IIILéger aperçu sur les momies

Ce n’est pas Sidoine qui aurait jamais sollicité un ministre des travaux publics pour l’établissement de ponts et de routes. Il marchait d’ordinaire à travers champs, s’inquiétant peu des fossés, encore moins des coteaux ; il professait un dédain profond pour les coudes des sentiers frayés. Le brave enfant faisait de la géométrie sans le savoir, car il avait trouvé, à lui tout seul, que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre.

Il traversa ainsi une douzaine de royaumes, ayant soin de ne pas poser le pied au beau milieu de quelque ville, ce qu’il sentait devoir déplaire aux habitants. Il enjamba deux ou trois mers, sans trop se mouiller. Quant aux fleuves, il ne daigna même pas se fâcher contre eux, les prenant pour ces minces filets d’eau dont la terre est sillonnée après une pluie d’orage. Ce qui l’amusa prodigieusement, ce furent les voyageurs qu’il rencontra ; il les voyait suer le long des montées, aller au nord pour revenir au midi, lire les poteaux au bord des routes, se soucier du vent, de la pluie, des ornières, des inondations, de l’allure de leurs chevaux. Il avait vaguement conscience du ridicule de ces pauvres gens, qui s’en vont de gaieté de cœur risquer une culbute dans quelque précipice, lorsqu’ils pourraient demeurer si tranquillement assis à leur foyer.

– Que diable ! aurait dit Médéric, quand on est ainsi bâti, on reste chez soi.

Mais pour l’instant, Médéric ne regardait pas sur la terre. Au bout d’un quart d’heure de marche, il désira cependant reconnaître les lieux où ils se trouvaient. Il mit le nez dehors, se pencha sur la plaine ; il se tourna aux quatre points du monde, et ne vit que du sable, qu’un immense désert emplissant l’horizon. Le site lui déplut.

– Seigneur Jésus ! se dit-il, que les gens de ce pays doivent avoir soif ! J’aperçois les ruines d’un grand nombre de villes, et je jurerais que les habitants en sont morts, faute d’un verre de vin. Sûrement, ce n’est pas là le Royaume des Heureux ; mon ami le bouvreuil me l’a donné comme fertile en vignobles et en fruits de toutes espèces ; il s’y trouve même, a-t-il ajouté, des sources d’une eau limpide, excellente pour rincer les bouteilles. Cet écervelé de Sidoine nous a certainement égarés.

Et se tournant vers le fond de l’oreille :

– Hé ! mon mignon ! cria-t-il, où vas-tu ?

– Pardieu ! répondit Sidoine sans s’arrêter, je vais devant moi.

– Vous êtes un sot, mon mignon, reprit Médéric. Vous avez l’air de ne pas vous douter que la terre est ronde, et qu’en allant toujours devant vous, vous n’arriveriez nulle part. Nous voilà bel et bien perdus.

– Oh ! dit Sidoine en courant de plus belle, peu m’importe : je suis partout chez moi.

– Mais arrête donc, malheureux ! cria de nouveau Médéric. Je sue, à te regarder marcher ainsi. J’aurais dû veiller au chemin. Sans doute, tu as enjambé la demeure de l’aimable Primevère, sans plus de façons qu’une hutte de charbonnier : palais et chaumières sont de même niveau pour tes longues jambes. Maintenant, il nous faut courir le monde au hasard. Je regarderai passer les empires, du haut de ton épaule, jusqu’au jour où nous découvrirons le Royaume des Heureux. En attendant, rien ne presse ; nous ne sommes pas attendus. Je crois utile de nous asseoir un instant, pour méditer plus à l’aise sur le singulier pays que nous traversons en ce moment. Mon mignon, assieds-toi sur cette montagne qui est là, à tes pieds.

– Ça, une montagne ! répondit Sidoine en s’asseyant, c’est un pavé, ou le diable m’emporte !

À vrai dire, ce pavé était une des grandes pyramides. Nos compagnons, qui venaient de traverser le désert d’Afrique, se trouvaient pour lors en Égypte. Sidoine, n’ayant pas en histoire des connaissances bien précises, regarda le Nil comme un ruisseau boueux ; quant aux sphinx et aux obélisques, ils lui parurent des graviers d’une forme singulière et fort laide. Médéric, qui savait tout sans avoir rien appris, fut fâché du peu d’attention que son frère accordait à cette boue et à ces pierres, visitées et admirées de plus de cinq cents lieues à la ronde.

