XIV TRAHISON DE VERDURE

Michel Zévaco

Saint-Priac avait quitté l’hôtel de Richelieu le cœur plein de joie, à en éclater. La lettre à conquérir valait un marquisat bien doté.

Saint-Priac était homme à ne reculer ni devant le vol, ni devant le meurtre.

Ce dernier représentant d’une noble famille de Périgord, après avoir en quelques coups de mâchoire dévoré son patrimoine, était venu s’établir en Anjou. Là, dans cette belle province, Hector de Saint-Priac trouva enfin un digne emploi des talents et aptitudes que la Providence lui avait départis avec générosité. Il mit à profit l’affabilité des Angevins pour se créer une charmante compagnie d’amis peu nombreux, mais pleins de savoir-faire ; de basse extraction, il est vrai, mais compensant leur peu de naissance par d’autres mérites substantiels. Toujours plein de bon sens, il mit à profit la douceur du ciel angevin pour se promener sur les routes avec ses compagnons, tous amateurs comme lui de grand air pur.

En dehors de ces promenades sentimentales qu’il faisait sur les routes en devisant finances avec ses gais compagnons, armés d’escopettes et soigneusement masqués comme lui, Hector de Saint-Priac fréquentait les académies de jeu qu’on trouvait à Angers. Là, il s’était lié avec quelques gentilshommes qui, d’ailleurs, firent bon accueil à son nom honorablement connu et à sa rapière fort redoutable.

Les duels de Saint-Priac firent du bruit ; si mal organisée que fût la police du temps, des rapports parvinrent à Paris. Or une des grandes qualités de Richelieu, c’était de s’intéresser aux rapports de police. Le cardinal cherchait des hommes : Saint-Priac lui apparut de loin comme une originale figure. Il dépêcha à Angers le petit Rascasse avec une double mission : le débarrasser de Louise de Lespars qui, vers cette époque, devenait gênante, et lui amener Saint-Priac.

Dès son arrivée à Angers, Rascasse eut avec Hector de Saint-Priac une intéressante conversation. Saint-Priac écouta Rascasse avec dévotion ; en effet il était amoureux !

Il était amoureux d’une belle fille dont tout Angers était amoureux : elle s’appelait Annaïs de Lespars. Dédaigneusement écarté par Mme de Lespars, il s’adressa directement à Annaïs. Celle-ci, toujours à cheval par monts et par vaux, savait peut-être à quoi s’en tenir sur les ressources qui permettaient au baron de jouer gros jeu, et d’être le gentilhomme le mieux équipé, le plus richement vêtu de la province. Saint-Priac fut écarté par Annaïs qui se contenta de lui témoigner la plus vive répulsion, sans en dire les causes.

Saint-Priac jugea que cette répulsion l’atteignait dans son honneur, et jura de laver au plus tôt ledit honneur. Lors donc que Saint-Priac eut reçu les propositions du cardinal, lorsqu’il eut appris que Richelieu désirait imposer à Mme de Lespars un silence prolongé jusqu’à la consommation des siècles, il frémit de plaisir à la pensée d’assurer impunément sa vengeance.

Trois jours après, Louise de Lespars succombait à un mal soudain et mystérieux. Mais Saint-Priac éprouva alors une violente déception : Annaïs disparut et demeura introuvable. Enfin, remettant à plus tard ses recherches, il fit route pour Paris. Le même jour, le petit Rascasse quitta également la bonne ville d’Angers. Mais en se séparant de Saint-Priac, il eut soin de lui glisser ces mots :

« La mort inopinée de Mme de Lespars est un grand bonheur pour Son Éminence qui, sûrement, vous sera reconnaissante, au fond de son cœur. Je vais lui annoncer ce trépas… mais… Son Éminence… je la connais… elle en pleurerait dans son cœur – mais pour le monde, vous comprenez ?… elle ferait pendre celui qui se vanterait… d’avoir assisté de trop près à la mort de cette noble dame. »

Saint-Priac se le tint pour dit.

Réfugié dans la chambre qu’il occupait en l’hôtellerie du Grand Cardinal, Saint-Priac repassait dans sa tête cette période de son aventureuse existence. Et, venant à y ajouter les événements divers auxquels il s’était trouvé mêlé, il en arriva à cette conclusion :

« Le cardinal est persuadé que la conquête de cette lettre dont il a si grand peur est entourée d’obstacles insurmontables. Or Son Éminence est dans l’erreur. En effet, je connais Verdure !… et je sais où le trouver… à la Belle Ferronnière. »

Saint-Priac s’installa donc à la Belle Ferronnière. Le troisième jour, vers le moment du couvre-feu, Saint-Priac eut comme un soupir effroyable ; il venait d’apercevoir Verdure à trois pas de sa table !…

Verdure était assis, tournant le dos à Saint-Priac. Devant lui étaient placés un gobelet et un flacon aux trois quarts vide.

