XXIII ROYALE PAROLE

Michel Zévaco

Il est utile qu’on sache maintenant ce que devenaient précisément les deux messagers de Rascasse : l’un adressé au Père Joseph et relatif à la duchesse de Chevreuse ; l’autre, envoyé au cardinal, pour lui faire savoir que le duc de Vendôme s’était réfugié au château de Cheverny. Ces deux cavaliers trottaient vers Paris. Seulement, le premier avait pris par Chartres et le second par Orléans.

Il advint que le premier (chargé de la lettre au Père Joseph) eut à traverser un petit bois. Une détonation retentit, une balle vint le frapper à la tête. Le pauvre garçon vida les étriers, s’abattit. Alors, apparurent trois ou quatre malandrins de route, l’escopette au poing. En un clin d’œil, le messager fut dépouillé et les malandrins disparurent, emmenant le cheval. C’est pourquoi la dépêche de Rascasse ne parvint jamais au Père Joseph.

L’autre cavalier, donc, passa par Orléans. C’était un grand gaillard vieilli sous le harnais, déjà grisonnant, ne tenant à rien en ce pauvre monde. Comme c’était un vieux routier que l’enthousiasme n’étouffait guère, il ne fit pas de fortes étapes, et arriva à Paris le surlendemain du départ de Son Éminence et de Sa Majesté. Là-dessus, il dut, après un repos de deux heures, se remettre en selle et courir après l’Éminence – et cette fois à franc étrier.

On a vu que le cardinal de Richelieu, arrivé à Chartres, avait décidé Louis XIII à pousser tout de suite en avant sur Blois et Nantes. Laissant donc sa petite armée continuer les étapes régulières, le roi, escorté de ses mousquetaires gris et de ses mousquetaires noirs, avait pris le chemin de Blois.

Quand on fut près de cette ville, on dressa les tentes autour d’un hameau appelé La Madeleine. Ce hameau était à une lieue à peine de Marchenoir !… D’un temps de galop, Rascasse eût pu rejoindre le cardinal !…

« Messager pour Son Éminence ! » cria une voix.

Le cardinal lut la dépêche, la ligne tracée par Rascasse, et il pâlit. Puis il manda deux ou trois de ses espions les plus habiles. Il écrivit une courte lettre qu’il remit à l’un d’eux, auquel il donna des instructions spéciales. Les espions partirent. Bientôt tout dormait dans le camp des mousquetaires.

Voici les quelques mots que contenait la lettre remise par Richelieu à l’un de ses espions :

Vous pouvez avoir toute confiance en l’homme qui vous remettra cette dépêche. Cet homme vous parlera en mon nom. Je ratifie ce qu’il pourra vous dire.

Cette lettre était signée d’une sorte de monogramme incomplet : deux R dos à dos et unies par un trait d’union. Les espions, montés sur de bons chevaux, s’étaient envolés vers le château de Cheverny. Au matin, vers neuf heures, deux d’entre eux reprirent la route du camp royal : ils savaient tout ce qu’il y avait à savoir sur Cheverny : Vendôme était là. Le Grand-Prieur aussi. Et M. de La Valette. Autour d’eux, une cinquantaine de seigneurs de la province étaient accourus.

Ces nouvelles étaient exactes. Au château de Cheverny. César de Vendôme écoutait, notait, approuvait, promettait. Une fièvre d’ambition le dévorait. Quant à son frère, le Grand-Prieur, s’il écoutait avec autant d’attention, il parlait beaucoup moins et réfléchissait davantage. C’est à ce moment qu’un laquais vint le prévenir qu’un bourgeois de la ville de Vendôme avait une importante communication à lui faire.

Le Grand-Prieur fit entrer le bourgeois dans une petite salle écartée où il le rejoignit bientôt.

« Qu’avez-vous à me dire, demanda-t-il froidement.

