Une claire et tiède matinée d’automne en l’an 1536. Sous un ciel d’un léger bleu satiné, le vieux Paris de François Ier respire la joie de vivre. Place de Grève, c’est toute la pétillante gaieté d’un joli dimanche, c’est Paris qui s’étire au soleil, et rit… et pourtant, là, sur cette place, dans cette lumière, entre deux gibets, se dresse une chose hideuse : un bûcher.
Pour qui ce bûcher ? Pour qui ces gibets ? La foule insoucieuse va le savoir peut-être, car voici sur son destrier, le héraut royal qui déplie un parchemin, et, d’une voix forte, proclame :
« – De par le Roi !… Nous, Jérôme Gerlaine, héraut royal juré, mandaté par monseigneur de Croixmart, grand juge prévôtal, faisons savoir à tous ici présents :
« Par la volonté royale, ledit baron Gerbaut, seigneur de Croixmart, devra rechercher, saisir et exécuter sommairement, tous sorciers, sorcières, devins, démoniaques et agents de Satan qui infestent la capitale du royaume.
« Tout loyal habitant de cette ville est tenu, à peine d’être condamné à ramer sur les galères du roi, de dénoncer lesdits suppôts d’enfer, et, afin d’exécuter la volonté royale, Monseigneur de Croixmart a fait dresser les bûchers nécessaires. »
Le héraut s’en va plus loin répéter sa proclamation. Et, de bouche en bouche, parmi de sourdes imprécations, court le nom de Croixmart.
Au bout de la place de Grève, passent un jeune homme et une jeune fille.
Elle, frêle dans sa robe à longs plis ; une de ces vierges à tresses blondes, comme les Primitifs les rêvaient pour leurs madones de vitraux.
Lui, un de ces êtres d’inoubliable aspect, qui semblent porter le sceau visible des invisibles fatalités. Une étrange physionomie, d’une beauté tourmentée. Un front où flamboie le génie. Des yeux noirs, tantôt d’une ineffable douceur, tantôt d’un éclat extra-naturel.
Sur un banc de pierre, devant le fleuve, ils se sont assis, les mains unies. Une sorte de duègne, qui les suit pas à pas, s’approche alors, et, avec une révérence :
– Marie, la messe est finie ; il est temps de rentrer.
– Dame Bertrande, une minute, soupire la jeune fille.
– Déjà nous quitter ! murmure le jeune homme. Marie, Marie adorée, il me faudra donc m’éloigner de Paris pour toujours, peut-être, sans même savoir qui tu es ? Tu m’as ordonné de respecter le mystère dont tu t’entoures, et je t’ai obéi… Et pourtant, je dois rejoindre mon père… mon dieu sur la terre. Tu le sais, mon père a dû se réfugier à Montpellier. Accusé de sorcellerie, traqué par Croixmart…
– Croixmart ! balbutie la jeune fille toute pâlie.
Le jeune homme a eu un geste violent… puis il continue :
– Ma mère, me presse de partir et s’étonne de mon hésitation. C’est qu’elle ignore que je t’ai rencontrée !…
– Mon bien-aimé Renaud ! palpite Marie. Demain, tu sauras tout ce que tu dois savoir de moi. Car aujourd’hui, je consulterai une femme qui, sûrement, me guidera, me consolera dans mes angoisses…
– Une femme ? songe Renaud. Sa mère, sans doute.
– Allons, demoiselle, insiste la duègne, il est temps…
Mais Marie lève ses grands yeux sur le jeune homme :
– Mon Renaud, je t’aime pour ta soumission. Tu as bien voulu que je reste pour toi l’inconnue. Mais demain, ici, tu sauras pourquoi j’ai tremblé à te dire qui je suis. Et d’ailleurs, mon nom est Marie, et tu m’aimes. Ton nom est Renaud, et je t’adore. Que nous faut-il de plus ? Et quand je songe à cette force irrésistible qui a mis en mon cœur cet amour, il me semble qu’un vertige me saisit. Ce fut étrange. J’étais dans la rue. J’ai senti tout à coup, un de ces frémissements que jamais on n’oublie. Je me suis retournée. Et j’ai compris que tu exerçais sur moi un pouvoir magique…
– Magique ? tressaille le jeune homme.
– Alors tu m’as dit : « Rassurez-vous. Je ne veux vous tenir que de votre volonté à vous. Je m’interdis même de vous suivre. Dans un instant, je ne saurai plus où vous êtes. Je ne sais pas qui vous êtes. Mais si vous m’aimez, venez demain sous les peupliers de la Grève. » Et tu es parti. Et quand je suis rentrée, je me suis jetée à genoux pour prier. Mais alors j’ai compris que c’était à toi, inconnu de moi une heure avant, que je parlais, croyant parler à Dieu.
– Chère adorée ! frissonne Renaud.
– Et, le lendemain, je suis sortie pour aller à la messe, résolue à t’oublier. Mais c’est vers la Seine que je suis venue et je me suis retrouvée sous les peupliers, devant toi. Et depuis, le matin, à l’heure de la messe, c’est ici mon église.
Renaud, pensif, a baissé sa noble tête sur sa large poitrine.
– Je ne veux te tenir que de ta volonté. J’attendrai…
– Demain, tu sauras à qui tu dois demander notre union !
Et un souffle de joie monte aux lèvres du jeune homme. Ils se sont levés. Leurs mains s’enlacent. Leurs bouches balbutient :
– Demain, oh ! que sera demain !…
Sur la place de Grève, des malédictions… Au milieu d’archers, passe un seigneur de formidable aspect.
– Place à monseigneur de Croixmart ! crie rudement le chevalier des archers.
Marie est devenue blanche comme les lys. Les poings de Renaud sont crispés. Et déjà, s’efface la silhouette du baron Gerfaut, seigneur de Croixmart, grand juge prévôtal.