XXIV

Je suis jaloux, – jaloux de Laurence !

Cette Pâquerette a mis en moi l’effroyable tourment. J’ai descendu, un à un, tous les degrés du désespoir, aujourd’hui mon infamie et ma souffrance sont complètes.

Je sais comment se nomme cette chaleur inconnue qui emplissait ma poitrine et m’étouffait. Cette chaleur était la jalousie, un flot brûlant d’angoisse et de terreur. Ce flot a monté, il a envahi tout mon être. Maintenant, je n’ai pas un membre qui ne soit endolori et jaloux, qui ne se plaigne de l’horrible étreinte dont crie toute ma chair.

Je ne sais comment les autres sont jaloux. Moi, je suis jaloux de tout mon corps, de tout mon cœur. Lorsque le doute est entré en moi, il veille, travaille impitoyablement ; il me blesse à chaque seconde, me fouille, entre toujours plus avant. La douleur est physique ; l’estomac se serre, les membres s’affaissent, la tête se creuse, il y a faiblesse et fièvre. Et, au-dessus de ces maux des nerfs et des muscles, je sens l’angoisse de mon cœur, profonde, éperdue, qui me presse, me brûle sans relâche. Une seule idée tourne sur elle-même dans le vide immense de ma pensée : je ne suis plus aimé, je suis trompé, et mon cerveau bat comme une cloche sous cet unique son, mes entrailles ont un même frémissement, tordues et déchirées. Rien n’est plus douloureux que ces heures de jalousie qui me frappent doublement dans la matière et dans l’affection. La souffrance de la chair et la souffrance du cœur s’unissent en une sensation d’une accablante pesanteur, inexorable, m’écrasant toujours. Et moi, je perds le souffle, m’abandonnant, descendant de plus en plus dans mes soupçons, agrandissant ma blessure, m’évanouissant à la vie, ne vivant que de la pensée qui me ronge.

Si je souffrais moins, je voudrais savoir de quoi est faite ma souffrance. J’aurais un âpre plaisir à interroger mon corps, à questionner ma tendresse. Je suis curieux de voir le fond de mes désespoirs. Sans doute, il y a là les mille méchantes choses de l’amour, l’égoïsme et l’amour-propre, la lâcheté et les passions mauvaises ; il y a la révolte des sens, les vanités de l’intelligence. Cette femme qui s’en va, lasse de mes caresses, et qui me préfère un autre homme, me blesse dans tout mon être ; elle me dédaigne, elle déclare qu’elle a trouvé un amour plus doux, plus pur que le mien. Puis, il y a surtout un sentiment d’immense solitude. On se sent abandonné, on frissonne d’effroi ; on ne peut vivre sans cette créature qu’on s’était plu à regarder comme une compagne éternelle ; on a froid, on tremble, on préférerait mourir que de rester orphelin.

J’exige que Laurence soit à moi. Je n’ai qu’elle et je la garde en avare. Je saigne, lorsque je songe que Pâquerette a peut-être raison, et que demain je serai sans amour. Je ne veux pas rester tout seul dans ma misère, au fond de mon abaissement. J’ai peur.

Et pourtant je ne puis fermer les yeux, vivre dans l’ignorance. Certains garçons, lorsqu’ils sentent qu’une femme leur est nécessaire, l’acceptent telle qu’elle est ; ils n’ont garde de risquer leur paix en fouillant sa vie. Moi, je ne me sens pas la force d’ignorer. Je doute. Mon malheureux esprit me pousse à me désabuser ou à me convaincre ; j’ai besoin de pénétrer Laurence, de mourir, si elle doit m’abandonner.

