XXV MARCHE DE LOUVIGNI

Michel Zévaco

Le lendemain fut levé le camp de La Madeleine et le roi se mit en route pour sa ville de Nantes. Revenons à cette auberge du Dieu d’Amour où Marine attendait en vain le retour de Corignan, où le chevalier de Louvigni, avec des soins fraternels, achevait de guérir le comte de Chalais.

Nous avons dit que Marine était libre dans l’auberge.

Cette vaillante soubrette s’était mis dans la tête de servir encore sa maîtresse et ses amours, en sauvant le comte de Chalais.

Un matin de bonne heure, Marine vit Louvigni dans la cour de l’auberge. Il avait fait sortir son cheval de l’écurie et l’inspectait avec soin. Lorsque l’inspection fut terminée, on commença à harnacher la bête. Louvigni, après quelques recommandations à maître Panard, sortit de l’auberge. Marine comprit que ce départ en précipitation allait sûrement modifier la situation du comte de Chalais. C’était le moment où jamais d’essayer de le sauver.

Marine descendit dans la cour et fit harnacher la haquenée avec laquelle elle était venue de Blois.

Voyant une pince luire au soleil, elle la saisit et monta droit à la chambre de Chalais. Elle tira d’abord les deux forts verrous que Louvigni avait fait placer à l’extérieur. Puis, à haute voix, elle dit :

« Monsieur le comte, c’est moi. Je vais tenter de vous délivrer. Aidez-moi si vous pouvez ! »

Louvigni, vers le milieu du bourg, s’arrêta devant une belle et solide maison carrée qu’on appelait l’hôtel du gouvernement, bien qu’il n’y eût pas, en réalité, de gouverneur à Beaugency, mais simplement un officier royal qui relevait du château de Blois. Louvigni tendit à l’officier un parchemin :

« Lisez, monsieur. »

Le parchemin, signé de Richelieu, fut lu scrupuleusement par l’officier du roi qui, le rendant à Louvigni, dit alors :

« C’est bien, monsieur, que faut-il faire ? Et d’abord, où est le comte de Chalais qu’il s’agit d’arrêter ?

– À l’auberge du Dieu d’Amour.

– Très bien. Je vais envoyer…

– Inutile. Il s’agit simplement d’amener un bon carrosse devant l’auberge et de me donner huit hommes d’escorte pour conduire le prisonnier.

– Pour quand le carrosse ?

– Tout de suite, dit Louvigni, d’un ton bref. Un carrosse fermant bien. Huit hommes d’escorte bien armés. Je vais attendre devant l’auberge. »

Il s’éloigna sans saluer, de son pas très calme. L’officier demeura pétrifié. Puis il se hâta d’aller donner les ordres nécessaires.

Louvigni, sans hâte, se dirigea vers l’auberge.

Au bout d’une demi-heure, il vit le carrosse qui arrivait au pas de ses deux chevaux. Huit cavaliers suivaient.

« Enfin ! » gronda Louvigni.

Il fit mettre pied à terre à quatre des cavaliers et leur dit :

« Vous saisirez l’homme et lui lierez les mains. S’il résiste, défense de le frapper. »

Il monta le premier le sombre escalier de bois. Vers la sixième marche, Louvigni heurta du pied quelque chose de mou. Il baissa machinalement la tête et vit là quelqu’un de couché en travers : un ivrogne ? Il se baissa davantage et, soudain, reconnut Panard. L’aubergiste était mort ou évanoui, perdant le sang par une large blessure près de la gorge. L’épouvante s’abattit sur Louvigni. Brusquement, il fut dans le couloir et vit la porte de la chambre-prison, la porte grande ouverte. D’un bond, il fut à l’intérieur.

Il n’y avait plus de Chalais.

Louvigni, à ce moment, eut comme un lamentable gémissement. Son regard fixe jaillit de ses prunelles arrondies, élargies. Il y avait de la folie dans ce regard. Les hommes d’armes qui arrivaient à ce moment le virent s’affaisser sur le bord du lit de Chalais et entendirent un sanglot qui les fit reculer.

Lorsqu’il eut retrouvé son calme, Louvigni descendit et interrogea la servante. Celle-ci, d’abord affolée, raconta ce qui s’était passé et comment maître Panard avait reçu un coup de dague en voulant s’opposer à la fuite de Chalais.

Quand elle eut terminé, Louvigni lui demanda quelle direction Chalais avait prise.

« Route de Blois, mon gentilhomme, route de Blois !… »

Louvigni, alors, sans un mot, prit un des chevaux des cavaliers, car Chalais était parti avec le sien, et sauta en selle.

Louvigni s’arrêta une heure à Blois. Il y apprit que le roi et le cardinal étaient partis directement pour Tours et Nantes ; à cette heure, ils avaient atteint probablement le but de leur voyage. Il y apprit aussi l’arrestation du duc de Vendôme et du Grand-Prieur, la dispersion des conjurés.

