I Les héros

À cent pas, le grand Sidoine avait quelque peu l’aspect d’un peuplier, si ce n’est qu’il était plus haut de taille et de tournure plus épaisse. À cinquante, on distinguait parfaitement son sourire satisfait, ses gros yeux bleus à fleur de tête, ses énormes poings qu’il balançait d’une façon timide et embarrassée. À vingt-cinq, on le déclarait sans hésiter garçon de cœur, fort comme une armée, mais bête comme tout.

Le petit Médéric, pour sa part, avait, quant à la taille, de fortes ressemblances avec une laitue, je dis une laitue en bas âge. Mais, à remarquer ses lèvres fines et mobiles, son front pur et élevé, à voir la grâce de son salut, l’aisance de son allure, on lui accordait aisément plus d’esprit qu’aux doctes cervelles de quarante grands hommes. Ses yeux ronds, pareils à ceux d’une mésange, dardaient des regards pénétrants comme des vrilles d’acier ; ce qui, certes, l’aurait fait juger méchant enfant, si de longs cils blonds n’avaient voilé d’une ombre douce la malice et la hardiesse de ces yeux-là. Il portait des cheveux bouclés, il riait d’un bon rire engageant, de sorte qu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer.

Bien qu’ils eussent grand’peine à converser librement, le grand Sidoine et le petit Médéric n’en étaient pas moins les meilleurs amis du monde. Ils avaient seize ans tous deux, étant nés le même jour, à la même minute, et se connaissaient depuis lors ; car leurs mères, qui se trouvaient voisines, se plaisaient à les coucher ensemble dans un berceau d’osier, aux jours où le grand Sidoine se contentait encore d’une couche de trois pieds de long. Sans doute, c’est chose rare que deux enfants, nourris d’une même bouillie, aient des croissances si singulièrement différentes. Ce fait embarrassait d’autant plus les savants du voisinage, que Médéric, contrairement aux usages reçus, avait à coup sûr rapetissé de plusieurs pouces. Les cinq ou six cents doctes brochures écrites sur ce phénomène par des hommes spéciaux, prouvaient de reste que le bon Dieu seul savait le secret de ces croissances bizarres, comme il sait, d’ailleurs, ceux des Bottes de sept lieues, de la Belle au bois dormant et de ces mille autres vérités, si belles et si simples, qu’il faut toute la pureté de l’enfance pour les comprendre.

Les mêmes savants, qui faisaient métier d’expliquer ce qui ne saurait l’être, se posaient encore un grave problème. Comment peut-il se faire, se demandaient-ils entre eux, sans jamais se répondre, que cette grande bête de Sidoine aime d’un amour aussi tendre ce petit polisson de Médéric ? et comment ce petit polisson trouve-t-il tant de caresses pour cette grande bête ? Question obscure, bien faite pour inquiéter des esprits chercheurs : la fraternité du brin d’herbe et du chêne.

Je ne me soucierais pas autant de ces savants, si un d’eux, le moins accrédité dans la paroisse, n’avait dit, certain jour, en hochant la tête : « Hé, hé ! bonnes gens, ne voyez-vous pas ce dont il s’agit ? Rien n’est plus simple. Il s’est fait un échange entre les marmots. Quand ils étaient au berceau, alors qu’ils avaient la peau tendre et le crâne de peu d’épaisseur, Sidoine a pris le corps de Médéric, et Médéric, l’esprit de Sidoine ; de sorte que l’un a crû en jambes et en bras, tandis que l’autre croissait en intelligence. De là leur amitié. Ils sont un même être en deux êtres différents ; là c’est, si je ne me trompe, la définition des amis parfaits. »

Lorsque le bonhomme eut ainsi parlé, ses collègues rirent aux éclats et le traitèrent de fou. Un philosophe daigna lui démontrer comme quoi les âmes ne se transvasent point de la sorte, ainsi qu’on fait d’un liquide ; un naturaliste lui criait en même temps, dans l’autre oreille, qu’on n’avait pas d’exemple, en zoologie, d’un frère cédant ses épaules à son frère, comme il lui céderait sa part de gâteau. Le bonhomme hochait toujours la tête, répétant : « J’ai donné mon explication, donnez la vôtre ; nous verrons ensuite laquelle des deux sera la plus raisonnable. »

J’ai longtemps médité ces paroles et je les ai trouvées pleines de sagesse. Jusqu’à meilleure explication, – si tant est que j’aie besoin d’une explication pour continuer ce conte, – je m’en tiendrai à celle donnée par le vieux savant. Je sais qu’elle blessera les idées nettes et géométriques de bien des personnes ; mais, comme je suis décidé à accueillir avec reconnaissance les nouvelles solutions que mes lecteurs trouveront sans aucun doute, je crois agir justement, en une matière aussi délicate.

