V

Que de belles matinées passées ainsi sur la rivière ! Le matin, une buée légère se dégageait de l’eau. On aurait dit des mousselines qui s’envolaient, en accrochant des lambeaux de leur fin tissu aux arbres de la rive. Les peupliers semblaient tout vêtus de blanc. Puis, quand le soleil se levait, leur robe tombait mollement comme une robe de mariée, au jour des noces ; ils fumaient un instant dans l’air, et luisaient, avec un petit frisson de leurs feuilles.

Nous aimions ces matinées de blanches vapeurs, nous allions sur l’eau voir le soleil grandir. Autour de nous, la rivière exhalait une haleine laiteuse. Brusquement, un rayon jaillissait, une trouée d’or empourprait le brouillard. Pendant quelques minutes, les tons les plus délicats, le rose pâle, le bleu tendre, le violet adouci d’une pointe de laque, se fondaient dans l’air vague. Puis, c’était comme si un coup de vent avait passé. Les vapeurs s’en étaient allées, la rivière, très bleue, se pailletait d’étincelles, sous le soleil triomphant.

La nuit, les nuits de lune surtout, nous aimions également nous rendre à un village voisin, en amont, et revenir tard, vers minuit, au fil du courant. La barque descendait très lente, dans le grand silence. Au ciel d’un bleu éteint, la lune pleine montait, jetant, sur la nappe élargie, son éventail d’argent. On ne distinguait rien autre, les deux rives, avec leurs champs et leurs coteaux, étaient comme deux masses d’ombre, entre lesquelles la coulée du fleuve passait toute blanche. Cependant, de ces campagnes qu’on ne voyait pas, montaient par moments des voix lointaines, le cri d’une chouette, le coassement d’une grenouille, le large frisson des cultures endormies. Et nous regardions la lune danser dans le sillage de notre barque, nous laissions pendre nos mains brûlantes dans l’eau fraîche.

Quand je revenais à Paris, je gardais longtemps en moi le balancement du canot. La nuit, je rêvais que je ramais, qu’une barque noire m’emportait à la dérive, au fond de l’ombre. C’étaient des retours pleins de tristesse. Le pavé des rues m’exaspérait, et, lorsque je passais les ponts, je jetais sur la Seine un regard d’amant jaloux. Puis, la vie recommençait, il fallait bien vivre. Ma besogne me reprenait tout entier, je rentrais dans le grand combat.

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