Le soir, je feins de sortir, je me glisse furtivement chez Marie. Pâquerette sommeille ; la mourante me sourit faiblement, sans tourner la tête. Je vais à la fenêtre et je m’y établis. De là, j’espionne, je me penche pour voir dans la cour et dans la chambre de Jacques. Je reviens parfois entrebâiller la porte, j’écoute les bruits de l’escalier. Ce sont des heures cruelles. Mon esprit tendu travaille avec labeur, mes membres tremblent d’anxiété et d’attention prolongée. Lorsque des voix montent de la chambre de Jacques, l’émotion me serre à la gorge. Si j’entends Laurence quitter notre mansarde et qu’elle ne paraisse pas sur le seuil, en bas, une brûlure me traverse la poitrine : j’ai compté les marches, je me dis qu’elle s’est arrêtée au troisième étage. Alors, je me courbe, au risque de tomber ; je voudrais entrer par cette fenêtre qui s’ouvre à cinq mètres au-dessous de moi. Je crois entendre des sons de baisers, je saisis mon nom prononcé avec des rires ironiques. Puis, lorsque Laurence se montre enfin sur le seuil, dans la cour, la brûlure me traverse de nouveau. Je reste haletant, brisé. Elle me surprend, je ne l’attendais pas. Je commence à douter, je ne sais plus si j’ai bien compté les marches qu’elle avait à descendre.

Longtemps je joue ce jeu cruel avec moi-même. J’invente des embûches, et, le sang me montant aux yeux, je ne me rappelle plus ce que j’ai vu. La certitude me fuit, les soupçons naissent et meurent plus dévorants chaque jour. J’ai une science infernale pour épier et raisonner les causes de ma souffrance ; mon esprit s’empare âprement des faits les plus minces, il les assemble, les lie, en tire des déductions merveilleuses. Je fais cette petite besogne avec une étonnante lucidité ; je compare, je discute, j’accueille, je rejette, en véritable juge d’instruction. Mais, dès que je crois tenir une certitude, mon cœur éclate, ma chair tressaille, je suis plus qu’un enfant qui pleure, en sentant la réalité lui échapper.

J’aimerais à pénétrer la vie de mes compagnons, à fouiller les mystères, j’ai la curiosité de tout ce que je ne sais pas, je me plais étrangement à ces délicates opérations de l’intelligence, en quête d’une solution inconnue. Il y a une volupté exquise à peser chaque mot, chaque souffle ; on n’a que quelques vagues données, et on arrive, par une marche lente et sûre, mathématique, à la connaissance de la vérité entière. Je puis mettre ma sagacité au service de mes frères. Lorsqu’il s’agit de moi, je suis agité d’une telle passion que je ne sais ni voir ni entendre.

Hier, je suis resté deux heures dans la chambre de Marie. La nuit était noire, humide. En face, sur la muraille nue, la fenêtre de Jacques jetait un carré de lumière jaune. Des ombres allaient et venaient dans ce carré, bizarres, agrandies.

J’avais entendu Laurence fermer notre porte, et elle n’était pas descendue dans la cour. Je reconnaissais l’ombre de Jacques, sur le mur, longue et roide, s’agitant avec des mouvements secs et précis. Il y avait une autre ombre, plus courte, plus lente, plus indécise dans ses gestes ; je croyais reconnaître cette ombre, qui me paraissait avoir une tête forte, grossie par un chignon de femme.

