XIV Où Marius gagne dix mille francs

Le cercle Corneille était un de ces tripots autorisés, dont il a été question dans le précédent chapitre. En principe, il devait être uniquement composé de membres admis à la majorité des voix et payant une cotisation de vingt-cinq francs. Mais, en réalité, tout le monde pouvait y entrer et y jouer. Pour sauvegarder les apparences, dans les commencements, on se contentait d’afficher sur une glace les noms des nouveaux venus ; ou bien on exigeait des étrangers une carte d’introduction fournie par un des membres. Bientôt on n’avait plus demandé de carte, on ne s’était plus donné la peine d’afficher les noms. Entrait qui voulait.

Certes, le maître portefaix était un honnête homme, incapable de commettre une action basse. Mais l’habitude des plaisirs lui avait fait contracter d’étranges amitiés. Il disait naïvement qu’il aimait mieux vivre avec les fripons qu’avec les honnêtes gens, car ces derniers l’ennuyaient, tandis que les fripons le faisaient rire. Il cherchait d’instinct les mauvaises sociétés, où il pouvait se débrailler à son aise et s’amuser comme il l’entendait, c’est-à-dire en faisant un tapage de tous les diables. D’ailleurs, sous son air bonhomme, il cachait une ruse et une prudence rares : jamais il ne se compromettait, jouant peu, s’éloignant dès qu’il courait un danger quelconque. Il n’ignorait pas l’indignité de la plupart des habitués du cercle Corneille, il y allait parce qu’il trouvait là des femmes faciles et qu’il pouvait y contenter ses appétits de parvenu.

Sauvaire et Marius, après avoir monté un escalier étroit, arrivèrent, au premier étage, dans une vaste salle où étaient rangées une vingtaine de petites tables de marbre. Contre les murs, se trouvaient des divans en velours rouge, et, au milieu, traînaient des chaises de paille : on eût dit une salle de café. Au fond, était une grande table, recouverte de drap vert, sur laquelle des galons de soutache rouge dessinaient deux carrés, entre lesquels il y avait une corbeille pour recevoir les cartes dont on s’était servi. C’était la table de jeu. Des sièges entouraient cette table.

Marius, en entrant, jeta un regard effaré dans la salle. Il suffoquait, comme un homme qui vient de tomber à l’eau. On aurait dit qu’il entrait dans une caverne où des bêtes féroces allaient le dévorer. Son cœur battait à grands coups, ses tempes se couvraient de sueur. Une sorte de timidité, mêlée de répugnance, le tenait immobile, gauche, l’air embarrassé.

Il n’y avait presque personne dans la salle. Quelques hommes buvaient. Deux femmes causaient vivement et à voix basse dans un coin. La table de jeu restait noire et vide au fond, car on n’avait pas encore allumé les becs de gaz qui descendaient au milieu du tapis vert. Peu à peu, Marius reprit son assurance ; mais la fièvre battait toujours dans ses veines.

– Que voulez-vous prendre ? lui demanda Sauvaire.

– Ce que vous voudrez », répondit machinalement le jeune homme, qui regardait la table de jeu avec une curiosité effrayée.

Le maître portefaix fit servir de la bière. Il s’étendit de tout son long sur un divan et alluma un cigare.

– Ah ! voilà Clairon et son amie Isnarde, s’écria-t-il tout à coup en apercevant les deux filles qui causaient dans un coin. Voyez donc quels amours de femmes ! Hein ! qu’en dites-vous ? Il vous faudrait des petites comme cela pour vous consoler de vos chagrins.

Marius regarda les filles. Clairon portait une vieille robe de velours noir, tachée et éraillée ; elle était petite, brune, fanée ; son visage pâle et marbré de plaques jaunes avait un air de lassitude qui faisait peine à voir. Isnarde, grande, sèche, paraissait plus vieille et plus usée encore ; son corps maigre semblait vouloir percer aux épaules sa robe de soie déteinte. Marius ne s’expliqua pas l’admiration passionnée de Sauvaire pour ces créatures. Il détourna la tête et fit un geste de dégoût ; le frais visage de Fine venait de lui apparaître, et il était honteux de se trouver dans un pareil endroit.

Les deux filles, auxquelles les éclats de voix de Sauvaire avaient fait tourner la tête, se mirent à rire.

