IX

Je désire faire oublier à Laurence ce qu’elle est, la tromper sur elle-même par l’amitié sérieuse que je lui témoigne. Je ne lui parle qu’avec douceur, mes paroles sont toujours graves et décentes.

Lorsque quelques gros mots lui échappent, je feins de ne pas les entendre. Si son fichu s’écarte, je n’en vois rien, et la traite plutôt en sœur qu’en amante. J’oppose à sa vie bruyante d’hier une vie calme et réfléchie. Je semble ignorer que cette existence n’est pas la sienne, je mets tant de naturel à la lui imposer qu’elle finira par douter du passé.

Hier, dans la rue, un homme l’a insultée. Elle allait répondre quelque injure. Je ne lui en ai pas laissé le temps. Je me suis approché de l’homme qui était ivre, et je l’ai pris au poignet, lui commandant de respecter ma femme.

– Votre femme, m’a-t-il dit en raillant, on les connaît, ces femmes-là !

Alors, je l’ai secoué violemment, répétant mon ordre avec plus de hauteur. Il a balbutié et s’en est allé demandant excuse. Laurence a repris mon bras, silencieuse et comme confuse du titre d’épouse que je réclamais pour elle.

Je sens bien que trop d’austérité nuirait. Je n’ai pas l’espoir d’un brusque retour au bien, je voudrais ménager une habile gradation qui empêchât ces pauvres yeux malades d’être blessés par la lumière. Là est toute la difficulté de la tâche.

J’ai remarqué que ces filles, femmes avant l’âge, gardent longtemps l’insouciance et la puérilité de l’enfant. Elles sont blasées, et joueraient volontiers encore à la poupée. Un rien les amuse, les fait rire aux éclats ; elles retrouvent, sans y songer, l’étonnement et le caressant babil des petites filles de cinq ans. Je me sers de cette observation. Je donne des chiffons à Laurence, ce qui nous rend grands amis pendant une heure.

Vous ne sauriez croire l’émotion profonde que fait naître en moi cette éducation. Lorsque je crois avoir fait battre ce cœur mort, je suis tenté de m’agenouiller et de remercier Dieu. Sans doute, je m’exagère la sainteté de ma mission. Je me dis que l’amour d’une vierge me sanctifierait moins que l’amour dont cette fille m’aimera peut-être un jour.

Ce jour est loin encore. Ma compagne est embarrassée de mon respect. Elle que l’insulte trouve sans honte, rougit lorsque je lui adresse une bonne parole. Parfois je la vois hésiter à me répondre, cherchant si c’est bien à elle que je parle. Elle s’étonne de n’être pas injuriée, et semble mal à l’aise de mes délicates attentions. Ce masque d’honnête fille que je la force à prendre la gêne : elle ne sait comment porter l’estime. Souvent je surprends un sourire sur ses lèvres ; elle doit croire que je me moque d’elle, et me demande, par ce sourire, de vouloir bien cesser cette plaisanterie.

Le soir, au coucher, elle éteint la bougie avant de se délacer ; elle attire à elle les coins des couvertures, et profite de mon sommeil pour sauter du lit le matin. Lorsqu’elle cause, elle cherche les mots ; à mon exemple, elle évite parfois de me tutoyer.

Je ne sais pourquoi ces précautions m’inquiètent : je vois là plus de contrainte que de vraie chasteté. Je sens qu’elle agit ainsi par crainte de me déplaire, mais que pour elle il lui serait indifférent de se mettre nue et de parler la langue des halles. Elle ne peut avoir eu aussi vite conscience de la pudeur. Vous le dirai-je, frères ? Laurence a peur de moi : tel est le résultat d’une semaine de respect.

À peine levée, elle fait grande toilette ; elle court au miroir et s’y oublie pendant une heure. Elle a hâte de réparer le désordre de la nuit. Ses cheveux, plus rares, retombent, montrant des places nues ; ses joues, dont le fard s’est effacé, sont pâles et flétries. Elle sent qu’elle n’a plus sa jeunesse d’emprunt, et s’inquiète de mes regards. La pauvre fille, qui a vécu de sa fraîcheur, craint que je ne la chasse le jour où je verrai qu’elle ne l’a plus. Elle se peigne laborieusement, gonflant ses boucles et dissimulant avec habileté celles qui manquent ; elle se noircit les cils, blanchit ses épaules, rougit ses lèvres. Moi, pendant ce temps, je tourne le dos, feignant de ne rien voir. Puis, lorsqu’elle s’est peint la face et qu’elle se juge jeune et belle, elle vient à moi, souriante. Elle est plus calme ; la pensée qu’elle gagne justement son pain lui rend sa liberté d’allures. Elle s’offre complaisamment ; elle oublie que je ne puis m’abuser sur ces belles couleurs, et paraît croire qu’il doit me suffire de les lui voir pendant une matinée.

Je lui ai fait entendre que je préférais de l’eau claire aux pommades et aux cosmétiques. J’ai même ajouté que j’aimais mieux ses rides précoces que ce visage gras et luisant dont elle se masque chaque jour. Elle n’a pas compris. Elle a rougi, croyant que je lui reprochais sa laideur, et depuis lors elle s’efforce davantage de n’être pas elle.

Ainsi peignée et fardée, serrée dans sa robe de soie bleue, elle se traîne de siège en siège, nonchalante et ennuyée. N’osant remuer, par crainte de déranger un pli de sa jupe, elle demeure assise le restant du jour. Elle croise les mains et s’endort les yeux ouverts, dans une sorte de somnolence. Parfois, elle se lève, s’approche de la fenêtre ; là, elle appuie le front aux vitres glacées, et se reprend à sommeiller.

Je l’ai vue active avant qu’elle ne fût ma compagne ; la vie agitée qu’elle menait alors lui donnait une ardeur fébrile ; sa paresse était bruyante et acceptait avec joie la rude tâche du vice. Aujourd’hui, vivant de mon existence calme et studieuse, elle a toute l’oisiveté de la paix sans en avoir le travail doux et régulier.

Je devrais, avant tout, la guérir de sa nonchalance et de son ennui. Je vois bien qu’elle regrette les émotions poignantes de la borne, mais elle est d’une nature si peu énergique qu’elle n’ose les regretter tout haut. Je vous l’ai dit, frères, elle a peur de moi, non pas peur de ma colère, mais peur de l’être inconnu qu’elle ne peut comprendre. Elle saisit vaguement mes désirs, et s’y plie, ignorante de leur véritable sens. C’est ainsi qu’elle se couvre sans être chaste, qu’elle demeure sérieuse et tranquille sans cesser d’être oisive et paresseuse. C’est ainsi encore qu’elle pense ne pouvoir refuser mon estime, s’étonnant parfois, mais ne cherchant jamais à en être digne.

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