– Hé ! Sidoine, dit-il, tâche de prendre, s’il t’est possible, un air d’admiration et de respectueux étonnement. Il est du dernier mauvais goût de rester calme en face d’un pareil spectacle. Je tremble que quelqu’un ne l’aperçoive, dodelinant ainsi de la tête devant les ruines de la vieille Égypte. Nous serions perdu dans l’estime des gens de bien. Remarque qu’il ne s’agit pas ici de comprendre, ce que personne n’a envie de faire, mais de paraître profondément pénétré du haut intérêt que présentent ces cailloux. Tu as tout juste assez d’esprit pour t’en tirer avec honneur. Là, tu vois le Nil, cette eau jaunâtre qui croupit dans la vase. C’est, m’a-t-on dit, un fleuve très vieux ; il est à croire cependant qu’il n’est pas plus âgé que la Seine et la Loire. Les peuples de l’antiquité se sont contentés d’en connaître les embouchures : nous, gens curieux, aimant à nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, nous en cherchons les sources depuis quelques centaines d’années, sans avoir pu découvrir encore le plus mince réservoir. Les savants se partagent : d’après les uns, il existerait certainement une fontaine quelque part, qu’il s’agirait seulement de bien chercher ; les autres, qui me paraissent avoir des chances de l’emporter, jurent qu’ils ont fouillé tous les coins, et qu’à coup sûr le fleuve n’a point de sources. Moi, je n’ai pas d’opinion décidée en cette matière, car il m’arrive rarement d’y songer ; d’ailleurs, une solution quelconque ne m’engraisserait pas d’un centimètre. Regarde maintenant ces vilaines bêtes qui nous entourent, brûlées par des millions de soleils ; c’est pure malice, assure-t-on, si elles ne parlent pas ; elles connaissent le secret des premiers jours du monde, et l’éternel sourire qu’elles gardent sur les lèvres est simplement par manière de se moquer de notre ignorance. Pour moi, je ne les juge pas si méchantes ; ce sont de bonnes pierres, d’une grande simplesse d’esprit, qui en savent moins long qu’on veut le dire. Écoute toujours, mon mignon, ne crains pas de trop apprendre. Je ne te dirai rien sur Memphis, dont nous apercevons les ruines à l’horizon ; je ne te dirai rien par l’excellente raison que je ne vivais pas au temps de sa puissance. Je me défie beaucoup des historiens qui en ont parlé. Je pourrais lire, comme un autre, les hiéroglyphes des obélisques et des vieux murs écroulés ; mais, outre que cela ne m’amuserait pas, étant très scrupuleux en matière d’histoire, j’aurais la plus grande crainte de prendre un A pour un B, et de t’induire ainsi en des erreurs qui seraient pour toi d’une déplorable conséquence. Je préfère joindre à ces considérations générales un léger aperçu sur les momies. Rien n’est plus agréable à voir qu’une momie bien conservée. Les Égyptiens s’enterraient sans doute avec tant de coquetterie, dans la prévision du rare plaisir que nous aurions un jour à les déterrer. Quant aux pyramides, selon l’opinion commune, elles servaient de tombeaux, si pourtant elles n’étaient pas destinées à un autre usage qui nous échappe. Ainsi, à en juger par celle sur laquelle nous sommes assis, – car notre siège, je te prie de le remarquer, est une pyramide de la plus belle venue, – je les croirais bâties par un peuple hospitalier, pour servir de sièges, aux voyageurs fatigués, n’était le peu de commodité qu’elles offrent à un tel emploi. Je finirai par une morale. Sache, mon mignon, que trente dynasties dorment sous nos pieds ; les rois sont couchés par milliers dans le sable, emmaillotés de bandelettes, les joues fraîches, ayant encore leurs dents et leurs cheveux. On pourrait, si l’on cherchait bien, en composer une jolie collection qui offrirait un grand intérêt pour les courtisans. Le malheur est qu’on a oublié leurs noms et qu’on ne saurait les étiqueter d’une façon convenable. Ils sont tous plus morts que leurs cadavres. Si jamais tu deviens roi, songe à ces pauvres momies royales endormies au désert ; elles ont vaincu les vers cinq mille ans, et n’ont pu vivre dix siècles dans la mémoire des hommes. J’ai dit. Rien ne développe l’intelligence comme les voyages. Je compte parfaire ainsi ton éducation, en te faisant un cours pratique sur les divers sujets qui se présenteront en chemin.

Durant ce long discours, Sidoine, pour complaire à son compagnon, avait pris l’air le plus bête du monde. Note que c’était précisément là l’air qu’il fallait. Mais, à la vérité, il s’ennuyait de toute la largeur de ses mâchoires, regardant d’un œil désespéré le Nil, les sphinx, Memphis, les pyramides, s’efforçant même de penser aux momies, sans grands résultats. Il cherchait furtivement à l’horizon s’il ne trouverait pas un sujet qui lui permit d’interrompre l’orateur d’une façon polie. Comme celui-ci se taisait, il aperçut un peu tard, deux troupes d’hommes, se montrant aux deux bouts opposés de la plaine.

– Frère, dit-il, les morts m’ennuient. Apprends-moi quels sont ces gens qui viennent à nous.

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