Par instants, le carré de lumière jaune s’étendait, pâle et blafard, vide et calme. Et moi, penché, haletant, je regardais avec une attention douloureuse, souffrant de ce vide et de ce calme de la lumière, souhaitant avec angoisse qu’une masse noire apparût, me livrant son secret. Puis, brusquement, le carré se peuplait : une ombre passait, deux ombres se mêlaient, démesurées, d’une telle étrangeté que je ne pouvais saisir les formes ni expliquer les mouvements. Mon esprit cherchait avec désespoir le sens de ces taches sombres qui s’allongeaient, s’élargissaient, laissant deviner parfois une tête ou un bras. La tête et le bras se déformaient aussitôt, se fondaient. Je n’apercevais plus qu’une sorte de flot d’encre oscillant, se répandant de tous côtés, barbouillant la muraille. Je voulais comprendre, et j’arrivais à distinguer des silhouettes monstrueuses d’animaux, des profils étranges. Je me perdais dans le cauchemar de cette vision, je suivais avec terreur ces masses qui dansaient sans bruit, je frémissais à la pensée de ce que j’allais découvrir, je pleurais de rage en voyant que tout cela n’avait aucun sens et que je ne saurais rien. Et, tout à coup, le flot d’encre, dans un dernier saut, dans une dernière grimace, coulait le long du mur, le long des ténèbres. Le carré de lumière jaune restait de nouveau désert, morne. Les ombres avaient passé, sans me rien révéler. Je me penchais, plus désespéré, attendant le terrible spectacle, me disant que ma vie dépendait de ces taches noires qui gambadaient sur la muraille jaunie.

Une sorte de fureur a fini par me prendre devant ce drame ironique qui se jouait en face de moi. Ces personnages étranges, ces scènes rapides et incompréhensibles me raillaient ; j’aurais voulu pouvoir faire cesser cette farce lugubre. Je me sentais brisé d’émotion, dévoré de doute.

Je suis doucement sorti de la chambre de Marie, j’ai ôté mes souliers que j’ai posés sur le palier ; puis, oppressé, anxieux, je me suis mis à descendre l’escalier, m’arrêtant à chaque marche, écoutant le silence, épouvanté des légers bruits qui montaient. Arrivé devant la porte de Jacques, après cinq longues minutes de peur et d’hésitation, je me suis courbé lentement, péniblement, et j’ai entendu craquer les os de mon cou. J’ai appliqué mon œil droit au trou de la serrure : je n’ai vu que les ténèbres. Alors, j’ai collé mon oreille contre le bois de la porte : le silence bourdonnait, et il y avait dans ma tête un grand murmure qui m’empêchait d’entendre. Des flammes passaient devant mes regards, un grondement sourd et grandissant emplissait le corridor. Le bois de la porte brûlait mon oreille ; il me semblait tout vibrant. Derrière cette porte, je pensais saisir par instants des soupirs étouffés, puis la mort me paraissait avoir passé dans cette chambre silencieuse. Et je ne savais plus. Je ne pouvais rien arracher de précis à ce silence tumultueux, à cette nuit pleine d’éclairs. J’ignore combien de temps je suis resté courbé contre la porte ; je me souviens seulement que le froid du carreau me glaçait les pieds, et qu’un grand tremblement secouait mon corps couvert de sueur. L’angoisse et l’épouvante me tenaient cloué, ramassé sur moi-même, n’osant bouger, tordu par la jalousie, aussi frissonnant que si je venais de commettre un crime.

Je suis remonté en chancelant, me heurtant aux murs. J’ai ouvert de nouveau la fenêtre de Marie, ayant encore besoin de souffrance, ne pouvant me soustraire à la cuisante volupté de mes déchirements. La muraille, en face, était noire ; la toile venait de tomber sur le drame, la nuit régnait. En sortant, j’ai contemplé Marie qui dormait, les mains jointes. Je crois que je me suis agenouillé devant la couche, adressant à je ne sais quelle divinité une prière dont les paroles me montaient aux lèvres.

Je me suis couché, grelottant, et j’ai fermé les yeux. Je voyais, au travers de mes paupières, la lueur de la chandelle, posée sur une petite table en face de moi, et j’avais ainsi un large horizon rose que je peuplais de figures lamentables. J’ai la triste puissance du rêve, la faculté de créer de toutes pièces des personnages qui vivent presque de la vie réelle ; je les vois, je les touche, ils jouent comme des acteurs vivants les scènes qui se passent dans ma pensée. Je souffre et je jouis d’autant plus puissamment que mes idées se matérialisent et que je les perçois, les yeux fermés, par tous mes sens, par toute ma chair.