Il ne demanda pas ce qu’était devenue la duchesse de Chevreuse. Il brûlait de désir de prononcer son nom, de savoir où elle était, ce qu’elle faisait. Mais il n’osa.

Il raisonnait cependant et avec une grande lucidité. Il s’affirma que sa trahison n’était guère connue que de Chalais, qui n’avait sûrement pas eu le temps d’en informer les conjurés. Il se rendit à l’hôtel de Cheverny, où il trouva M. de Droué, lequel l’accueillit en ami et lui dit ces seuls mots :

« Tout est perdu pour le moment, mais tout va recommencer à Nantes. Le rendez-vous général est là où va Richelieu. Moi-même, je pars demain pour rejoindre Nantes.

– Et moi, je pars tout de suite », dit Louvigni.

Il reprit sa course, faisant rendre à sa monture tout ce qu’elle pouvait donner et la ménageant pourtant, avec sa profonde science de cavalier.

Louvigni suivait le cours de la Loire. C’était la route naturelle. Au-delà de Saumur, à une bifurcation de route sur Thouars, il rejoignit deux escortes. L’une comprenait cinq ou six carrosses, plusieurs chariots de bagages, le tout précédé et suivi d’une demi-compagnie de gardes. Cette imposante escorte accompagnait la reine Anne d’Autriche qui, sur l’ordre de Louis XIII, se rendait à Nantes à marches forcées. Quelquefois, la reine se levait et regardait au loin l’autre escorte qui semblait être son avant-garde et avec laquelle, pourtant, il n’y avait, depuis Paris, aucune communication. Alors l’œil de la reine se chargeait d’éclairs.

C’est que cette toute petite escorte qui, elle aussi, se hâtait vers Nantes, entourait Mlle de Montpensier, la fiancée de Gaston d’Anjou !

Les deux troupes, prirent le chemin de traverse dans la direction de Thouars et bientôt disparurent au loin.

Louvigni arriva près de Nantes le lendemain du jour où le roi entra dans cette ville. Il avait parcouru en cinquante heures, repos compris, la distance qui sépare Beaugency de Nantes.

Louvigni s’était arrêté à une lieue de Nantes, environ, dans une auberge placée au bord du chemin, non loin du village de Sainte-Luce. Là, il avait éprouvé une lassitude terrible qui l’avait forcé de mettre pied à terre. Il mangea et but sans savoir ce qu’on lui servait. Il songeait :

« À Blois, rien. À Tours, rien. À Saumur, rien. Je connais bien mon cheval, je pense. Avec la bête que je montais, j’eusse dû le rejoindre. Il avait à peine une bonne heure d’avance sur moi. Pourquoi ne l’ai-je pas rejoint ? »

Louvigni se frappa le front.

« Triple sot ! grogna-t-il. Ah ! fou que je suis ! Mais, je ne sais donc plus raisonner ?… Si je n’ai pas vu Chalais, c’est que, depuis Blois, il est non pas devant mais derrière moi ! Je l’ai dépassé par là quelque part. Et, maintenant, il vient…

Une heure se passa. Il faisait jour encore. Tout à coup, sur le chemin, Louvigni vit Chalais. Il se mit à rire silencieusement, et grommela joyeusement :

« Il a dû courir : mon cheval est fourbu. »

Chalais s’en venait au pas, montant le cheval de Louvigni qu’il avait trouvé tout harnaché, tout prêt à partir, dans la cour de l’auberge de Beaugency. Et en effet, la pauvre bête n’avançait plus que péniblement.

« Tiens ! continua Louvigni, qu’est-ce que ceux-là ? »

C’étaient trois gentilshommes qui avaient dû voyager de conserve avec Chalais, car leurs montures semblaient tout aussi fatiguées : sans doute de ceux que nous avons entrevus au château de Cheverny. Les quatre jeunes gens devisaient gaiement en s’avançant vers les portes de Nantes. Chalais semblait insoucieux et de belle humeur : il avait eu assurance, à Blois, que la duchesse avait dû être prévenue du rendez-vous général, et il comptait la voir à Nantes. Il était bien loin de se douter que la duchesse avait été prisonnière à Marchenoir. En effet, au moment où Marine lui ouvrit la porte, il n’avait eu qu’une idée : celle de fuir au plus tôt, certain que Louvigni allait revenir avec du renfort ; et Marine elle-même n’avait guère songé qu’à le conduire, à le pousser plutôt jusque dans la cour. Quelques instants plus tard, Chalais s’était élancé sur la route de Blois, tandis que Marine activait sa haquenée dans la direction d’Orléans.

À Blois, comme Louvigni avait fini par l’admettre, Chalais s’était arrêté plusieurs heures. Lui aussi avait appris l’arrestation des deux chefs et la marche du roi vers Nantes. Il s’était donc mis en route avec trois gentilshommes qui allaient à un rendez-vous de conspiration.

