XVIII Comme quoi l’abbé Donadéi enleva l’âme sœur de son âme

L’abbé Donadéi s’était laissé envahir par un de ces désirs violents qui éclatent parfois dans les natures rusées et sournoises. Lui si habile, si prudent, il venait de commettre une maladresse. Il en eut conscience lorsque le sacristain fut parti, emportant le paroissien et le billet doux. Dès lors, il lui fallut accepter toutes les conséquences de son coup d’audace. Claire avait mis en lui des appétits qu’il voulait contenter quand même. Il était au-dessus des scrupules sacrés de sa profession. Il voyait de trop haut les choses humaines, il avait trempé dans trop de trafics plus ou moins honorables, pour hésiter devant une séduction. Cela était la moindre affaire ; ce qui l’inquiétait, c’étaient les suites de cette séduction.

Pendant deux grands mois, il avait tenté d’attirer la jeune fille chez lui. Puis, comme elle allait se rendre à son désir, très naïvement, il avait renoncé à ce moyen, comprenant qu’une pareille intrigue ne pouvait se mener en plein Marseille. C’est ainsi qu’il en était peu à peu arrivé à vouloir jouer le tout pour le tout, en hardi joueur, sa passion grandissait et le torturait, il consentait à échanger sa position influente contre l’amour libre et entier d’une femme : il préférait enlever Claire franchement, se sauver avec elle en Italie.

Donadéi était trop fin, trop intelligent, pour ne pas se ménager une retraite. Si la jeune fille avait fini par l’embarrasser, il l’aurait jetée dans un couvent, et serait rentré en grâce auprès de son oncle le cardinal. Tout bien calculé, tout bien examiné, un enlèvement lui avait paru le plus commode, le plus prompt des moyens, celui même qui offrait le moins de danger.

Il n’avait qu’une peur, c’était que Claire ne vînt pas à son rendez-vous, qu’elle refusât de partir avec lui. Alors, le billet doux devenait une arme terrible. Il n’avait pas la femme, et il pouvait perdre sa position. Mais le désir l’aveuglait, il ne voyait pas la candeur tranquille de sa pénitente, il prenait les adorations qu’elle adressait à Dieu pour autant d’aveux muets qu’elle lui faisait à lui-même.

Cependant, il lui restait des craintes, il se repentait de s’être avancé au point de ne pouvoir plus reculer. Toute sa prudence, toute sa lâcheté se réveillaient. Il attendit avec impatience le retour du sacristain. Dès qu’il l’aperçut :

– Eh bien ? demanda-t-il.

– J’ai remis le livre répondit le bedeau.

– À la demoiselle elle-même ?

– Oui, à la demoiselle.

Le bedeau fit cette réponse avec un aplomb superbe. En chemin, il avait regretté d’avoir donné le paroissien à Marius, et, comme il comprenait qu’il venait de remplir fort mal sa commission, il s’était décidé à mentir pour mériter les bonnes grâces de l’abbé.

Donadéi fut un peu rassuré. Il comptait que si la lecture du billet indignait la jeune fille, elle brûlerait ce billet. Un hasard, l’oubli d’un livre de messe, avait hâté un dénouement qu’il cherchait à amener depuis longtemps. Il n’avait plus qu’à attendre.

Le lendemain, dans la matinée, il reçut la visite d’une dame voilée dont il ne put distinguer le visage. Cette dame lui remit une lettre et se retira rapidement. La lettre ne contenait que ces quatre mots : « Oui, à ce soir ! » Donadéi fut transporté d’aise, il fit ses préparatifs de départ.

Si quelqu’un eût suivi la dame voilée, on l’aurait vue rejoindre le galant Sauvaire, qui l’attendait dans la rue du Petit-Chantier. Elle leva son voile : c’était Clairon.

– Il est gentil, cet abbé-là, dit-elle en abordant le maître portefaix.

– Il te plaît, tant mieux ! répondit Sauvaire. Ah çà ! ma fille sois sage : c’est tout simplement le ciel que tu vas gagner.

Et ils s’éloignèrent en riant aux éclats.

Vers neuf heures et demie, Clairon et Sauvaire se trouvaient de nouveau dans la rue du Petit-Chantier. Ils marchaient lentement, s’arrêtant à chaque pas, semblant attendre quelqu’un. Clairon vêtue simplement d’une robe en laine noire, avait le visage caché sous une épaisse voilette. Sauvaire était déguisé en commissionnaire.

– Voici Marius, dit tout à coup ce dernier.

– Êtes-vous prêts ? demanda à voix basse le jeune homme qui arrivait. Savez-vous bien vos rôles ?

– Pardieu ! répondit le maître portefaix, vous verrez comme nous allons vous jouer la comédie... Ah ! la bonne farce ! J’en rirai pendant six mois.