« Le couvre-feu sonne ! cria à ce moment l’un des valets de salle. À vous revoir, nobles seigneurs ! – Veuillez sortir. »

Verdure se leva en même temps que la plupart des clients, et se dirigea vers la porte : il titubait. Saint-Priac marchait sur ses talons.

« Qu’est-ce ? bégaya l’ivrogne. Qui ?… quoi ?…

– Silence, Verdure ! suis-moi…

– Holà, fit-il… Te suivre ?… qui es-tu ?… où vas-tu ?…

– À une jolie taverne que je sais, au bout de cette rue, et qui ouvre quand les autres ferment.

– Hein ?… Alors, je te suis, l’ami… »

La taverne existait. On y entrait par un couloir après avoir fait un signal convenu. Saint-Priac demanda quatre bouteilles de Saumur et conduisit son compagnon dans une petite salle retirée. Là, à la lumière des cires, Verdure jeta un regard hébété sur Saint-Priac. Sans doute il le reconnut enfin à travers les fumées de l’ivresse, et sans doute aussi cela le dégrisa.

« Ho ! fit-il, monsieur le baron !… C’est donc bien vous que j’ai reconnu l’autre jour à Étioles ? Ah ! monsieur le baron, que de fois j’ai songé à nos affûts, derrière quelque haie ou quelque coin de bois ! C’était le beau temps…

« Serait-ce pour opérer sur un théâtre plus digne de vous que vous êtes à Paris ?… En ce cas… je demande à reprendre du service ! »

Saint-Priac tressaillit. Un soupçon rapide passa sur son esprit. Il jeta sur l’ivrogne un regard de foudre. Mais Verdure remplissait son verre d’une main tremblante ; son visage se couvrait de mille plis joyeux.

« Voyons, dit alors Saint-Priac, que fais-tu à Paris ?

– Je m’y assomme, je m’y affaiblis, j’y enrage.

– Tu as donc perdu ton maître ?… Un si bon maître !

– Le comte de Mauluys est un galant homme, dit gravement Verdure. Je donnerais un doigt de ma main pour lui éviter une malencontre. Seulement… il ne boit pas, voilà ! Vous vous rappelez la chose, reprit Verdure, les coudes sur la table. Un jour, près de Saumur, vous me fîtes attacher à un arbre pour y recevoir vingt coups de lanière. C’était juste : j’avais manqué au règlement. Bref, ce fut à ce moment-là que survint M. de Mauluys. Je le vois encore sauter de son cheval et tirer l’épée. Je crois qu’il vous saigna quelque peu… Enfin, m’ayant détaché, il me demanda si je voulais le suivre. J’avoue que j’eus peur des vingt coups de lanière, et, ma foi, je vous tirai ma révérence…

– Passe ! gronda Saint-Priac.

– Le comte de Mauluys, en arrivant à Angers, me mit une pièce d’or dans la main et me renvoya. Je me jetai à ses pieds et le suppliai de me prendre à son service. Il y consentit. Et depuis, je n’ai pas eu un reproche à faire à ce gentilhomme, sauf qu’il ne sait pas boire, que j’ai la nostalgie des belles équipées et que monsieur le comte vit comme un véritable seigneur. »

Saint-Priac se pencha, et, d’une voix rapide :

« J’ai moi-même renoncé aux aventures de grand chemin pour des aventures plus fructueuses et moins dangereuses. Je me suis attaché au plus grand personnage du royaume. Si tu veux m’obéir, je fais ta fortune.

– Commandez ! dit Verdure.

– Ton maître possède une lettre qu’il me faut… je vais te la dépeindre.

– Inutile, monsieur le baron, la lettre n’est pas au comte de Mauluys.

– Et à qui donc ? Dis ! À qui la lettre ?

– À moi !…

– Comment sais-tu de quelle lettre je veux parler ?

– Vous me parlez d’une dépêche perdue ou volée que vous tenez à reprendre. C’est-à-dire, en bon français, une dépêche que l’Éminence regrette mortellement d’avoir perdue. – Et vous ne voulez pas que je devine ? – Belle malice. Il s’agit de la dépêche que j’enlevai à frère Corignan.

– Que tu… toi ! C’est toi…

– Moi !… J’ai été à votre école, monsieur le baron !

