V

Un dernier rayon qui glissait sur la rivière, la changeait en un ruban d’or et de moire. Nous attendions la première étoile pour descendre le courant à la fraîcheur du soir. Les paniers avaient été reportés dans la barque. Nous nous étions couchés dans l’herbe, à l’aventure, chacun selon son gré.

Antoinette et Léon s’étaient placés sous un grand églantier, qui allongeait ses bras au-dessus de leurs têtes. Les branches vertes les cachaient à demi ; comme ils me tournaient le dos, je ne pouvais voir s’ils riaient ou s’ils pleuraient. Ils parlaient bas, paraissait se quereller. Moi, j’avais choisi un petit tertre, semé d’une herbe fine ; paresseusement étendu, je voyais à la fois le ciel et la pelouse où se posaient mes pieds. Les deux galants, appréciant sans doute le charme de mon attitude, étaient venus se coucher, l’un à ma gauche, l’autre à ma droite.

Ils abusaient de leur position pour me parler tous deux à la fois.

Celui qui se trouvait à ma gauche, me touchait légèrement au bras, lorsqu’il voyait que je ne l’écoutais plus.

– Monsieur, me disait-il, j’ai rarement rencontré une femme plus capricieuse que mademoiselle Antoinette. Vous ne sauriez croire comme sa tête tourne au moindre souffle. Pour citer un exemple, lorsque nous vous avons rencontrés, ce matin, nous allions dîner à deux lieues d’ici. À peine aviez-vous disparu, qu’elle nous a fait revenir sur nos pas ; la contrée lui plaisait, disait-elle. C’est à perdre l’esprit. Moi, j’aime les choses qui s’expliquent.

Celui qui était à ma gauche disait en même temps, me forçant aussi à l’écouter :

– Monsieur, je désire depuis ce matin vous parler en particulier. Nous croyons, mon compagnon et moi, vous devoir des explications. Nous avons remarqué votre grande amitié pour mademoiselle Antoinette, et nous regrettons vivement de vous gêner dans vos projets, Si nous avions connu votre amour une semaine plus tôt, nous nous serions retirés, pour ne pas causer le moindre chagrin à un galant homme ; mais, aujourd’hui, il est un peu tard : nous ne nous sentons plus la force du sacrifice. D’ailleurs, je veux être franc : Antoinette m’aime. Je vous plains, et je me mets à votre disposition.

Je me hâtai de le rassurer. Mais j’eus beau lui jurer que je n’avais jamais été et que je ne serais jamais l’amant d’Antoinette, il n’en continua pas moins à me prodiguer les plus tendres consolations. Il lui était trop doux de penser qu’il m’avait volé ma maîtresse.

L’autre, fâché de l’attention accordée à son camarade, se pencha vers moi. Pour m’obliger à prêter l’oreille, il me fit une grosse confidence.

– Je veux être franc avec vous, me dit-il : Antoinette m’aime. Je plains sincèrement ses autres adorateurs.

À ce moment, j’entendis un bruit singulier ; il partait du buisson sous lequel Léon et Antoinette s’abritaient. Je ne sus si c’était un baiser ou le petit cri d’une fauvette effarouchée.

Cependant, mon voisin de droite avait surpris mon voisin de gauche me disant qu’Antoinette l’aimait. Il se souleva, le regarda d’un air menaçant. Je me laissai glisser entre eux, je gagnai sournoisement une haie derrière laquelle je me blottis. Alors, ils se trouvèrent face à face.

Ma broussaille était admirablement choisie. Je voyais Antoinette et Léon, sans entendre toutefois leurs paroles. Ils se querellaient toujours ; seulement, ils paraissaient plus près l’un de l’autre. Quant aux amoureux, ils se trouvaient au-dessus de moi, et je pus suivre leur dispute. La jeune femme leur tournant le dos, ils étaient furieux tout à leur aise.

– Vous avez mal agi, disait l’un ; voici deux jours que vous auriez dû vous retirer. N’avez-vous pas l’esprit de le voir ? c’est moi qu’Antoinette préfère.

– En effet, répondit l’autre, je n’ai point cet esprit-là. Mais vous avez la sottise, vous, de prendre comme vous appartenant les sourires et les regards qu’on m’adresse.

– Soyez certain, mon pauvre monsieur, qu’Antoinette m’aime.

– Soyez certain, mon heureux monsieur, qu’Antoinette m’adore.

Je regardai Antoinette. Décidément, il n’y avait pas de fauvette dans le buisson.

– Je suis las de tout ceci, reprit l’un des soupirants. N’êtes-vous pas de mon avis, il est temps que l’un de nous disparaisse ?

– J’allais vous proposer de nous couper la gorge, répondit l’autre.

Ils avaient élevé la voix ; ils gesticulaient, se levant, s’asseyant dans leur colère. La jeune femme, distraite par le bruit croissant de la querelle, tourna la tête. Je la vis s’étonner, puis sourire. Elle attira sur les deux jeunes gens l’attention de Léon, auquel elle dit quelques mots qui le mirent en gaieté.

Il se leva, s’approchant de la rive, entraînant sa compagne. Ils étouffaient leurs éclats de rire et marchaient en évitant de faire rouler les pierres. Je pensai qu’ils allaient se cacher, pour se faire chercher ensuite.

Les deux galants criaient plus fort ; faute d’épées, ils préparaient leurs poings. Cependant, Léon avait gagné la barque ; il y fit entrer Antoinette, et se mit à en dénouer tranquillement l’amarre ; puis, il y sauta lui-même.

Comme l’un des amoureux allait lever le bras sur l’autre, il vit le canot au milieu de la rivière. Stupéfait, oubliant de frapper, il le montra à son compagnon.

– Eh bien ! eh bien ! cria-t-il en courant à la rive, que veut dire cette plaisanterie ?

On m’avait parfaitement oublié derrière ma broussaille. Le bonheur et le malheur rendent égoïste. Je me levai.

– Messieurs, dis-je aux pauvres garçons béants et effarés, vous souvient-il de certaine fable ? Cette plaisanterie veut dire ceci : On vous vole Antoinette, que vous pensiez m’avoir volée.

– La comparaison est galante ! me cria Léon. Ces messieurs sont des larrons et madame est un....

Madame l’embrassait. Le baiser étouffa le vilain mot.

– Frères, ajoutai-je en me tournant vers mes compagnons de naufrage, nous voici sans vivres et sans toit pour abriter nos têtes. Bâtissons une hutte, vivons de baies sauvages, en attendant qu’il plaise à un navire de nous venir tirer de notre île déserte.

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