– Allez chez l’abbé, nous vous attendons ici... Soyez prudent.

Sauvaire alla frapper chez Donadéi, qui lui ouvrit lui-même, tout effaré, en costume de voyage.

– Que voulez-vous ? demanda brusquement le prêtre, désappointé en voyant un homme devant lui.

– Je suis venu avec une demoiselle, répondit le faux commissionnaire.

– C’est bien... Qu’elle entre vite.

Elle n’a pas voulu venir jusqu’à votre porte.

– Elle m’a dit comme ça : »Vous direz à ce monsieur que je préfère monter tout de suite en voiture.

– Attendez, j’ai encore quelque chose à prendre.

C’est que la demoiselle a peur, au milieu du boulevard.

Alors, courez vite lui dire que la chaise de poste est au coin de la rue des Tyrans... Qu’elle monte dedans... J’y serai dans cinq minutes.

Donadéi ferma vivement la porte, et Sauvaire se mit à rire silencieusement, en se tenant les côtes. Il trouvait l’aventure impayable.

Il regagna la rue du Petit-Chantier, où Clairon et Marius l’attendaient.

– Tout marche à merveille, leur dit-il à voix basse, l’abbé donne dans le piège avec une innocence angélique... Je sais où est la chaise de poste.

– Je l’ai vue en venant, dit Marius, elle est au coin de la rue des Tyrans.

– C’est cela ; il n’y a pas un instant à perdre, l’abbé a promis d’y être dans cinq minutes.

Nos trois personnages se coulèrent doucement le long des maisons et descendirent le boulevard de la Corderie jusqu’à la rue des Tyrans. Là, ils aperçurent dans l’ombre la chaise de poste attelée, chargée, prête à partir au premier claquement de fouet. Marius et Sauvaire se cachèrent dans le creux d’une porte cochère. Clairon resta devant eux, sur la chaussée.

En attendant l’abbé, Sauvaire et Clairon plaisantaient à voix basse.

– Bah ! il ne voudra pas de moi, disait Clairon, il me lâchera au premier relais.

– Qui sait ?

– Il est gentil. J’avais peur qu’il ne fût vieux.

– Dis donc, tu parais amoureuse de l’abbé... Oh ! je ne suis pas jaloux. Seulement, si tu t’en vas si volontiers avec lui, tu devrais bien me rendre les mille francs que je t’ai donnés, pour te décider à nous servir.

– Les mille francs ! ah ! bien, et s’il me plante là, ne faudra-t-il pas que je paie mon voyage pour revenir ?

– Je plaisantais, ma chère, je ne reprends pas ce que j’ai donné. D’ailleurs, je ris pour mon argent.

Marius intervint. Il répéta à Clairon ses instructions.

– Faites bien ce que je vous ai recommandé, dit-il. Tâchez qu’il ne s’aperçoive de la duperie qu’à quelques lieues de Marseille. Ne parlez pas, jouez votre rôle avec science... Dès qu’il aura tout découvert, agissez carrément, dites-lui que j’ai son billet dans les mains et que je suis bien décidé à le porter à l’évêque, s’il vous arrivait le moindre mal ou s’il reparaissait jamais ici... Conseillez-lui d’aller chercher fortune ailleurs.

– Je pourrai revenir tout de suite à Marseille ? demanda Clairon.

– Certainement. Je ne veux que le renvoyer de la ville en le ridiculisant à jamais. J’aurais pu le faire chasser de l’Église par ses supérieurs ; je préfère le tuer par la moquerie.

Sauvaire pouffait, en s’imaginant la scène qui aurait lieu entre Donadéi et Clairon.

– Eh ! ma chère, reprit-il, dis-lui que tu es mariée et que ton mari va sans doute te chercher partout pour t’intenter un procès en adultère... Veux-tu que je courre après vous et que je fasse une peur atroce à ton ravisseur ? » Cette idée bouffonne enchanta Sauvaire, à tel point qu’il faillit étrangler de rire. Depuis un instant, Marius voyait une forme noire s’avancer avec rapidité.

– Silence ! dit-il, je crois que voilà notre homme. À votre rôle, Clairon. Mettez-vous devant la portière de la voiture.

Sauvaire et Marius s’enfoncèrent davantage dans leur cachette. Clairon, le visage couvert, toute noire, se plaça dans l’ombre de la chaise de poste.

C’était bien Donadéi qui arrivait. Il était tout essoufflé. Il avait jeté sa soutane aux orties, et portait galamment un habit de ville.

– Chère, chère Claire, dit-il avec émotion en baisant la main de Clairon, que vous avez été bonne de venir !

– Claire, Clairon, murmura Sauvaire c’est la même chose.

– Ah ! c’est Dieu qui vous a conseillée, continuait le prêtre en poussant doucement la fille dans la voiture.

