III

Si les pauvres gens font leurs délices du fossé des fortifications, les petits employés, même les ouvriers à leur aise, poussent leurs promenades plus loin. Ceux-là vont jusqu’aux premiers bois de la banlieue. Ils gagnent même la vraie campagne, grâce aux nombreux moyens de locomotion dont ils disposent aujourd’hui. Nous sommes loin des coucous de Versailles. Outre les chemins de fer, il y a les bateaux à vapeur de la Seine, les omnibus, les tramways, sans compter les fiacres. Le dimanche, c’est un écrasement ; par certains dimanches de soleil, on a calculé que près d’un quart de la population, cinq cent mille personnes, prenaient d’assaut les voitures et les wagons, et se répandaient dans la campagne. Des ménages emportent leur dîner et mangent sur l’herbe. On rencontre des bandes joyeuses, des couples d’amoureux qui se cachent, des promeneurs isolés, flânant, une baguette à la main. Derrière chaque buisson, il y a une société. Le soir, les cabarets flamboient, on entend des rires monter dans la nuit claire.

Il y aurait une curieuse étude à écrire, celle du goût de la campagne chez les Parisiens. L’engouement n’a pas toujours été le même. Non seulement les moyens de transport manquaient, ce qui restreignait naturellement le nombre des promeneurs ; mais encore l’amour des longues courses n’était pas venu. Il y a cent ans, à peine connaissait-on quelques points de la banlieue. Beaucoup de trous charmants, d’adorables villages perdus sous les feuilles, dormaient dans leur virginité.

Au dix-septième siècle et au dix-huitième, la campagne plaisait médiocrement. On la tolérait arrangée, pomponnée, mise comme un décor savant autour de châteaux princiers. La petite propriété n’existait pas, quelques bourgeois enrichis osaient seuls se faire construire des maisons champêtres. On aurait vainement cherché les champs morcelés de notre époque, les lopins de terre distribués entre mille mains, les centaines de petites maisons, chacune avec son jardin enclos de murs. Il a fallu la Révolution pour créer, autour de Paris, ce nombre incalculable de villas bourgeoises, bâties sur les lots des grands parcs d’autrefois.

Nos pères n’aimaient donc pas la campagne, ou du moins ne l’aimaient pas à notre façon. La littérature, qui est l’écho des mœurs, reste muette au dix-septième siècle sur cette tendresse pour la nature, qui nous a pris vers la fin du dix-huitième siècle, et qui, depuis lors, n’a fait que grandir. Si nous cherchons, dans les livres de l’époque, des renseignements sur la banlieue et sur les plaisirs que les Parisiens allaient y goûter, nous n’y trouvons presque rien. On en reste au fameux vers de madame Deshoulières, parlant des « bords fleuris qu’arrose la Seine » ; et ces « bords fleuris » sont tout ce que le siècle dit de ces rives enchanteresses du fleuve, dont les moindres villages sont célèbres à cette heure. La Fontaine lui-même, le poète qui, de son temps, a le plus senti la nature, n’a pas un vers pour la banlieue parisienne ; on en trouve bien chez lui le lointain parfum, mais il n’y faut point chercher la moindre note exacte et précise.

L’explication est simple. On ne parlait pas alors de la nature dans les livres, parce qu’elle n’avait pas encore été humanisée, et qu’on la tenait à l’écart, comme inférieure et indifférente. Cela ne voulait pas dire qu’on la détestât ; on la goûtait certainement, on s’y promenait, mais sans donner aux arbres une importance qui allât jusqu’à parler d’eux. Il fallait que Rousseau vînt pour qu’un attendrissement universel se déclarât, et pour qu’on se mît à embrasser les chênes comme des frères. Aujourd’hui, notre passion des champs nous vient de ce grand mouvement naturaliste du dix-huitième siècle. Nous voulons la campagne dans sa rudesse, nous y fuyons la ville, au lieu d’y emporter la ville avec nous.

Rousseau est donc l’initiateur. Après lui, le romantisme donna une âme à la nature. Plus tard, avec Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, on entra dans un panthéisme poétique, où sanglotait la fraternité des êtres et des choses. L’art antique avait divinisé la nature, l’art moderne l’a humanisée, tandis que notre art classique la passait tout simplement sous silence. Pourtant, Lamartine, si je ne me trompe, n’a pas écrit un vers sur la banlieue parisienne, et Victor Hugo en a parlé avec son effarement de prophète. Il faut dire que les environs de Paris, si intimes et si souriants, ne sont guère faits pour la poésie lyrique.

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