V RASCASSE ET CORIGNAN

Michel Zévaco

Il était près de minuit lorsque Trencavel atteignit son logis de la rue Sainte-Avoye. Le prévôt Montariol était là.

La porte s’ouvrit. Trencavel parut.

« Ouf ! J’allais éclater ! gronda Montariol. L’académie perdue ! Le maître poursuivi, traqué, arrêté…

– Non ! puisque me voici, dit Trencavel en accrochant à un clou le martinet de saint Labre. Bien ! Maintenant, que fait le comte de Mauluys ?

– Il vient de sortir d’ici. Nous avons couru tout le jour ensemble. Il vous croit à la Bastille.

– Va lui dire que j’y étais, mais que j’en suis sorti. Ajoute que j’aurai besoin de lui demain matin, et qu’il m’attende en son logis. Demande-lui l’hospitalité. Je veux être seul. »

Montariol s’élança vers l’escalier. Quelques minutes plus tard, Trencavel descendait à son tour sans le moindre bruit ; il contourna l’angle de la rue Sainte-Avoye, entra dans la rue Courteau et s’arrêta devant la porte de l’hôtel où Annaïs de Lespars avait reçu les quatre cavaliers angevins. Le cœur lui battait avec violence. À vingt pas derrière lui une ombre embusquée le guettait, l’oreille tendue, l’œil étincelant : frère Corignan !…

Trencavel, en arrêt devant cette porte, tremblait comme la feuille. Comment osait-il se présenter à telle heure ? Que penserait-elle de lui ? Mais il fallait la sauver ! La prévenir ! La mettre en garde contre Richelieu, le Père Joseph et Saint-Priac !

Trencavel, enfin, osa. La gorge serrée d’angoisse, il souleva le marteau. Une sourde rumeur, faite de rumeurs répercutées, retentit dans l’hôtel. Puis le silence, de nouveau, régna. Il frappa encore. Puis encore. Puis à coups précipités. Rien. Aucune voix.

Lorsque Trencavel fut tout à fait sûr que l’hôtel était inhabité, il remonta chez lui et se jeta tout habillé sur son lit.

Il récapitula les ennemis qu’il s’était mis à dos : Saint-Priac, Richelieu, Corignan, le Père Joseph. Il ne savait pas qu’à cette liste il eût dû ajouter cette ennemie qui, au moment où il avait sauvé Corignan au coin de la rue Sainte-Avoye, avait entendu prononcer son nom par Montariol… Cette ennemie s’appelait Annaïs de Lespars… Puis il s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla, il faisait grand jour. Il s’habilla d’un costume neuf, celui de la veille étant lacéré. Machinalement, il s’approcha de la lucarne – et un cri de joie lui échappa. Annaïs était là !… Mais, assis près d’elle sur le banc, lui prenant parfois la main et lui parlant familièrement, il y avait aussi un jeune, élégant et beau gentilhomme richement vêtu !…

Vers ce moment, il se produisait dans la rue Sainte-Avoye un étrange mouvement ; deux troupes, fortes chacune d’une quinzaine d’hommes, s’avançaient de conserve, l’une à gauche, l’autre à droite de la chaussée, l’une conduite par le grand Corignan, l’autre par le petit Rascasse. Voici ce qui s’était passé.

Corignan avait suivi Trencavel dans ses allées et venues. Lorsqu’il l’eut vu rentrer dans le logis du coin de rue, il attendit une heure. Il vit sortir Montariol, et ne s’en inquiéta pas. Or, le prévôt dans sa hâte et sa joie, oublia de refermer la porte. Corignan attendit encore quelques minutes, puis, résolument, pénétra à son tour dans la maison et monta jusqu’au premier palier le raide escalier de bois ; il heurta à l’unique porte, il fallut parlementer. Mais enfin, lorsqu’il eut dit sa qualité de moine, on lui ouvrit, et il se vit en présence d’une sorte de matrone bien conservée, solide gaillarde. C’était la propriétaire de la maison. Elle s’appelait dame Jarogne – Brigitte Jarogne. Elle était veuve, honnête et rébarbative. Corignan entra, repoussa la porte derrière lui et dit :

« Vous voyez en moi frère Corignan lui-même. »

La dame fit un signe de croix et s’inclina avec respect.