Dans la lueur rose, je voyais Laurence demi-nue entre les bras de Jacques. Je voyais la chambre qui m’avait paru noire, silencieuse, et maintenant elle était pleine de rires, de clartés. Les deux amants, dans un flot de lumière éclatante, se serraient étroitement ; ils étaient là, sous mes yeux, prenant toutes les attitudes que rêvait mon esprit éperdu. Ce n’étaient plus de simples pensées, une jalousie de cœur, c’étaient des tableaux horribles, vivants, d’une netteté effrayante. Mon corps se révoltait et criait ; je sentais que le drame se passait en moi, que je pouvais voiler ces images ; je les découvrais, je les étalais, je les évoquais plus nues, plus vigoureuses, je m’enfonçais à plaisir dans ces spectacles que je me donnais largement pour souffrir davantage. Mes doutes se faisaient chair, je savais et je voyais enfin, je trouvais dans mon imagination des certitudes pleines de douloureuses délices.

Laurence est entrée et a refermé la porte brutalement. Elle apportait du dehors un parfum indéfinissable de tabac et de liqueur. Je n’ai pas ouvert les paupières, écoutant ses pas et le froissement des étoffes, tandis qu’elle se déshabillait. Je regardais la lueur rose ; et, au-delà, il me semblait voir cette femme, lorsqu’elle passait devant moi, rire de pitié, se moquer du geste, croyant que je dormais.

Elle s’est couchée, poussant un soupir léger, et a pris ses aises pour s’endormir. Alors toute la douleur de la soirée m’a monté à la gorge ; une rage indicible m’a pris, à la sensation de cette chair froide qui touchait la mienne. J’ai pensé que Laurence me revenait lasse de volupté, molle et humide de trahison et de débauche. Je me suis dressé sur mon séant, serrant les poings.

– D’où viens-tu ? ai-je demandé à Laurence d’une voix sourde et tremblante.

Elle a ouvert lentement les yeux qu’elle avait déjà fermés, et elle m’a regardé un instant, étonnée, sans répondre. Puis, avec un mouvement d’épaules :

– Je viens, m’a-t-elle répondu, de chez la fruitière du haut de la rue, qui m’avait invitée à prendre le café.

Je voyais sa face de bas en haut : les paupières lasses retombaient d’elles-mêmes, les traits exprimaient la satiété et l’assouvissement. J’ai senti le sang m’aveugler à la voir si pleine des baisers d’un autre. Son cou, large et gonflé, se tendait à moi, me sollicitant au crime ; il était gros et court, impudent et lubrique ; il blanchissait insolemment, se moquant et me défiant. Tout ce qui m’entourait a disparu ; je n’ai plus aperçu que ce cou.

– Tu mens ! ai-je crié.

Et j’ai pris le cou entre mes doigts crispés, voyant rouge. J’ai secoué violemment Laurence, serrant de toutes mes forces. Elle se laissait aller, obéissant aux secousses, sans une plainte, molle et abrutie. Je ne sais quel plaisir j’avais à sentir ce corps tiède et souple se plier, se fondre au gré de ma rage. Puis, un frisson glacial m’a pénétré d’épouvante, j’ai cru voir du sang ruisseler le long de mes doigts, je me suis rejeté sur l’oreiller, sanglotant, ivre de douleur.

Laurence a porté la main à son cou. Elle a respiré fortement, à trois reprises, et elle s’est recouchée, me tournant le dos, sans une parole, sans une larme.

Je l’avais échevelée. Sur sa nuque, j’apercevais une trace bleuâtre rendue plus sombre par l’ombre des cheveux qui cachaient à demi les épaules. Mes pleurs m’aveuglaient, mon cœur était plein d’une compassion immense et douloureuse. Je pleurais sur moi qui venais de maltraiter une femme, je pleurais sur Laurence dont j’avais entendu crier les os sous mes doigts. Tout mon être s’anéantissait dans un remords poignant, mon âme navrée cherchait avec désespoir à réparer ce qui ne pouvait être oublié. Je reculais, plein de dégoût et de frayeur, devant la bête fauve que j’avais sentie s’éveiller et mourir en moi ; je souffrais de terreur, de honte, de pitié.