– Vingt écus d’or, si tu dis vrai ! Raconte, raconte !

– L’histoire n’en est pas étonnante, dit Verdure, modeste. J’espérais toujours vous revoir, monsieur le baron. Pensant bien que tôt ou tard je reprendrais du service dans votre compagnie, je sortais le soir, donc, pour m’entretenir la main, avec quelques braves comme moi, amateurs de clairs de lune. Pour dépister les curiosités malveillantes, nous nous appelions de noms empruntés – empruntés, monsieur, comme les écus qui garnissaient nos escarcelles. L’un de nous, pour vous faire honneur, s’appelait Saint-Priac… Un autre s’appelait Trencavel. Un autre s’appelait Mauluys : c’était moi. Une nuit que nous rôdions aux environs de la place Royale, nous tombâmes sur un digne moine que nous dévalisâmes saintement. Resté le dernier auprès du capucin évanoui, je dégrafai sa casaque pour lui permettre de respirer : on est chrétien, monsieur. Tout en dégrafant, je fouillais : vieille habitude. Tout en fouillant ma main rencontra un papier. Je le pris : toujours l’habitude… Le lendemain, au grand jour, je vis que c’était une lettre scellée aux armes de Son Éminence.

– Quelle en était la suscription ? haleta Saint-Priac.

– Étrange !… Il y avait : À Sa Majesté la reine !…

– Cette lettre, tu l’as montrée à ton maître ?

– Allons donc ! Il m’eût bâtonné… Il a de singulières idées, ce digne comte : juste le contraire des vôtres.

– Cette lettre, l’as-tu conservée ?

– Intacte. En parfait état. Rien n’y manque.

– Cette lettre… fit pour la troisième fois Saint-Priac…

– La voici », dit Verdure.

Verdure jeta la lettre sur la table. La main de Saint-Priac s’abattit. Les doigts se crispèrent sur le parchemin.

L’écriture ! Oh ! c’était l’écriture du cardinal. Il la connaissait bien. Tout de suite, il la reconnut. Les armes du cardinal, il les reconnut aussi dès le premier coup d’œil.

« Intacte, murmura-t-il. Monsieur le cardinal, à vous de tenir votre promesse. »

Il cacha le parchemin sous son pourpoint et il se leva, décrocha son manteau, s’en enveloppa et son regard s’abattit sur l’ivrogne endormi. L’ivrogne ronflait, la tête sur les bras, un œil tourné vers Saint-Priac – un œil presque entrouvert par quelque tension nerveuse de la paupière.

« Bah ! un bon coup bien appliqué… Il ne s’en apercevra même pas. – C’est un traître, ce Verdure. Il vient de trahir son maître. Il pourrait bien me trahir à mon tour. »

Saint-Priac se pencha. Verdure ne bougea pas. Il demeura la tête sur la table, – son œil tourné vers l’assassin, – son œil presque entrouvert, d’où filtrait un mince jet de regard. Seulement, il eut un ronflement plus rauque et grogna :

« Mes écus… mes écus d’or… la lettre… »

Soudain, l’appétit du meurtre se déchaîna dans l’esprit de Saint-Priac. Son bras n’eut qu’un mouvement rapide, violent. Verdure s’affaissa, roula sous la table.

Il s’affaissa – sinistre coïncidence – en même temps que le bras s’abaissait sur lui – en sorte que, si Saint-Priac eût été en état de réfléchir, il lui eût semblé que la mort précédait le coup de poignard – que Verdure succombait à un afflux de sang au cerveau, à l’instant où il était frappé.

Saint-Priac franchit la porte qu’il referma et à l’hôte accouru :

« Il y a là un ivrogne qui dort. Ne le dérangez pas jusqu’à demain. Pour la dépense, voici deux pistoles. Et pour laisser mon camarade tranquille, voici deux écus d’or.

– À ce prix, fit l’aubergiste, je le laisserai dormir jusqu’à ce que le réveille la trompette du Jugement dernier. »

Saint-Priac tressaillit ; puis, secouant la tête, il s’élança au-dehors.

À l’hôtel du cardinal, depuis trois jours, on l’attendait à toute heure – diurne ou nocturne. Il fut introduit sur-le-champ.

Saint-Priac, sans un mot, marcha au cardinal, mit un genou sur le tapis, et tendit la lettre. Quand il fut debout, il vit que Richelieu était pâle comme s’il allait mourir. Il songea :

« Dieu me damne, la joie va le tuer. Il faut qu’il ait eu bien peur ! »

« Combien cela vous a-t-il coûté ?

– Une vie d’homme, monseigneur !