– Monseigneur, dit l’homme, je ne suis pas un bourgeois de Vendôme, je suis l’un des espions attachés au service de Son Éminence le cardinal de Richelieu. Vous pouvez me faire tuer, monseigneur ; mais, si je meurs, vous ne saurez pas les choses intéressantes que j’ai à vous dire. »

Antoine de Bourbon hésita. Puis, tout à coup :

« Vous venez de la part du cardinal ? »

L’espion, alors, tira de son pourpoint la lettre qui l’accréditait ; et, ployant le genou, la présenta au Grand-Prieur, qui la lut rapidement. Il était pâle. Une seconde, il prêta l’oreille au murmure des voix qui parvenaient jusqu’à lui : les conjurés discutaient âprement sur la mort du cardinal !

« Parlez, dit Antoine de Bourbon. Qu’avez-vous à me dire ?

– Rien que ceci, monseigneur : l’escorte royale est campée au village de La Madeleine. Ce soir Son Éminence, accompagnée seulement de quatre gardes, s’avancera jusqu’à mi-chemin de Vendôme. Le cardinal sera à six heures en avant de Selommes. Je suis chargé de vous assurer qu’aucune entreprise ne sera tentée contre vous, si vous venez. Son Éminence veut faire sa paix avec vous, monseigneur. Que dois-je répondre ?

– Le cardinal sera escorté de quatre gardes ?

– Oui, monseigneur.

– Eh bien, dites-lui que j’irai. Que j’irai seul. »

Le Grand-Prieur était brave. Il tint donc parole, et, le soir venu, monta seul à cheval pour courir au rendez-vous qu’il avait accepté. Le cardinal tint parole, lui aussi : il vint avec quatre gardes seulement.

Comme dix heures sonnaient à l’église de Selommes, le cardinal s’avança sur la route de Vendôme. Derrière lui, à dix pas, marchaient quatre cavaliers. À deux cents pas de la dernière maison de Selommes, Richelieu s’arrêta. Presque aussitôt, une ombre se profila sur la route. C’était le Grand-Prieur Antoine de Bourbon. Il s’avança, s’arrêta à deux pas du cardinal, et dit :

« Me voici prêt à vous écouter, monsieur… »

Le cardinal répondit :

« Je suis heureux de vous voir, monsieur le grand amiral… »

Bourbon chancela. Le coup était rude. Car les coups de fortune sont quelquefois plus difficiles à supporter que les catastrophes. Grand amiral ! C’est-à-dire une charge qui valait douze cent mille livres ! C’est-à-dire une puissance dans le royaume ! Une minute, il demeura suffoqué. Si bien que Richelieu continua :

« Remettez-vous, et dites-moi si ce titre de grand amiral ne sonne pas mieux que le titre de Grand-Prieur ?

– Monseigneur, ce titre n’est pas le mien.

– Il le sera dès que vous aurez vu Sa Majesté. Mais le roi vous demandera soumission pleine et entière.

– Je suis prêt à la jurer, dit Antoine de Bourbon.

– Venez donc. »

Ce fut tout. L’achat d’Antoine de Bourbon fut consommé en quelques minutes. La promesse de l’amirauté l’écrasait. Ils se mirent en route, chevauchant côte à côte. Il est à remarquer que le Grand-Prieur ne soupçonna pas une seconde qu’il pût aller à un traquenard.

On arriva au camp de La Madeleine. Richelieu entra dans la tente royale, tenant le Grand-Prieur par la main, et disant :

« Sire, voici l’un de vos meilleurs sujets, des plus nobles par la naissance et le cœur : il vient voir Votre Majesté. »

Antoine de Bourbon s’était incliné. Le roi le toisa un instant et dit :

« Parlez, monsieur, je vous écoute.

– Sire, dit le Grand-Prieur en homme sûr que toute cette scène allait se terminer par une embrassade générale, je supplie Votre Majesté de croire que ni mon frère ni moi n’avons jamais eu dessein de l’offenser. Si quelques dissentiments se sont élevés entre M. le cardinal et nous, je prie Son Éminence de les oublier, l’assurant qu’elle n’aura désormais en nous que de chauds partisans de sa politique.

– En ce qui me concerne, dit Richelieu, tout est oublié, même le nom de Fleury. »

Le roi garda quelques instants le silence, puis demanda, d’un ton glacial :

« Ainsi, c’est votre soumission que vous nous offrez ?

