Dans la nuit du 30 au 31 janvier, les gorges de la Piave et les abords de la Grotte-Noire présentaient un étrange spectacle.
Le sombre passage, les rochers abrupts s’éclairaient de torches dont la lueur pénétrait dans les abîmes au fond desquels roulait le fleuve en grondant.
Autour de ces torches, les premiers plans en pleine lumière, les arrière-plans noyés d’ombre, une foule était assemblée.
Il y avait là cinq cents hommes environ.
Ils portaient tous le costume des montagnards.
C’étaient des rudes figures, des physionomies abruptes comme les rochers de ce paysage.
Ces hommes, appuyés sur leurs arquebuses, le pistolet et le poignard au ceinturon, composaient une assemblée formidable.
Sur la plate-forme qui s’étendait devant l’entrée des grottes, ils formaient un cercle serré.
Ceux qui n’avaient pu prendre place dans ce cercle s’étaient placés comme ils avaient pu, les uns grimpés sur des rochers, les autres accrochés à quelque arbuste…
En dedans du cercle, dans l’espace vide que les torches éclairaient violemment, un homme parlait.
Il était monté sur un échafaud, qui avait été rapidement construit.
Le silence était profond.
On n’entendait que la voix de l’homme.
Ceux qui l’entouraient ne manifestaient ni approbation ni improbation.
Mais à leurs ardents regards, à leurs physionomies tendues vers le chef qui parlait, il était facile de voir que chacune de ses paroles éveillait en eux une indestructible sympathie.
L’homme, c’était Roland Candiano.
Au moment où nous nous approchions de ce groupe fantastique, il achevait :
« Maintenant, vous êtes des hommes, puisque vous avez compris que le grand devoir des hommes n’est pas seulement de protéger les faibles, mais encore d’attaquer et de détruire les forts…
« Qu’est-ce en effet que la protection donnée aux faibles, si, par lâcheté, on tolère que les forts subsistent ?
« Les révolutions des opprimés seront à recommencer tant que ce principe n’apparaîtra pas comme évident.
« Le moyen le plus sûr, le plus honnête et le moins sanguinaire de protéger les opprimés, de les arracher à l’esclavage, c’est de s’attaquer aux puissants.
« En vain vous affirmera-t-on qu’il est des puissants animés de bons sentiments.
« Un homme est dangereux, mauvais, par le seul fait de sa puissance. Plus d’oppresseurs, donc plus d’opprimés…
« Voilà ce que vous avez admis, et c’est pourquoi vous êtes des hommes.
« C’est pourquoi, aussi, moi qui pense ces choses, je n’accepterai pas le pouvoir que vous voulez me confier.
« Si nous triomphons, je prendrai pour six mois la conduite des affaires publiques et, doge par le nom, mais non par l’esprit, je m’efforcerai d’enseigner au peuple de Venise que la liberté est le plus précieux des biens, et qu’il n’a pas besoin de maîtres, surtout de bons maîtres, pour être heureux… Après quoi, je vous dirai adieu pour toujours… »
Roland se tut.
Nous ne nous chargeons pas d’établir ici une critique des idées étranges qu’il exposait. Laissant ce soin au lecteur, nous nous obstinons dans notre rôle de narrateur.
Sans doute, les hommes qui entouraient Candiano étaient de son avis, puisque aucun d’eux n’essaya de le faire revenir sur sa détermination de ne garder le pouvoir ducal que pour six mois.
L’avenir, d’ailleurs, l’avenir de Venise ménageait des surprises à ces hommes et à Roland Candiano lui-même.
Ce qui est certain, c’est que Roland parlait sincèrement.
Mais les motifs d’ordre général et philosophique invoqués par lui n’avaient pas été les seuls à lui dicter sa résolution.
La vérité, c’est que Roland était atteint d’un mal terrible : il s’ennuyait dans la vie.
Sa passion pour Léonore, loin de s’abattre, se fortifiait de jour en jour.
Or, Léonore ne pouvait plus jamais être sienne.
Dès lors, à quoi bon s’intéresser au monde, à la vie d’un peuple même qui le considérait comme le messie sauveur patiemment attendu !
« Oui, songeait-il, si je suis vainqueur, prendre le pouvoir pour écraser à tout jamais les oppresseurs ; enseigner à ce peuple comment on devient libre, puis m’en aller n’importe où, et tout sera fini pour moi. »
Voilà ce que pensait à ce moment-là Roland Candiano.
Lorsque Roland eut fini de parler, il descendit de l’échafaud qui avait été dressé afin que chacun pût le voir et l’entendre. Il entra dans la Grotte-Noire.
Là, les chefs se réunirent autour de lui.
Roland donna à chacun d’eux des instructions précises pour le jour du 1er février.
Chaque chef devait partir dans la nuit même avec ses hommes et se diriger sur Venise, les uns par mer, les autres par la lagune.
Depuis huit jours, mille hommes étaient déjà partis et se trouvaient à Venise.
En tout, Roland disposait d’une force un peu inférieure à deux mille hommes. Nous parlons ici des combattants.
Car, dans le peuple même de Venise, parmi les marins, les barcarols, les débardeurs du port, les ouvriers et même parmi les marchands, l’immense majorité faisait secrètement des vœux pour lui.
Altieri avait les soldats.
Foscari avait les fonctionnaires de toute nature.
Une fois que ce suprême et dernier conseil se fut tenu dans la Grotte-Noire, des bandes commencèrent à descendre silencieusement la montagne.
Roland se disposa à gagner Venise et chercha des yeux son fidèle compagnon.
« Me voici, maître, dit Scalabrino.
– Partons, fit Roland.
– Je voudrais d’abord vous parler, maître », dit Scalabrino. Roland l’interrogea des yeux.
« Tout à l’heure, acheva le colosse, quand tous nos frères seront partis… »