Nous n’étions plus que cinq sur le toit. L’eau nous laissait à peine une étroite bande libre, le long du faîtage. Une des cheminées venait d’être emportée. Il nous fallut soulever Véronique et Marie évanouies, les tenir presque debout, pour que le flot ne leur mouillât pas les jambes. Elles reprirent enfin connaissance, et notre angoisse s’accrut, à les voir trempées, frissonnantes, crier de nouveau qu’elles ne voulaient pas mourir. Nous les rassurions comme on rassure les enfants, en leur disant qu’elles ne mourraient pas, que nous empêcherions bien la mort de les prendre. Mais elles ne nous croyaient plus, elles savaient bien qu’elles allaient mourir. Et, chaque fois que ce mot « mourir » tombait comme un glas, leurs dents claquaient, une angoisse les jetait au cou l’une de l’autre.
C’était la fin. Le village détruit ne montrait plus, autour de nous, que quelques pans de murailles. Seule, l’église dressait son clocher intact, d’où venaient toujours des voix, un murmure de gens à l’abri. Au loin, ronflait la coulée énorme des eaux. Nous n’entendions même plus ces éboulements de maisons, pareils à des charrettes de cailloux brusquement déchargées. C’était un abandon, un naufrage en plein Océan, à mille lieues des terres.
Un instant, nous crûmes surprendre à gauche un bruit de rames. On aurait dit un battement, doux, cadencé, de plus en plus net. Ah ! quelle musique d’espoir, et comme nous nous dressâmes tous pour interroger l’espace ! Nous retenions notre haleine. Et nous n’apercevions rien. La nappe jaune s’étendait, tachée d’ombres noires ; mais aucune de ces ombres, cimes d’arbres, restes de murs écroulés, ne bougeait. Des épaves, des herbes, des tonneaux vides, nous causèrent des fausses joies ; nous agitions nos mouchoirs, jusqu’à ce que, notre erreur reconnue, nous retombions dans l’anxiété qui frappait toujours nos oreilles, de ce bruit sans que nous pussions découvrir d’où il venait.
– Ah ! je la vois, cria Gaspard, brusquement. Tenez ! là-bas, une grande barque !
Et il nous désignait, le bras tendu, un point éloigné. Moi, je ne voyais rien ; Pierre, non plus. Mais Gaspard s’entêtait. C’était bien une barque. Les coups de rames nous arrivaient plus distincts. Alors, nous finîmes aussi par l’apercevoir. Elle filait lentement, ayant l’air de tourner autour de nous, sans approcher. Je me souviens qu’à ce moment nous fûmes comme fous. Nous levions les bras avec fureur, nous poussions des cris, à nous briser la gorge. Et nous insultions la barque, nous la traitions de lâche. Elle, toujours noire et muette, tournait plus lentement. Était-ce réellement une barque ? je l’ignore encore. Quand nous crûmes la voir disparaître, elle emporta notre dernière espérance.
Désormais, à chaque seconde, nous nous attendions à être engloutis, dans la chute de la maison. Elle se trouvait minée, elle n’était sans doute portée que par quelque gros mur, qui allait l’entraîner tout entière, en s’écroulant. Mais ce dont je tremblais surtout, c’était de sentir la toiture fléchir sous notre poids. La maison aurait peut-être tenu toute la nuit ; seulement, les tuiles s’affaissaient, battues et trouées par les poutres. Nous nous étions réfugiés vers la gauche, sur des chevrons solides encore. Puis, ces chevrons eux-mêmes parurent faiblir. Certainement, ils s’enfonceraient, si nous restions tous les cinq entassés sur un si petit espace.
Depuis quelques minutes, mon frère Pierre avait remis sa pipe à ses lèvres, d’un geste machinal. Il tordait sa moustache de vieux soldat, les sourcils froncés, grognant de sourdes paroles. Ce danger croissant qui l’entourait et contre lequel son courage ne pouvait rien, commençait à l’impatienter fortement. Il avait craché deux ou trois fois dans l’eau, d’un air de colère méprisante. Puis, comme nous enfoncions toujours, il se décida, il descendit la toiture.
– Pierre ! Pierre ! criai-je, ayant peur de comprendre.
Il se retourna et me dit tranquillement :
– Adieu, Louis… Vois-tu, c’est trop long pour moi. Ça vous fera de la place.
Et, après avoir jeté sa pipe la première, il se précipita lui-même, en ajoutant :
– Bonsoir, j’en ai assez !
Il ne reparut pas. Il était nageur médiocre. D’ailleurs, il s’abandonna sans doute, le cœur crevé par notre ruine et par la mort de tous les nôtres, ne voulant pas leur survivre.
Deux heures du matin sonnèrent à l’église. La nuit allait finir, cette horrible nuit déjà si pleine d’agonies et de larmes. Peu à peu, sous nos pieds, l’espace encore sec se rétrécissait ; c’était un murmure d’eau courante, de petits flots caressants qui jouaient et se poussaient. De nouveau, le courant avait changé ; les épaves passaient à droite du village, flottant avec lenteur, comme si les eaux près d’atteindre leur plus haut niveau, se fussent reposées, lasses et paresseuses.