– Oui, sire. Soumission franche et entière.

– À quelles conditions ? fit le roi.

– Ah ! sire, dit-il, ce n’est pas à moi de dicter des conditions ; monsieur le cardinal vous a dit : « Voici l’un de nos meilleurs sujets ! J’ajoute, moi : le plus dévoué…

– Oui, dit Louis XIII avec une terrible obstination, mais à combien estimez-vous ce dévouement ? »

Le cardinal intervint :

« Sire, j’ai touché un mot à M. le Grand-Prieur de la haute et noble récompense qui lui est destinée…

– Ah ! ah ! fit Louis XIII. En ce cas, tout est bien.

– Sire, je supplie Votre Majesté de croire que je suis tout à fait d’accord avec M. le cardinal.

– Bien, bien. Vous reprendrez donc, dès demain, votre place en notre cour !

– Je m’y engage, sire.

– Oui, mais vous engagez-vous à dissiper ce rassemblement de hobereaux qui se tient au château de Cheverny ?

– Ces hobereaux, sire, ne demandent qu’à se faire tuer pour Votre Majesté et pour Son Éminence. Puisque le roi le veut, ils regagneront leurs terres dès demain matin.

– Ah ! s’écria le roi avec satisfaction, voilà donc qui va bien. Je vous remercie de la bonne parole que vous allez répandre parmi tous ces loyaux et fidèles gentilshommes. »

Le Grand-Prieur s’inclina profondément.

« À propos, monsieur, dit Louis XIII, et votre frère ?

– Sire, dit Antoine de Bourbon, il va sans dire que les engagements pris par moi sont ratifiés par le duc de Vendôme.

– J’entends bien. Mais comment ratifiés ? Votre frère est le chef du vaste complot dirigé contre moi et le cardinal, depuis que Gaston est réconcilié avec nous. Vous ne venez qu’en deuxième lieu. Je veux entendre le chef du complot me promettre à moi-même sa soumission.

– Sire, des paroles si dures après tant de bienveillance…

– Eh, non ! fit le roi. Je vous parle sans fard : toutes vos promesses à vous, et toutes celles que M. le cardinal a pu vous faire en mon nom, je les tiens pour non avenues si le duc de Vendôme ne vient pas en personne m’assurer de son amitié, de sa fidélité, de son dévouement ; comprenez-vous ? »

« Oh ! oh ! gronda Antoine de Bourbon, je crois qu’on veut attirer mon frère dans un guet-apens. » « Sire, reprit-il en se redressant, je ne puis que vous promettre l’adhésion de mon frère à tout ce que j’ai eu l’honneur de vous exposer. Quant à sa présence ici, pardonnez-moi, sire. César est défiant. Je ne puis vous promettre la venue de mon frère que si Votre Majesté me donne assurance formelle pour lui.

– Eh bien, dit Louis XIII, allez, et ramenez-moi votre frère. Je vous donne ma royale parole qu’il n’aura pas plus de mal que vous-même. »

Antoine de Bourbon eut un soupir de joie profonde. Tout soupçon disparut de son esprit. Il partit en se demandant quelle magnifique prébende on allait donner à son frère.

Ce fut une étrange scène que celle qui se déroula le lendemain matin au château de Cheverny. Dans la salle d’armes, une cinquantaine de seigneurs étaient rassemblés. César de Vendôme se leva pour parler, et il se fit un lourd silence.

« Messieurs, dit-il, je vous annonce que je vous trahis…

– Si c’est vrai, gronda une voix, vous ne sortirez pas d’ici vivant.