Ce qui, Dieu merci, n’était pas sujet à controverse, – car tous les esprits droits conviennent assez souvent d’un fait, – c’est que Sidoine et Médéric se trouvaient au mieux de leur amitié. Ils découvraient chaque jour tant d’avantages à être ce qu’ils étaient, que, pour rien au monde, ils n’auraient voulu changer de corps ni d’esprit.

Sidoine, lorsque Médéric lui indiquait un nid de pie, tout au haut d’un chêne, se déclarait l’enfant le plus fin de la contrée ; Médéric, lorsque Sidoine se baissait pour s’emparer du nid, croyait de bonne foi avoir la taille d’un géant. Mal t’en eût pris, si tu avais traité Sidoine de sot, espérant qu’il ne saurait te répondre : Médéric t’aurait prouvé, en trois phrases, que tu tournais à l’idiotisme. Et Médéric donc, si tu l’avais raillé sur ses petits poings, tout juste assez forts pour écraser une mouche, c’eût été une bien autre chanson : je ne sais trop comment tu aurais échappé aux longs bras de Sidoine. Ils étaient forts et intelligents tous deux, puisqu’ils ne se quittaient point, et ils n’avaient jamais songé qu’il leur manquât quelque chose, si ce n’est les jours où le hasard les séparait.

Pour ne rien cacher, je dois dire qu’ils vivaient un peu en vagabonds, ayant perdu leurs parents de bonne heure, se sentant d’ailleurs de force à manger en tous lieux et en tous temps. D’autre part, ils n’étaient pas garçons à se loger tranquillement dans une cabane. Je te laisse à penser quel hangar il eût fallu pour Sidoine ; quant à Médéric, il se serait contenté d’une armoire. Si bien que, pour la commodité de tous deux, ils logeaient aux champs, dormant en été sur le gazon, se moquant du froid l’hiver, sous une chaude couverture de feuilles et de mousses sèches.

Ils formaient ainsi un ménage assez singulier. Médéric avait charge de penser ; il s’en acquittait à merveille, connaissait au premier coup d’œil les terrains où se trouvaient les pommes de terre les plus savoureuses, et savait, à une minute près, le temps qu’elles devaient rester sous la cendre, pour être cuites à point. Sidoine agissait ; il déterrait les pommes de terre, ce qui n’était pas, je t’assure, une petite besogne, car, si son compagnon n’en mangeait qu’une ou deux, il lui en fallait bien, quant à lui, trois ou quatre charretées ; puis, il allumait le feu, les couvrait de braise, se brûlait les doigts à les retirer.

Ces menus soins domestiques n’exigeaient pas grandes ruses ni grande force de poignets. Mais il faisait bon voir les deux compagnons, dans les exigences plus graves de la vie, comme lorsqu’il fallait se défendre contre les loups, pendant les nuits d’hiver, ou encore se vêtir décemment, sans bourse délier, ce qui présentait des difficultés énormes.

Sidoine avait fort à faire pour tenir les loups à distance ; il lançait à droite et à gauche des coups de pied à renverser une montagne. Le plus souvent, il ne renversait rien du tout, par la raison qu’il était très maladroit de sa personne. Il sortait ordinairement de ces luttes les vêtements en lambeaux. Alors le rôle de Médéric commençait. De faire des reprises, il n’y fallait pas songer. Le malin garçon préférait se procurer de beaux habits neufs, puisque, d’une façon comme d’une autre, il devait se mettre en frais d’imagination. À chaque blouse déchirée, ayant l’esprit fertile en expédients, il inventait une étoffe nouvelle. Ce n’était pas tant la qualité que la quantité qui l’inquiétait : figure-toi un tailleur qui aurait à habiller les tours Notre-Dame.