Gaspard, brusquement, retira ses souliers et sa veste. Depuis un instant, je le voyais joindre les mains, s’écraser les doigts. Et, comme je l’interrogeais :
– Écoutez, grand-père, dit-il, je meurs, à attendre. Je ne puis plus rester… Laissez-moi faire, je la sauverai.
Il parlait de Véronique. Je voulus combattre son idée. Jamais il n’aurait la force de porter la jeune fille jusqu’à l’église. Mais lui, s’entêtait.
– Si ! si ! j’ai de bons bras, je me sens fort… Vous allez voir !
Et il ajoutait qu’il préférait tenter ce sauvetage tout de suite, qu’il devenait faible comme un enfant, à écouter ainsi la maison s’émietter sous nos pieds.
– Je l’aime, je la sauverai, répétait-il.
Je demeurai silencieux, j’attirai Marie contre ma poitrine. Alors, il crut que je lui reprochais son égoïsme d’amoureux, il balbutia :
– Je reviendrai prendre Marie, je vous le jure. Je trouverai bien un bateau, j’organiserai un secours quelconque… Ayez confiance, grand-père.
Il ne conserva que son pantalon. Et, à demi-voix, rapidement, il adressait des recommandations à Véronique : elle ne se débattrait pas, elle s’abandonnerait sans un mouvement, elle n’aurait pas peur surtout. La jeune fille, à chaque phrase, répondait oui, d’un air égaré. Enfin, après avoir fait un signe de croix, bien qu’il ne fût guère dévot d’habitude, il se laissa glisser sur le toit, en tenant Véronique par une corde qu’il lui avait nouée sous les bras. Elle poussa un grand cri, battit l’eau de ses membres, puis, suffoquée, s’évanouit.
– J’aime mieux ça, me cria Gaspard. Maintenant, je réponds d’elle.
On s’imagine avec quelle angoisse je les suivis des yeux. Sur l’eau blanche, je distinguais les moindres mouvements de Gaspard. Il soutenait la jeune fille, à l’aide de la corde, qu’il avait enroulée autour de son propre cou ; et il la portait ainsi, à demi jetée sur son épaule droite. Ce poids écrasant l’enfonçait par moments ; pourtant, il avançait, nageant avec une force surhumaine. Je ne doutais plus, il avait déjà parcouru un tiers de la distance, lorsqu’il se heurta à quelque mur caché sous l’eau. Le choc fut terrible. Tous deux disparurent. Puis, je le vis reparaître seul ; la corde devait s’être rompue. Il plongea à deux reprises. Enfin, il revint, il ramenait Véronique, qu’il reprit sur son dos. Mais il n’avait plus de corde pour la tenir, elle l’écrasait davantage. Cependant, il avançait toujours. Un tremblement me secouait, à mesure qu’ils approchaient de l’église. Tout à coup, je voulus crier, j’apercevais des poutres qui arrivaient de biais. Ma bouche resta grande ouverte : un nouveau choc les avait séparés, les eaux se refermèrent.
À partir de ce moment, je demeurai stupide. Je n’avais plus qu’un instinct de bête veillant à sa conservation. Quand l’eau avançait, je reculais. Dans cette stupeur, j’entendis longtemps un rire, sans m’expliquer qui riait ainsi près de moi. Le jour se levait, une grande aurore blanche. Il faisait bon, très frais et très calme, comme au bord d’un étang dont la nappe s’éveille avant le lever du soleil. Mais le rire sonnait toujours ; et, en me tournant, je trouvai Marie, debout dans ses vêtements mouillés. C’était elle qui riait.
Ah ! la pauvre chère créature, comme elle était douce et jolie, à cette heure matinale ! Je la vis se baisser, prendre dans le creux de sa main un peu d’eau, dont elle se lava la figure. Puis, elle tordit ses beaux cheveux blonds, elle les noua derrière sa tête. Sans doute, elle faisait sa toilette, elle semblait se croire dans sa petite chambre, le dimanche, lorsque la cloche sonnait gaiement. Et elle continuait à rire, de son rire enfantin, les yeux clairs, la face heureuse.
Moi, je me mis à rire comme elle, gagné par sa folie. La terreur l’avait rendue folle, et c’était une grâce du ciel, tant elle paraissait ravie de la pureté de cette aube printanière.
Je la laissais se hâter, ne comprenant pas, hochant la tête tendrement. Elle se faisait toujours belle. Puis, quand elle se crut prête à partir, elle chanta un de ses cantiques de sa fine voix de cristal. Mais, bientôt, elle s’interrompit, elle cria, comme si elle avait répondu à une voix qui l’appelait et qu’elle entendait seule :
– J’y vais ! j’y vais !
Elle reprit son cantique, elle descendit la pente du toit, elle entra dans l’eau, qui la recouvrit doucement, sans secousse. Je n’avais pas cessé de sourire. Je regardais d’un air heureux la place où elle venait de disparaître.
Ensuite, je ne me souviens plus. J’étais tout seul sur le toit. L’eau avait encore monté. Une cheminée restait debout, et je crois que je m’y cramponnais de toutes mes forces, comme un animal qui ne veut pas mourir. Ensuite, rien, rien, un trou noir, le néant.