– Messieurs, c’est vrai ! dit César de Vendôme. On a promis à mon frère l’amirauté de France. Que ne me donnera-t-on pas, à moi ! Messieurs, je suis résolu à monter à cheval, à l’instant ; je me rendrai auprès de Sa Majesté, à qui je ferai ma soumission, et, en même temps, je lui apporterai l’hommage de votre dévouement à vous tous. »

Ce fut d’abord un sourd murmure. Puis un cri terrible :

« À mort !…

– Silence ! cria Vendôme. Messieurs, je vous remercie du cri de mort que vous venez de lancer contre moi ; Car vous venez de me prouver que je puis compter sur vous jusqu’au bout. Messieurs, il est vrai que mon frère a vu le roi cette nuit ; il est vrai que je vais me rendre, moi, auprès de Sa Majesté, que je ne quitterai plus jusqu’à Nantes. Tout cela est vrai, messieurs, car c’est maintenant l’heure des résolutions suprêmes. Messieurs, je vous donne rendez-vous à Nantes !

– À Nantes ! cria l’assemblée dans une clameur terrible.

– D’ici là, continua Vendôme, j’aurai inspiré au roi une affection et une confiance telles que le reste de l’exécution deviendra un jeu. Messieurs, vous saurez à Nantes quel jour ou plutôt quelle nuit vous pénétrerez dans le château où sera logé le roi sans aucun doute. Cette nuit-là, messieurs, c’est moi qui aurai la garde du château de Nantes ! Messieurs, jurons de mourir ensemble ou de triompher ensemble. »

Les épées sortirent des fourreaux. Les hommes saisirent leurs épées par les lames et présentèrent les poignées dont beaucoup formaient croix.

« C’est bien ! dit Vendôme après le serment. Que chacun de vous, gagne Nantes par des voies différentes et à petites journées. Chacun de vous saura, en temps voulu, le lieu, l’heure et le mot d’ordre. Maintenant, dispersons-nous. »

Dix minutes plus tard, César de Vendôme et le Grand-Prieur, sans aucune escorte, galopaient botte à botte sur la route qui conduisait au camp royal. Il était environ midi lorsqu’ils arrivèrent au village de La Madeleine. Quelques minutes après, ils entraient au camp et se dirigeaient vers la tente de Louis XIII.

« Vos épées, messieurs ! » dit une voix calme et impérieuse.

Les deux frères sursautèrent. Ils arrêtèrent leurs chevaux.

« C’est quelque erreur », bégaya le Grand-Prieur.

César le foudroya d’un regard. Il se contint pourtant.

« Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il.

– Le capitaine des mousquetaires de Sa Majesté Louis le Treizième, roi de France et de Navarre. Maintenant, messieurs, veuillez mettre pied à terre et me rendre vos épées… »

Vendôme jeta autour de lui des regards farouches et se vit entouré d’une soixantaine de mousquetaires.

« Monsieur, reprit-il, je ne pouvais pas vous reconnaître, vous qui arrêtez un gentilhomme venu ici sous la sauvegarde de l’assurance formellement donnée par le roi. Comment pouvais-je supposer que le roi a menti ?

– Monseigneur, le roi ne ment pas. Le roi a promis de vous traiter comme votre frère. Il vous arrête tous deux : il tient donc parole. »

C’était l’affreuse vérité. Louis XIII, habile à ménager les éclats de sa vengeance, toujours sombre, toujours ruminant quelque trait cruel, avait imaginé le misérable jeu de mots auquel le Grand-Prieur s’était laissé prendre.

Quelques heures plus tard, César de Vendôme et le Grand-Prieur étaient enfermés dans une salle basse du château d’Amboise.

Une heure après l’arrestation des fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, deux cavaliers partaient à toute bride pour Paris. L’un était le capitaine des mousquetaires. L’autre était M. de Bertouville, le secrétaire intime de Son Éminence. Le premier portait la dépêche suivante à la reine Anne d’Autriche :

Madame.

Je veux qu’au reçu des présentes, vous vous mettiez en route sans tarder, et que vous veniez me joindre au château de notre ville de Nantes.

Louis, Roi.

Quant à Bertouville, il portait lui aussi une lettre pour Mlle de Montpensier. En substance, le cardinal lui annonçait que le mariage projeté avec Gaston d’Anjou devait se célébrer au plus tôt au château de Nantes, et qu’elle eût à se rendre dans cette ville en faisant la plus grande diligence possible.

Mlle de Montpensier s’empressa d’obéir à Son Éminence, et à l’heure dite, elle se trouva à Nantes.

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