Je me suis approché de Laurence, je l’ai prise dans mes bras, lui parlant bas, à l’oreille, d’une voix caressante et désolée. Je ne sais ce que je lui ai dit. Mon cœur était plein, je l’ai vidé. Mes paroles ont été une longue prière, ardente et humble, douce et violente, pleine d’orgueil et de bassesse. Je me suis livré entier, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir ; j’ai fait l’histoire de mon cœur, j’ai fouillé jusqu’au plus profond de mon être pour ne rien cacher. J’avais besoin de pardon, j’avais aussi besoin de pardonner. J’ai accusé Laurence, je lui ai demandé de la loyauté et de la franchise, je lui ai dit combien elle m’avait fait pleurer. Je ne lui adressais pas des reproches pour me mieux excuser ; mes lèvres s’ouvraient malgré moi, tout le présent m’emplissait, mes pensées de chaque jour s’unissaient en une seule plainte tendre et résignée, dégagée de toute colère, de toute rancune. Mes reproches, mes confidences ont été mêlés d’effusions d’amour, de tendresses soudaines ; j’ai parlé ce langage de la passion, puéril et ineffable, montant en plein ciel, me traînant à terre ; je me suis servi de cette poésie adorable et ridicule des enfants et des amants ; j’ai été fou, passionné, ivre. Et j’allais ainsi, comme dans un rêve, interrogeant, répondant, parlant d’une voix profonde et régulière, pressant Laurence contre ma poitrine. Pendant une grande heure, j’ai entendu les paroles qui, d’elles-mêmes, sortaient de ma bouche, douces, navrées ; je me soulageais à écouter cette musique pénétrante, il me semblait que mon pauvre cœur endolori se berçait et s’endormait.

Laurence, les yeux ouverts, regardait le mur, impassible. Ma voix ne semblait pas arriver jusqu’à elle. Elle était là aussi muette, aussi morte que si elle s’était trouvée dans une grande nuit, dans un grand silence. Son front dur, sa bouche froide et crispée annonçaient la résolution implacable de ne pas écouter, de ne pas répondre.

Alors j’ai éprouvé un âpre désir d’obtenir une parole de cette femme. J’aurais donné mon sang pour entendre la voix de Laurence ; tout mon être se portait vers elle, la conjurait, la priait à mains jointes de parler, de prononcer un seul mot. Je pleurais de son silence, une sorte de vague malaise grandissait en moi à mesure qu’elle devenait plus morne et plus impénétrable. Je me sentais glisser à la folie, à l’idée fixe ; j’avais l’impérieux besoin d’une réponse ; je faisais des efforts surhumains de prières et de menaces pour contenter ce besoin qui me dévorait. J’ai multiplié mes questions, appuyé sur mes demandes, changé la forme de mes interrogations, les rendant plus pressantes ; je me suis servi de toute ma douceur, de toute ma violence, implorant, ordonnant, parlant d’un ton caressant et soumis, puis me laissant emporter par la colère, et me faisant ensuite plus humble, plus insinuant encore. Laurence, sans un frisson, sans un regard, paraissait ignorer ma présence. Toute ma volonté, tout mon désir furieux se brisaient contre l’impitoyable surdité de cet être qui se refusait à moi.