Il monta derrière elle, en disant :

– Nous allons au Ciel !

Le postillon fit claquer son fouet, et la chaise de poste partit avec un roulement terrible.

Alors, Sauvaire et Marius se montrèrent, riant aux larmes.

– Eh ! L’abbé enlève l’âme sœur de son âme, dit Marius.

– Bon voyage, l’abbé ! » s’écria Sauvaire.

Lorsque la chaise eut disparu dans la nuit, emportant Donadéi et Clairon, le maître portefaix et le jeune employé descendirent lentement le boulevard de la Corderie, causant de l’aventure, pris de gaietés soudaines à la pensée de ce prêtre voyageant en tête à tête avec cette créature.

– Vous imaginez-vous la mine qu’il fera tout à l’heure, disait Sauvaire, lorsqu’il lèvera la voilette de Clairon ?... Entre nous, vous savez, Clairon est laide. Elle a au moins quarante ans.

Le maître portefaix convenait volontiers de l’âge et de la laideur de Clairon, depuis que les quarante ans et le visage fané de cette fille rendaient meilleure la farce qu’il venait de jouer.

– Je lui souhaite bien du plaisir, continuait-il... Ah ! non, c’est trop drôle !

Il se tordait, il avait hâte d’arriver à la Cannebière pour conter l’histoire à ses amis. Marius, plus grave, songeait qu’il avait donné au prêtre la compagnie qu’il méritait. Il quitta le maître portefaix vers onze heures et rentra chez lui.

À minuit, les personnes qui n’étaient pas couchées à Marseille savaient que l’abbé Donadéi venait d’enlever, dans une chaise de poste, Clairon, une fille qui se traînait depuis quinze ans au milieu des débauches de la ville. Sauvaire était allé crier la nouvelle dans les cafés et avait raconté l’aventure avec un luxe de détails inouïs. On répétait de bouche à bouche la phrase précieuse du gracieux abbé, en montant en voiture : « Nous allons au Ciel ! » On savait qu’il lui avait baisé la main, on clabaudait sur les motifs qui pouvaient avoir décidé le couple amoureux à s’enfuir. Le meilleur de l’histoire était que Sauvaire, ne connaissant pas les faits qui avaient poussé Marius à faire enlever Clairon, fut d’une naïveté absolue. Comprenant que la farce serait d’autant plus drôle que l’amour de Donadéi pour Clairon paraîtrait plus sérieux, il mentit avec un aplomb méridional ; il fit accroire aux gens que le prêtre se mourait véritablement d’amour pour cette créature ridée, jaunie, lasse de honte, que tout le monde connaissait. Ce fut un étonnement général, une moquerie universelle ; on ne pouvait s’imaginer que le galant abbé, dont les dévotes raffolaient, se fût sauvé avec une pareille femme, et on faisait des gorges chaudes sur ces amours monstrueuses.

Le lendemain, le scandale était connu de toute la ville. Sauvaire triomphait, il devenait un personnage. On savait qu’il avait été le dernier amant de Clairon, et que c’était à lui que Donadéi avait volé cette fille. Pendant toute la journée, il se promena en pantoufles sur la Cannebière, recevant d’un air comique les condoléances que ses intimes venaient lui offrir. Il criait très haut, répondant aux uns appelant les autres, usant et abusant de sa popularité. Certes, il ne regrettait pas ses mille francs : jamais il n’avait placé pour ses plaisirs une somme à plus gros intérêts.

Le scandale devint épouvantable, lorsque, deux jours après, on vit revenir Clairon. Sauvaire lui acheta une robe de soie et la promena une semaine dans Marseille, en voiture découverte. On les montrait du doigt, on se mettait sur les portes, quand ils passaient. Le maître portefaix faillit étouffer de joie.

Clairon était allée jusqu’à Toulon. Donadéi n’avait pas tardé à voir quelle femme il enlevait : il était entré dans une rage terrible et avait voulu jeter la fille sur la grande route, à une heure du matin, loin de toute habitation. Mais Clairon n’était pas facile à émouvoir. Elle avait parlé haut, menaçant l’abbé, usant des armes que Marius possédait. Donadéi, frémissant, obligé d’obéir, avait dû conduire sa compagne à Toulon, où ils s’étaient séparés, la fille pour revenir à Marseille, le prêtre pour gagner la frontière.

Sauvaire promena tant sa maîtresse et souleva un tel tapage, que l’autorité s’émut, et que, sur la prière de l’évêque, on envoya Clairon exercer ailleurs le pouvoir de ses charmes. Depuis ce temps, le maître portefaix, dans ses moments d’épanchements, c’est-à-dire dix à douze fois par jour, dit à ceux qui veulent bien l’écouter : « Ah ! si vous saviez la jolie femme que j’ai eue pour maîtresse... Ce sont les prêtres qui me l’ont prise !

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