– Vous avez tué un homme ? »

Saint-Priac s’inclina silencieusement, ouvrit son manteau et, du doigt, montra la gaine vide de son poignard. Richelieu alla à sa panoplie et en détacha une dague dont la poignée pouvait valoir deux mille écus.

« Prenez, dit-il simplement. Vous avez tué l’homme qui détenait ce parchemin, Trencavel ?

– Non, monseigneur, dit Saint-Priac.

– Pourtant, Corignan, lorsqu’il fut attaqué, entendit prononcer ce nom… »

« Ah ! ah ! songea Saint-Priac. Les noms empruntés par les braves de Verdure !… »

« Monseigneur, ni Trencavel ni le comte de Mauluys n’ont vu cette dépêche. Voilà ce que je puis vous assurer. Un homme seul l’a eue dans ses mains – et cet homme est mort.

– Soit ! fit le cardinal. Mais vous me répondez que nul dans l’entourage de cet homme…

– Monseigneur, le gentilhomme a vu seul ce papier. »

« Bon ! se dit Richelieu. C’était un gentilhomme. Le nom viendra plus tard. »

« Allez, Saint-Priac, je ne veux pas vous cacher que je suis content de vous. Ce soir, je vous ai simplement payé une arme perdue à mon service. Demain, je vous dirai quelle récompense je vous réserve. »

Saint-Priac s’éloigna, la tête pleine de rêves délirants.

À peine seul, Richelieu courut pousser les verrous de sa porte, s’assura que les tentures des fenêtres étaient jointes, que nul au monde ne pouvait le voir. Alors, il s’empara de la dépêche – sa dépêche ! Il la lut et la relut. Il balbutia :

« Comment ai-je pu écrire cela ? Moi ! Est-ce bien moi qui ai pu écrire cela ?… »

L’instant d’après, la lettre était dans le feu.

Le lendemain, lorsque le Père Joseph jeta sur son pénitent son regard aigu, pareil à une sonde d’âme, il le vit alerte, vigoureux, l’œil brillant, la tête hautaine.

« La lettre ? fit avidement le Père Joseph.

– Retrouvée ! triompha Richelieu.

– Montrez…

– Demandez-la au feu !

– Vous l’avez brûlée. Bien. Vous voici donc délivré. Il s’agit maintenant d’être fort. Nous reprenons la bataille au point même où nous l’avons interrompue. La chaîne est brisée. Armez-vous et frappez !

– Oui ! dit Richelieu avec une sombre exaltation.

– Dès demain, vous vous installez au palais Cardinal ?

– Oui, répéta Richelieu avec un soupir.

– Dès demain, vous recommencerez l’attaque contre Anne d’Autriche ?

– Oui ! » dit encore Richelieu.

Le Père Joseph lui prit la main.

« C’est peut-être le meilleur moyen de la réduire à merci ! entendez-vous ? Prouvez-lui que vous pouvez l’écraser, et qui sait si elle n’aimera pas en vous le dompteur, elle qui a jusqu’ici dédaigné l’adorateur ? Soyez prompt. Soyez rude. Anne d’Autriche vaincue, vous êtes le maître du roi. C’est alors la possibilité de l’œuvre géante que nous avons convenue. D’abord, décapiter la noblesse ; puis détruire les huguenots. Alors, vous êtes maître du royaume. Alors, nous attaquons l’Angleterre et l’Autriche. Alors, nous sommes les maîtres de l’Europe… Revenons à la reine. Il faut commencer par l’atteindre dans ses œuvres vives, c’est-à-dire : d’abord la princesse de Condé. Ensuite la duchesse de Chevreuse. Ensuite Bourbon et Vendôme. Ensuite le duc d’Anjou. – La première, c’est la princesse de Condé. Commençons donc par elle ; il faut arracher à la princesse le poignard qu’elle tient à la main et qu’elle guide comme elle veut. Il a un nom. Vous le savez. Il s’appelle Ornano. Obtenez demain l’arrestation d’Ornano. Et la princesse est désarmée. Et déjà la reine chancelle…

– Demain, le maréchal d’Ornano couchera à Vincennes ou à la Bastille. »

L’Éminence grise eut un mince sourire de satisfaction et leva la main, comme pour une rapide bénédiction sous laquelle s’inclina Richelieu.

« Et toi aussi, songeait le Père Joseph. Courbe-toi, tu ne pourrais te courber assez bas devant ton créateur ! »

« Cet homme m’épouvante, songea Richelieu quand il fut seul. Ses voies sont tortueuses… Allons, allons, l’horizon s’éclaircit. »

« Holà ! dit-il en appelant l’huissier, voyez dans les antichambres si vous trouvez Rascasse et Corignan et amenez-les-moi. »

Ils étaient là depuis une heure déjà.