Cette femme m’échappait. Je devinais une barrière infranchissable entre elle et moi. Je tenais son corps étroitement serré, je sentais ce corps s’abandonner avec dédain à mon embrassement. Mais je ne pouvais ouvrir cette âme, entrer dedans ; le cœur et la pensée se dérobaient ; je ne pressais qu’un lambeau sans vie, si las, si usé qu’il ne disait rien à mes bras. Et j’aimais, et je voulais posséder. Je retenais avec désespoir la seule créature qui me restât, j’exigeais qu’elle m’appartînt, j’avais des fureurs d’avare lorsque je croyais qu’on allait me la prendre et qu’elle mettait quelque complaisance à se laisser voler. Je me révoltais, j’appelais toutes mes forces pour défendre mon bien. Et voilà que je ne pressais qu’un cadavre sur ma poitrine, qu’une chose inconnue qui m’était étrangère, dont je ne pouvais pénétrer le sens. Oh ! frères, vous ignorez cette souffrance, ces élans d’amour qui se heurtent à un corps inanimé, cette résistance froide d’une chair dans laquelle on voudrait se fondre, ce silence en réponse à tant de sanglots, cette mort volontaire qui pourrait aimer, qu’on supplie de toute sa puissance, et qui n’aime pas.

Lorsque la voix m’a manqué, lorsque j’ai désespéré d’animer jamais Laurence, j’ai posé la tête sur son sein, l’oreille contre son cœur. Là, appuyé à cette femme, les yeux ouverts, regardant la mèche de la chandelle qui charbonnait, j’ai passé ma nuit à songer. J’entendais le râle de Marie, coupé de hoquets, qui me venait au travers de la cloison, berçant mes pensées.

J’ai songé. J’écoutais les battements réguliers du cœur de Laurence. Je savais que ce n’était là qu’un flot de sang, je me disais que je suivais dans leur cadence les bruits d’une machine bien réglée, et que la voix qui parvenait jusqu’à moi n’était que celle d’un mouvement d’horloge inconscient, obéissant à un simple ressort. Et pourtant je m’inquiétais, j’aurais voulu démonter la machine, aller la chercher pour en étudier les plus minces pièces ; je songeais sérieusement, dans ma folie, à ouvrir ce sein, à prendre ce cœur et à voir pourquoi il battait d’une façon si douce et si profonde.

Marie râlait, le cœur de Laurence battait presque dans ma tête. À ce double bruit, qui parfois se confondait en un seul, j’ai songé à la vie.

Je ne sais pourquoi un désir insatiable de virginité me poursuit dans mon abaissement. Toujours j’ai en moi la pensée d’une pureté immaculée, haute, inaccessible, et cette pensée s’éveille plus cuisante au fond de chacun de mes désespoirs.

Tandis que j’appuyais ma tête sur le sein flétri de Laurence, je me suis dit que la femme était née pour un seul amour.

Là est la vérité, l’unique mariage possible. Mon âme est si exigeante qu’elle veut toute la créature qu’elle aime, dans son enfance, dans son sommeil, dans sa vie entière. Elle va jusqu’à accuser les rêves, jusqu’à déclarer que l’amante est souillée si elle a reçu en songe les embrassements d’une vision.

Toutes les jeunes filles, les plus pures, les plus candides nous arrivent ainsi déflorées par le démon de leurs nuits : ce démon les a pressées dans ses bras, a fait frémir leur chair innocente, leur a donné, avant l’époux, les premières caresses. Elles ne sont plus vierges, elles n’ont plus la sainte ignorance.

Moi, je voudrais que l’épouse me vînt au sortir des mains de Dieu ; je la voudrais blanche, épurée, morte encore, et je l’éveillerais. Elle vivrait de moi, ne connaîtrait que moi, n’aurait de souvenirs que ceux qui lui viendraient de moi. Elle réaliserait ce rêve divin d’un mariage de l’âme et du corps, éternel, tirant tout de lui-même. Mais lorsque les lèvres de la femme connaissent d’autres lèvres, lorsque les seins ont frémi sous d’autres étreintes, l’amour ne peut être qu’une angoisse de chaque jour, une jalousie de chaque heure. Cette femme ne m’appartient pas, elle appartient à ses souvenirs ; elle se tord dans mes bras songeant peut-être à d’anciennes tendresses ; elle m’échappe sans cesse, elle a toute une vie qui n’a pas été la mienne, elle n’est pas moi. J’aime et je me déchire ; je sanglote devant cette créature que je ne possède pas, que je ne peux plus posséder en entier.

