Nous revenons maintenant sur le pont des Soupirs.
Foscari avait été enchaîné sur la chaise de pierre où neuf ans auparavant il avait fait enchaîner le doge Candiano pour lui infliger l’horrible supplice de l’aveuglement.
Mais même à ce moment il n’avait pas abdiqué son orgueil.
Son regard, empreint d’une sauvage expression de haine, se fixait sur Candiano.
Ce masque de sérénité majestueuse dont pendant si longtemps il avait recouvert sa physionomie, ce masque était tombé.
Maintenant qu’il n’était plus besoin de dissimuler, son âpre nature d’ambition forcenée apparaissait en relief.
L’orgueil dominait dans ses traits fortement accentués.
Son œil d’aigle ne se baissa pas sous le regard de Roland.
Et il y avait dans l’attitude du doge vaincu, enchaîné, une grandeur farouche qu’elle n’avait jamais eue tandis qu’il exerçait à Venise la puissance royale.
Mais l’attitude de Roland, dans sa simplicité forte et sereine, dominait encore celle de Foscari.
Le juge et l’accusé étaient dignes l’un de l’autre.
« Foscari, dit Roland, les paroles seraient vaines. Je représente ici un homme que, pour satisfaire votre soif de despotisme, vous avez brisé en plein bonheur. Je suis ici le fils de Candiano saisi par vous, aveuglé par vous, jeté par vous, seul, pauvre, sur une route solitaire, condamné par vous à la misère, poussé par vous à la folie. Comprenez-moi : Je ne suis pas un tribunal. Je suis un fils. Qu’avez-vous à dire ?
– Que vous faites bien de venger votre père, dit Foscari.
– Foscari, je vous hais, en effet, comme l’homme qui a fait le malheur d’un vieillard inoffensif… Ma volonté est de vous faire souffrir ce que mon père a souffert pour vous…
« Foscari, regardez-moi bien. C’est mon visage que vous verrez dans la nuit de vos remords… Foscari, dans quelques instants, vous ne verrez plus. Car vous allez être aveuglé comme le fut mon père, jeté sur une route solitaire comme le fut mon père, livré à la risée et à la mendicité comme le fut mon père !… »
Foscari eut un long frisson.
Une seconde, cette âme s’amollit.
Mais il retrouva aussitôt son orgueil et leva sur Roland un regard clair, empli de haine.
Les yeux de Roland flamboyèrent.
Il fit un signe.
Un homme s’approcha…
« Le bourreau ! murmura Foscari. Adieu, lumière du jour !… »
À ce moment, un grand cri retentit à l’entrée du pont, les hommes qui entouraient Roland s’écartèrent, et un vieillard soutenu par un colosse, le vieux doge Candiano guidé par Scalabrino, apparut, les mains tendues, frémissant, et si terrible dans son émotion, avec des accents si déchirants que tous ces rudes montagnards tremblèrent et se prirent à pleurer.
Le bourreau s’était reculé de Foscari.
« Mon fils ! mon fils ! appelait le vieillard. Mon fils ! Je t’entends ! Je te retrouve ! Mon fils ! Mon fils !… »
L’instant d’après, Roland, à demi fou, ivre d’une joie surhumaine, tombait dans les bras de son père.
Leur étreinte fut longue, entrecoupée de mots sans suite…
Ils oubliaient tout en ce moment. Roland ne se demandait pas comment son père avait recouvré la raison. Le vieux doge ne cherchait pas à savoir pourquoi son fils était maître dans le palais ducal…
Une main toucha enfin Roland au bras.
Roland se retourna, comme éveillé d’un rêve.
Le montagnard qui l’avait touché lui montra Foscari, et lui dit :
« Il ne faut pas prolonger son agonie… »
Roland tressaillit, saisit violemment son père par le bras, l’amena devant Foscari, et, d’une voix haletante :
« Mon père, ici est l’homme qui vous a aveuglé !
– L’homme qui m’a aveuglé ! fit sourdement le vieux doge.
– Rappelez-vous, mon père !… Celui qui vous a fait saisir pendant la nuit maudite…
– Foscari !…
– Celui qui vous a fait enchaîner sur cette chaise de pierre…
– Foscari !…
– Celui qui vous a condamné à la nuit éternelle…
– Foscari !… »
Foscari, cette fois, baissa la tête et, dans ses liens, eut un mouvement de recul instinctif.
Lui qui n’avait pas tremblé sous le regard de Roland, trembla devant ce regard vide, car cette épouvantable physionomie ravagée, c’était sa propre physionomie qu’il voyait par avance !
« Il est là, mon père, continua Roland d’une voix qui gronda en sourds accents. Il est là ! Dites, mon père ! Parlez vous-même ! Que faut-il faire de cet homme ?
– Foscari ! répéta l’aveugle en étendant les mains. Où est-il ! Fais que je le touche, mon fils ! après la joie de toucher ce que j’aime le plus au monde… toi ! Donne-moi la joie de toucher ce que je hais par-dessus tout, Foscari ! »
Roland saisit les mains de son père et les plaça sur la tête de l’homme enchaîné.
« Foscari, reprit le vieux doge, êtes-vous là ? Est-ce bien vous qui êtes là, sur la chaise de pierre où l’on attache les traîtres ?
– Oui, Candiano, répondit le doge déchu d’une voix calme et orgueilleuse… c’est moi ! moi… sur la chaise du pont des Soupirs où je vous ai fait attacher…
– Mon père ! mon père ! cria Roland, prononcez la condamnation…
– Vaincu, je l’attends d’une âme invincible ! dit Foscari.
– Parlez, parlez, mon père !
– Oui, mon fils ! » dit le vieux Candiano.
Ses mains s’imposèrent fortement sur la tête du doge vaincu et, d’une voix auguste, le front radieux de sérénité, tandis que les souffles impurs des prisons qui balayaient le pont des Soupirs agitaient sa barbe blanche et ses longs cheveux d’argent, il prononça :
« Foscari, je vous pardonne… Allez, mon fils, et, si vous le pouvez, vivez en paix avec votre conscience ! »
Alors, on dit que Foscari baissa la tête et pleura.
Cet homme de fer s’avouait vaincu !…
Et tandis qu’on le détachait, tandis qu’il s’en allait lentement, le dos courbé, le front pensif, comme s’il eût interrogé cette conscience que la parole du vieillard avait évoquée, Roland se laissait tomber à genoux, collait ses lèvres aux mains tremblantes de son père, et balbutiait :
« Ô mon père, vous êtes grand parmi les grands… Car vous m’apprenez en ce jour que la plus terrible des vengeances, la plus sûre et la plus accablante, réside en la magnanimité du Pardon… »