Ils firent leur entrée de front et s’inclinèrent d’un même mouvement.

« Parlez.

– Monseigneur dit Corignan, depuis deux jours, je surveillais certain cabaret de la rue des Francs-Bourgeois où j’avais vu entrer Montariol, prévôt de Trencavel. Cette nuit, je pénètre dans l’arrière-cour de ce bouchon mal famé. Je remarque une fenêtre éclairée au premier étage, et je vois se dessiner sur les vitraux une ombre que je reconnais pour celle du prévôt. Je me hausse sur un tonneau. Je m’aide des corniches, je pose mes deux mains au rebord de la fenêtre, je me hisse, je jette un coup d’œil à l’intérieur. Juste à ce moment, la fenêtre s’ouvre… l’émotion me fait lâcher prise… Je tombe et, en tombant, mon menton porte violemment sur le bord de la fenêtre. J’atteins le sol sans autre mal et je gagne le large.

– As-tu donc perdu la trace ?

– Monseigneur, il ne m’appartient pas de faire moi-même mon propre éloge. Écoutez Rascasse, monseigneur il vous dira où j’en suis. À vous, Rascasse !

– Soit ! fit le cardinal. Je t’écoute, Rascasse !

– Votre Éminence nous ayant fait l’honneur de nous informer que Mlle de Lespars lui avait échappé et que les gens du lieutenant criminel avaient pris le change… je songeais, monseigneur, que l’expédition d’Étioles était devenue inutile, lorsque, tout à coup, cette nuit, me rendant avec Corignan au cabaret de la rue des Francs-Bourgeois et passant avec lui dans la rue de la Verrerie, je vis passer trois gentilshommes et un moine. Je n’eus que le temps de les voir tourner le coin de la rue de la Poterie. Mais j’avais aperçu certaine tournure… Bref, je plante là Corignan, je m’élance, je rejoins mes trois quidams et mon capucin…

– Un capucin ? interrogea Richelieu.

– Du moins, il en portait l’habit. Je les dépasse donc et je pousse un cri de joie : parmi les gentilshommes se trouvait Mlle de Lespars, dans le costume qu’elle portait à Étioles !

– Annaïs de Lespars ! murmura sourdement le cardinal.

– Oui, monseigneur.

– Continue, Rascasse, continue !…

– Je finis, monseigneur. Au cri que je poussai, le moine qui accompagnait la noble aventurière se précipita sur moi : c’était un grand diable de frocard (Corignan grinça des dents) qui me porta en traître (Corignan serra les poings) un coup de je ne sais quoi sur la tête. Atteint au front, je m’affaissai, mais pour me relever aussitôt. Malheureusement, les gentilshommes avaient disparu.

– Perdue ! ne put s’empêcher de s’écrier Richelieu.

– Oui, mais le moine était encore là, lui ! Il se sauvait à toutes jambes. Je le suivis de loin… et je sais maintenant où il gîte. Par lui, monseigneur, je retrouverai Mlle de Lespars.

– Non, non, fit vivement le cardinal. Ceci regarde M. de Saint-Priac. Occupez-vous des rebelles d’Étioles, puisque Corignan affirme… »

Corignan jeta un coup d’œil à Rascasse, comme pour dire : « C’est le moment ! »

« Monseigneur, dit Rascasse, laissez à Corignan la gloire de retrouver Trencavel. Il est sur la trace.

– Monseigneur, dit Corignan, M. de Saint-Priac ne réussira pas. Laissez à Rascasse l’honneur de retrouver Mlle de Lespars.

– C’est bien, dit Richelieu, que la réflexion de Corignan sur Saint-Priac avait touché et à qui l’aventure d’Étioles avait donné une grande admiration pour Rascasse ; allons, c’est bien, faites donc à votre guise ; j’entrevois bientôt des expéditions dangereuses, où vous aurez à agir de concert. »

Les deux espions sortirent. Les trois jours qui venaient de s’écouler, ils les avaient passés, non pas à rechercher les rebelles, mais à se surveiller et à se gourmer. C’est Rascasse qui avait eu l’idée d’obtenir la séparation. Ayant donc assuré leur divorce et gagné du temps par les mensonges qu’ils venaient de débiter avec aplomb, ils s’élancèrent, pleins d’ardeur : Rascasse avait choisi Annaïs de Lespars comme but de son espionnage, et Corignan s’était réservé Trencavel et ses acolytes.

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