La chandelle fumait, la chambre s’emplissait d’un air épais, jaunâtre. J’entendais le râle de Marie, plus saccadé. J’écoutais le cœur de Laurence et je ne savais en comprendre le langage. Ce cœur parlait sans doute une langue inconnue ; je retenais mon souffle, je tendais mon intelligence ; le sens m’échappait toujours. Peut-être me racontait-il le passé de la misérable, son histoire de honte et de misère. Il battait, lent, ironique, laissant tomber les syllabes avec effort, il ne se hâtait pas de finir, il paraissait se complaire dans le récit de l’horrible aventure. Je devinais par instants ce qu’il pouvait dire. J’ignorais le passé, j’avais refusé de le connaître, tâché de l’oublier ; mais, de lui-même, il s’évoquait, il apparaissait à ma pensée tel qu’il avait dû être. Je savais quelles infamies il me fallait imaginer ; même dans l’ignorance où je m’étais enfermé, je dépassais sans doute le réel, je tombais dans le cauchemar, exagérant le mal. À cette heure, j’aurais voulu tout savoir, dans la vérité des faits. Je prêtais l’oreille à ce cœur cynique et lourd qui me contait à voix basse la longue histoire, en une langue inconnue, et je ne pouvais suivre le discours, ne sachant que penser des quelques mots que je croyais saisir au passage.

Puis, soudain, le cœur de Laurence a changé de langue. Il a parlé de l’avenir, et je l’ai compris. Il battait nettement, causant plus vite, avec plus d’âpreté, plus d’ironie. Il disait qu’il allait au ruisseau et qu’il avait hâte d’y arriver. Laurence me quitterait le lendemain, elle reprendrait sa vie de hasards ; elle appartiendrait à la foule, elle descendrait les quelques degrés qui la séparaient encore du fond de l’égout. Alors elle serait brute, elle ne sentirait plus rien, et se déclarerait heureuse. Elle mourrait une nuit, sur le trottoir, soûle et éreintée. Le cœur me disait que le corps irait à l’amphithéâtre, et que là on le couperait en quatre pour savoir ce qu’il contenait d’amer et de nauséabond. Moi, à ces paroles du maudit, je voyais Laurence bleuie, traînée dans la boue, marbrée de caresses infâmes, étendue toute raide sur la pierre blanche. On fouillait avec des couteaux minces les entrailles de celle que j’aimais à en mourir et que je pressais désespérément entre mes bras.

La vision grandissait, la chambre se peuplait de fantômes. Un monde de débauche passait en longue procession désolée. La vie, avec ce qu’elle a d’horrible et de souillé se déroulait à mes yeux, en tableaux effrayants. Toute la saleté humaine se dressait devant moi, drapée de soie, couverte de haillons, jeune et belle, vieille et décharnée. Le défilé de ces hommes et de ces femmes, allant à la pourriture, a duré longtemps et m’a épouvanté.

Le cœur battait, battait. Il disait maintenant avec colère : « Ta maîtresse vient de la nuit et va à la fange. Tu m’aimes, moi je ne t’aimerai jamais, parce que je suis un cœur manqué qui ne saurait servir à rien. Tu es infâme vainement ; tu veux descendre à la boue, la boue ne peut monter à toi. Tu interroges le silence, tu t’éclaires avec la nuit ; tu secoues un cadavre inconnu que tu ferais mieux de porter tout de suite sur la dalle de l’amphithéâtre. »

Je ne sais plus. Le cœur a cessé de battre, la mèche de la chandelle s’est éteinte dans un flot de suif. Je suis resté sur le sein de Laurence, me croyant au fond d’un grand trou noir, humide et désert.

Marie râlait.

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