« Corignan, ami et mandataire de Son Éminence le cardinal de Richelieu ! »

La dame eut un deuxième signe de croix et une deuxième révérence, plus inquiète, plus profonde.

« Corignan, bras droit de Sa Révérence le Père Joseph ! »

Cette fois, la dame omit le signe de croix, mais tomba à genoux, terrorisée.

Frère Corignan demeura une heure chez dame Brigitte Jarogne. Au bout de cette heure, la dame était subjuguée. Corignan la quitta en disant :

« Ainsi, vous surveillez le Trencavel. Vous le suivez, s’il sort. Et vous me direz où je pourrai le prendre. Sinon, vous êtes complice ! »

La femme avait promis tout ce qu’avait voulu l’espion.

Très tôt le lendemain, il entra dans le cabinet du cardinal. Rascasse était là, faisant son rapport et daubant sur son confrère ! Les deux espions se jetèrent le regard de deux dogues allongeant leur gueule vers la même gamelle. Mais le maître était là. Ils se sourirent de travers.

Le cardinal était au courant déjà par Rascasse de ce qui s’était passé à la Bastille, et par le Père Joseph de ce qui s’était passé au couvent des capucins. Corignan acheva le rapport en signalant la présence de Trencavel au logis de la rue Sainte-Avoye et la présence probable d’un complice à l’hôtel de la rue Courteau.

Le cardinal signa deux ordres distincts.

« Vous irez rue Sainte-Avoye, dit-il à Corignan, et vous, rue Courteau, dit-il à Rascasse. Le plus habile de vous deux, celui qui m’apportera le plus beau coup de filet, prisonniers et papiers, aura désormais barre sur l’autre : il sera chef. »

Les deux espions admirèrent bruyamment ce partage à la Salomon et partirent furieux. Nous les retrouverons rue Sainte-Avoye, chacun d’eux, comme nous avons dit, à la tête d’une quinzaine d’acolytes.

Rascasse, avec son escouade, entra dans la rue Courteau, marcha droit à l’hôtel signalé et, son ordre de perquisition à la main, heurta rudement le marteau. Corignan, suivi de ses hommes, se dirigea sur le logis de Trencavel. Tout l’essaim s’engouffra, silencieux et leste, sans un bourdonnement. Au premier palier, dame Brigitte montait la faction. L’œil de Corignan la questionna.

« Il n’a pas bougé. Il est chez lui et seul. »

La bande grimpa vivement. La vieille désigna la porte de Trencavel. Corignan fit son branle-bas de combat, retroussa son froc, tira son poignard et hurla :

« Prenez-le-moi ! Ficelez-le-moi ! Emportez-le-moi ! »

Or, une demi-heure après l’irruption de la furieuse escouade dans le logis de Trencavel, frère Corignan, lugubre, le capuchon sur le front, le chapelet aux doigts, descendait la rue Sainte-Avoye en grommelant :

« Dies iræ… que vais-je dire au cardinal !… Dies illa… Ce misérable, Rascasse aura tout l’honneur et les écus… et moi la honte, l’in pace… »

Frère Corignan laissa s’envoler de dessous son capuchon un soupir rauque. Son regard, tout à coup, alla se heurter, sur l’autre bord de la chaussée, à un petit homme qui s’en allait tête basse, traînant des bottes à entonnoirs qui semblaient bien lourdes à sa marche douloureuse.

« Eh ! c’est ce coquin de Rascasse ! Il me semble que le drôle baisse bien son nez cynique ?… »

C’était bien Rascasse, lamentable et pleurnichant :

« Je suis perdu. De quel front vais-je me présenter au cardinal ? Misère de moi, que faire, que dire, qu’inventer, que mentir ?… Tiens ! fit-il tout à coup en levant la tête. C’est bien le hideux Corignan que je vois là ? Oh ! oh ! il me semble que l’infâme a le capuchon bien humble ? »

Aussitôt, ils allèrent l’un à l’autre.

