XXX

Frères, je vais à vous. Je pars demain pour nos campagnes. Je veux puiser une nouvelle jeunesse dans nos larges horizons, dans notre soleil ardent et pur.

J’ai eu un orgueil trop haut. Je me suis cru mûr pour la lutte, tandis que je n’étais qu’un enfant faible et nu. Je resterai peut-être toujours enfant.

J’espère en votre amitié, en mes souvenirs. Près de vous, je me rappellerai les jours d’autrefois, je m’apaiserai, j’achèverai de guérir mon cœur. Nous irons dans les plaines, au bord de la rivière ombreuse ; nous reprendrons la vie de nos seize ans, et j’oublierai ainsi l’année terrible que je viens de vivre. J’en serai encore à ces jours d’ignorance et d’espoir, lorsque je ne savais rien de la réalité et que je rêvais une terre meilleure. Je redeviendrai jeune, croyant, je pourrai recommencer la vie sur de nouveaux songes.

Oh ! je sens toutes les pensées de ma jeunesse me revenir en foule, m’emplir de force et d’espérance. Tout avait disparu dans la nuit où j’étais entré, vous et le monde, mon travail de chaque jour et ma gloire future. Je ne vivais plus que pour une idée unique, aimer et souffrir. Aujourd’hui, dans mon apaisement, j’entends s’éveiller une à une ces pensées que je reconnais et auxquelles je souhaite la bienvenue, l’âme attendrie. J’étais aveugle, de nouveau, je vois clair en moi, le voile s’est déchiré, je retrouve le monde tel que je l’avais laissé, large pour les jeunes courages, lumineux, plein d’applaudissements. Je vais reprendre mon labeur, me refaire des forces, lutter au nom de mes croyances, au nom de mes tendresses. Faites-moi place à vos côtés, frères. Trempons-nous dans l’air pur, dans les champs éclatants de soleil, dans nos amours vierges. Préparons-nous à la vie en nous aimant tous trois, en courant, la main dans la main, libres sous le ciel. Attendez-moi, et faites que la Provence soit plus douce, plus encourageante pour me recevoir et me rendre mon enfance.

Hier, lorsque devant la fenêtre, en face du cadavre de Marie, je m’épurais dans la foi, j’ai vu le ciel, plein d’ombre, blanchir à l’horizon. Toute la nuit, j’avais eu devant les yeux les espaces noirs, troués par les rayons jaunes des étoiles ; j’avais sondé vainement l’infini du gouffre sombre, m’effrayant de ce calme immense, de ce néant insondable. Ce calme, ce néant se sont éclairés ; les ténèbres ont frémi et se sont repliées lentement, laissant voir leurs mystères ; l’effroi de l’ombre a fait place à l’espérance de la clarté naissante. Tout le ciel s’est enflammé peu à peu ; il a eu des teintes roses, douces comme des sourires ; il s’est creusé dans la lumière pâle, laissant voir Dieu à cette heure matinale et transparente. Et moi, seul, en face de ce déchirement de la nuit, de cette naissance lente et majestueuse du jour, je me suis senti au cœur une force jeune, invincible, un espoir immense.

Frères, c’était l’aurore.

Cet ouvrage est le 101e publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

Share on Twitter Share on Facebook