de lâcheté.

« Eh bien, fit le roi, dites-nous le vrai sujet de cette grande colère.

– Sire, dit Gaston, j’ai été insulté et je ne suis pas encore vengé. Moi, votre frère, moi, fils d’Henri IV, je n’obtiens pas les réparations qu’obtiendrait le dernier bourgeois de Paris. »

Louis XIII fronçait le sourcil.

« Si j’avais su, continua Gaston triomphant, que le maréchal était accusé d’entreprises contre l’État, je l’eusse arrêté moi-même. En tout cas, je me fusse bien gardé de prendre ce prétexte pour laisser éclater ma légitime indignation. Car Votre Majesté le devine, ce n’était là qu’un prétexte. Est-il vrai, cardinal, qu’à deux reprises différentes, j’ai porté plainte contre un maître en fait d’armes du nom de Trencavel ? Cet homme, par ses paroles, ses gestes, toute son attitude, a commis sur moi un crime de lèse-majesté, car il n’ignorait pas qui j’étais.

– Est-ce vrai, cardinal ? gronda Louis XIII.

– Oui, sire. Et j’ai bien reçu les plaintes légitimes dont parle Son Altesse.

– Et Trencavel n’est pas encore arrêté ! cria Gaston.

– Sire, dit Richelieu, des ordres ont été donnés au grand-prévôt. Si ce Trencavel n’est pas encore arrêté, c’est que c’est un diable à quatre…

– Ah ! vois-tu, Gaston, que le cardinal s’occupe de te venger ?

– Oui, sire, fit Monsieur, feignant de bouder encore, et je remercie Son Éminence. »

Le cardinal fit un signe à Louis XIII qui, sans doute, le comprit.

« Monsieur mon frère, dit le roi avez-vous pris enfin une résolution ? Êtes-vous enfin décidé à ce mariage qui nous agrée en tous points ?

– Que Votre Majesté me choisisse une femme à mon goût, dit Gaston, et je suis prêt aux épousailles.

– Cardinal, fit Louis XIII, vite, une femme pour ce vieux garçon de dix-huit ans !

– Eh bien ! dit le cardinal en souriant, je ne vois que Mlle de Montpensier…

– Eh bien ! reprit le roi, qu’en dis-tu, Gaston ?

– Sire, puisque vous voulez mon avis, je n’aime point Mlle de Montpensier…

– Il ne s’agit pas d’amour. Il s’agit de politique. Voyons, mon bon frère, fais cela pour M. le cardinal… et pour moi !

– Eh bien, sire, j’accepte ! Mais laissez-moi deux ou trois mois pour m’habituer à l’idée de me marier avec la politique !… »

Gaston n’avait que dix-huit ans, mais il était passé maître en fourberie. Il affecta de se plaindre d’être forcé d’épouser la politique, et ses plaintes furent si comiques que le roi se mit à rire aux éclats.

« Monsieur le cardinal, dit tout à coup Gaston, puisque nous sommes maintenant d’accord, je veux vous rappeler une promesse que vous me fîtes…

– Laquelle, monseigneur…

– Celle de me montrer votre castel de Fleury.

– Votre Altesse Royale me comble…

– Non pas, ventre-saint-gris !… Je veux que tout le monde voie bien combien nous sommes amis. Quel jour voulez-vous me traiter en votre Fleury avec quelques-uns des miens ?…

– Je prendrai le jour de Votre Altesse…

– Eh bien, dit Gaston, nous sommes aujourd’hui à vendredi. Je viendrai lundi.

– Gaston, dit Louis XIII avec émotion, tu es vraiment bon frère ! »

« Lundi, songeait le duc d’Anjou, lundi, le cardinal tombera sous nos coups ! »

Share on Twitter Share on Facebook