« Eh ! mais, fit Corignan vous revenez bredouille, hein ?

– Et vous, dit Rascasse, vous avez fait buisson creux ?

– Compère, racontez-moi ce qui vous est arrivé, dites ?

– Oui, si vous me faites part de votre expédition.

– Tope ! Entrons là ! »

Là, c’était l’auberge de la Belle Ferronnière, tenue – et bien tenue – par la veuve Rosalie Houdart, aidée par sa fille Rose, alors âgée de vingt-quatre ans, c’est-à-dire en âge d’être mariée, mais demeurée fille jusque-là par un obstiné caprice. Cette auberge était située à l’encoignure des rues Sainte-Avoye et de la Verrerie. Les deux espions s’attablèrent devant une bonne bouteille de beaugency.

« Je commence, dit Rascasse. J’avais disposé mes hommes de façon à envahir l’hôtel du haut en bas. Enfin, je donne l’ordre d’enfoncer la porte ; alors elle s’ouvre et un gentilhomme paraît, armé d’une trique. Mes gens se découvrent et reculent. Moi, sans regarder, je me précipite pour arrêter mon homme. Il m’assène sur les épaules un terrible coup. Il sort et se met à me rouer. Mes gens ne bougeaient pas. L’homme m’accable d’injures. Mes gens se sauvent. Je n’y comprenais rien, lorsque enfin, levant les yeux sur mon gentilhomme, je reconnais qui ! Devinez ?… Monsieur en personne !

– Le frère du roi ! s’écria Corignan, qui cessa de rire.

– Lui-même. Son Altesse Royale le duc d’Anjou !… « Cela t’apprendra, me dit-il, à me venir rompre les oreilles. Va-t’en dire à ton maître, le cardinal, que Gaston n’a rien à voir avec ses sbires ! »

Cette fois, Corignan était blême.

« Le duc d’Anjou ! le frère du roi ! fit-il sourdement.

– Oui. Le cardinal va nous désavouer. Nous serons embastillés.

– Ce n’est que trop vrai. Miserere mei !

– Dites-moi toujours ce qui vous est arrivé, mon cher Corignan.

– Mais, reprit soudain le moine, mon affaire à moi n’a rien à voir avec la vôtre. Je n’ai pas touché à Son Altesse, moi ! Je n’y étais pas.

– Oui. Mais moi, je dirai que vous y étiez, dit froidement Rascasse. Et comme le cardinal vous tient à l’œil pour l’affaire de la lettre, vous êtes perdu si je le suis. Nous nous sauverons ensemble, ou pas du tout.

– Voici donc ce qui m’est arrivé, dit Corignan. Je suis sûr de dame Brigitte – c’est la propriétaire du logis. Cinq minutes avant mon arrivée, elle a vu le sacripant, en regardant au trou de la serrure. Nous arrivons devant la porte de Trencavel. Nous l’ouvrons. Nous nous précipitons, moi, le premier. Et qu’est-ce que je vois ! Devinez ?… Eh bien ! rien. Nous n’avons rien vu. Ouverts tous les placards, enfoncés les meubles, sens dessus dessous le lit, et rien ! Pas plus de Trencavel que dans ce gobelet. Par où a-t-il pu passer ?

– Par la fenêtre, dit Rascasse.

– Bah ! c’est haut de quarante-cinq pieds. J’aurais vu son cadavre dans le jardin.

– Corignan, nous sommes perdus tous deux si nous ne nous soutenons en cette extrémité.

– Oui, mais comment nous soutenir ?

– En mentant… Je mentirai. Vous mentirez. J’appuierai votre mensonge. Vous appuierez mon mensonge. Partons. »

Un quart d’heure plus tard, ils arrivaient place Royale.

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