Une fois, dans un besoin pressant, il adressa une requête aux meuniers, sollicitant de leur bienveillance les vieilles voiles de tous les moulins à vent de la contrée. Comme il demandait avec une grâce sans pareille, il obtint bientôt assez de toile pour confectionner un superbe sac qui fit le plus grand honneur à Sidoine.

Une autre fois, il eut une idée plus ingénieuse encore. Comme une révolution venait d’éclater dans le pays, et que le peuple, pour se prouver sa puissance, brisait les écussons, déchirait les bannières du dernier règne, il se fit donner sans peine tous les vieux drapeaux qui avaient servi dans les fêtes publiques. Je te laisse à penser si la blouse, faite de ces lambeaux de soie, fut splendide à voir.

Mais c’étaient là des habits de cour, et Médéric cherchait une étoffe qui résistât plus longtemps aux griffes et aux dents des bêtes fauves. Un soir de bataille, les loups ayant achevé de dévorer les drapeaux, il lui vint une subite inspiration, en considérant les morts restés sur le sol. Il dit à Sidoine de les écorcher proprement, fit ensuite sécher les peaux au soleil. Huit jours après, son grand frère se promenait, la tête haute, vêtu galamment des dépouilles de leurs ennemis. Sidoine, un peu coquet, ainsi que tous les gros hommes, se montrait très sensible aux beaux ajustements neufs ; aussi se mit-il à faire chaque semaine un furieux carnage de loups, les assommant d’une façon plus douce, par crainte de gâter les fourrures.

Médéric n’eut plus, dès lors, à s’inquiéter de la garde-robe. Je ne t’ai point dit comment il arrivait à se vêtir lui-même, mais tu as sans doute compris qu’il y arrivait sans tant de ruses. Le moindre bout de ruban lui suffisait. Il était fort mignon, de taille bien prise, quoique petite ; les dames se le disputaient pour l’attifer de velours et de dentelle. Aussi le rencontrait-on toujours mis à la dernière mode.

Je ne saurais dire que les fermiers fussent très enchantés du voisinage des deux amis. Mais ils avaient tant de respect pour les poings de Sidoine, tant d’amitié pour les jolis sourires de Médéric, qu’ils les laissaient vivre dans leurs champs, comme chez eux. Les enfants, d’ailleurs, ne mésusaient pas de l’hospitalité ; ils ne prélevaient quelques légumes que lorsqu’ils étaient las de gibier et de poisson. Avec de plus méchants caractères, ils auraient ruiné le pays en trois jours ; une simple promenade dans les blés eût suffi. Aussi leur tenait-on compte du mal qu’ils ne faisaient pas. On leur avait même de la reconnaissance pour les loups qu’ils détruisaient par centaines, et pour le grand nombre d’étrangers curieux qu’ils attiraient dans les villes d’alentour.

J’hésite à entrer en matière, avant de t’avoir conté plus au long les affaires de mes héros. Les vois-tu bien, là, devant toi ? Sidoine, haut comme une tour, vêtu de fourrures grises, Médéric, paré de rubans et de paillettes, brillant dans l’herbe à ses pieds, comme un scarabée d’or. Te les figures-tu se promenant dans la campagne, le long des ruisseaux, soupant et dormant dans les clairières, vivant en liberté sous le ciel de Dieu ? Te dis-tu combien Sidoine était bête, avec ses gros poings, et que d’ingénieux expédients, que de fines reparties se logeaient dans la petite tête de Médéric ? Te pénètres-tu de cette idée, que leur union faisait leur force, que, nés l’un loin de l’autre, ils auraient été de pauvres diables fort incomplets, obligés de vivre selon les us et coutumes de tout le monde ? As-tu suffisamment compris que si j’avais de mauvaises intentions, je pourrais cacher là-dessous quelque sens philosophique ? Es-tu enfin décidée à me remercier de mon géant et de mon nain, que j’ai élevés avec un soin particulier, de façon à en faire le couple le plus merveilleux du monde ?

Oui ?

Alors je commence, sans plus tarder, l’étonnant récit de leurs aventures.

Share on Twitter Share on Facebook