Louvigni avait laissé passer les quatre amis. Puis il avait paisiblement ordonné qu’on lui sellât son cheval et avait payé son écot. Il se mit en selle et, d’un temps de trot, rattrapa Chalais et ses compagnons de voyage, au moment où ceux-ci arrivaient en vue des portes de Nantes. C’était aussi le moment où les soldats du poste qui gardait la porte se préparaient à manœuvrer le pont-levis. Chalais, apercevant les soldats qui se préparaient à manœuvrer les chaînes du pont-levis, cria :

– Holà ! Attendez, que diable ! Nous allons entrer.

– Messieurs, répondit le sergent du poste, hâtez-vous.

À ce moment, Louvigni mit pied à terre et abandonna son cheval sur la route. Il s’avança rapidement et atteignit le pont en même temps que les quatre. Chalais marchait en tête ; ses trois amis venaient derrière lui. Louvigni les dépassa tous. Comme Chalais entrait dans la rue, il cria :

« Quel diable d’enragé est-ce là ?… Au large, l’ami !… »

Un homme venait de saisir la bride de son cheval. C’était Louvigni.

« Comte de Chalais, dit-il, de par le roi et ma haine, je vous arrête !

– Louvigni, hurla Chalais. À moi, messieurs ! »

En même temps, il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval qui, rudement maintenu, se cabra en hennissant de douleur. Louvigni était cramponné aux rênes de bride. Tout à coup, le cheval de Chalais s’abattit ; Louvigni venait de lui plonger son poignard dans le poitrail. Chalais sauta de côté et se retrouva debout. Il leva sa rapière. Dans cette seconde, deux bras nerveux le saisirent, l’étreignirent d’une sauvage et puissante étreinte.

« À moi ! À moi ! » râla Chalais.

À deux doigts de son visage, il voyait le visage sanglant de Louvigni ; deux yeux flamboyants, striés de rouge, le fascinaient. Pendant ces quelques secondes, il fut paralysé, stupéfié. Brusquement, il se sentit soulevé, enlevé de terre.

Alors, toutes les énergies vitales se réveillèrent ensemble, bouillonnèrent en tumulte ; ses nerfs se tendirent à se briser. Il râla encore : « À moi ! À moi ! » Et, tout à coup, il mordit Louvigni à la gorge, à coups de dents furieux.

Mais Louvigni se laissa mordre ! Louvigni reçut, sans trébucher, les coups des trois gentilshommes acharnés sur lui. Il marchait, blessé, sanglant, le visage rouge ; frénétique il marchait, il emportait dans ses bras Chalais tout pantelant. Cela avait peut-être duré une minute.

Les soldats du poste, d’abord effarés de la soudaine bagarre, s’élancèrent lorsqu’ils virent Louvigni venir à eux, semblant leur apporter un blessé.

« De par le roi ! » tonna Louvigni.

Et, dans un cri furieux, il ajouta :

« Arrêtez tout ! »

Il y eut choc entre les soldats et les gentilshommes amis de Chalais ; la lutte fut brève ; ces trois jeunes gens, venus à Nantes pour des intérêts supérieurs à leur vie, se dirent sans doute que la capture d’un seul conjuré serait une défaite moins terrible que la capture de quatre ; ils battirent en retraite et bientôt disparurent au fond d’une ruelle.

Les soldats, alors, s’emparèrent de Chalais. Louvigni mit sous les yeux du sergent le parchemin de Richelieu. Et Chalais fut ligoté… Alors Louvigni, tranquillement, se mit à essuyer son visage. Il regardait Chalais.

« Hé ! Louvigni, fit Chalais, inutile de t’essuyer, va. Jamais tu n’effaceras mes crachats sur ta face de traître.

– C’était vrai tout à l’heure. Plus maintenant.

– Bah ! Tu n’es plus traître ? Et quoi, alors ?

– Bourreau », dit Louvigni.

Chalais eut le courage d’éclater de rire. Mais il sentit un froid mortel se glisser dans ses veines. Louvigni se tourna vers le sergent du poste et donna des ordres. On se procura une charrette attelée d’une mule et Chalais, tout ligoté, y fut déposé. Six gardes furent placés derrière et sur les côtés ; deux montèrent sur la charrette ; Louvigni lui-même y prit place.

La nuit était venue.

On se mit en route à travers les rues étroites et tortueuses de Nantes. Bientôt, les tours massives de l’énorme château se profilèrent sur l’écran de la nuit, bientôt le pont-levis fut franchi.

Dix minutes plus tard, Chalais était enfermé dans un cachot des souterrains et Louvigni fut introduit chez le cardinal de Richelieu. Mais, comme il ouvrait la bouche pour commencer son rapport, il s’abattit tout d’une pièce, foudroyé par la joie. Ce ne fut que le lendemain qu’il reprit connaissance.

Le procès du comte de Chalais fut commencé le surlendemain. Ce même jour, tandis que se réunissaient les juges, eut lieu, dans la chapelle du château de Nantes, une cérémonie que nous aurons à raconter. Du fond de son cachot, le malheureux Chalais entendit peut-être les chants de bénédiction et les grondements des orgues comme un lointain tumulte de joie, de bonheur et de triomphe.

Share on Twitter Share on Facebook