– Oh ! ce sont des luronnes, murmura le maître portefaix, on ne s’ennuie pas avec elles... Si vous voulez, nous les emmènerons, ce soir.

– Est-ce qu’on ne va pas jouer ? demanda Marius d’une voix brusque, en interrompant son compagnon.

– Bon Dieu ! comme vous êtes pressé ! reprit Sauvaire qui s’étalait davantage pour attirer l’attention des filles. Parbleu oui, on va jouer, on jouera jusqu’à demain matin, si vous le voulez... Que diable ! vous avez bien le temps... Voyez donc comme Clairon et Isnarde me regardent...

Peu à peu, les habitués arrivaient. Un garçon alluma le gaz, et plusieurs joueurs allèrent s’asseoir autour de la table de jeu. Les deux filles se mirent à tourner dans la salle, en adressant des sourires aux hommes qu’elles connaissaient ; elles finirent par s’asseoir près du banquier qui tenait les cartes, espérant sans doute glaner quelques pièces de vingt francs. Sauvaire consentit alors à se rapprocher des joueurs.

Marius se tint un instant debout, étudiant le jeu. Il se pencha vers son compagnon et lui dit :

– Veuillez m’expliquer comment il faut s’y prendre.

Le maître portefaix s’égaya beaucoup de la naïveté du jeune homme.

– Mais mon bon, lui répondit-il, rien n’est plus facile. D’où sortez-vous donc ? Tout le monde connaît le baccarat... Tenez, asseyez-vous... Mettez votre mise sur ce tableau ou sur l’autre, dans l’un de ces carrés entourés d’une bande ronge... Vous voyez, le banquier se sert de deux jeux de couleurs différentes et de cinquante-deux cartes chacun ; il donne deux cartes à chaque tableau, et s’en donne deux à lui-même. Les dix et les figures ne comptent pas, le plus haut point est neuf, et il faut tâcher d’approcher le plus près possible de ce point... Si vous avez plus que le banquier, vous gagnez ; si vous avez moins que lui, vous perdez... Voilà tout.

– Mais, dit Marius, je vois certains joueurs demander une carte.

– Oui, ajouta Sauvaire, on a la faculté d’échanger une carte pour arranger son jeu... Souvent on le dérange... Je vous conseille de toujours vous tenir à six ; c’est un joli point.

Marius s’assit devant la table.

– Vous ne jouez pas ? demanda-t-il encore à Sauvaire.

– Ma foi non, répondit le maître portefaix, j’aime mieux rire avec Clairon.

Et il alla rôder autour de la petite brune. La vérité était qu’il ne se souciait pas de risquer son argent. Il trouvait le jeu dévorant. Pour lui, les émotions du gain et de la perte étaient trop rapides : il aimait les joies solides et durables.

Le banquier battait les cartes.

– Faites votre jeu, messieurs », dit-il.

Marius posa, en frissonnant, cinquante francs sur le tapis. Il avait décidé qu’il jouerait ses cent francs en deux coups.

Des lueurs rouges passaient devant ses yeux ; il entendait en lui une sorte de grondement qui l’étourdissait ; ses oreilles tintaient et sa vue devenait trouble. Ses sensations étaient si violentes qu’elles lui arrêtaient le cœur.

– Rien ne va plus ! » dit le banquier.

Et il donna les cartes. C’était à Marius de les relever. Il les prit, il les regarda d’un air hébété. Il avait cinq. Il demanda des cartes et n’eut plus que quatre. On abattit les jeux. Le banquier avait trois. Un murmure d’étonnement courut autour de la table. Marius avait gagné.

À partir de ce moment, le jeune homme ne s’appartint plus. Il vécut comme dans un rêve. Pendant plus de cinq heures, il resta là, abattu, écrasé, endormi par la monotonie du jeu, gagnant toujours, ne perdant que pour gagner plus encore. Il jouait avec une audace qui faisait trembler les joueurs, et il gagnait contre toutes les probabilités, il mettait à sec les banquiers qui se succédaient.

Il avait à côté de lui un homme âgé, qui le regardait d’un air stupéfait et envieux. Cet homme finit par se pencher vers lui et par lui demander à voix basse :

– Monsieur, seriez-vous assez bon pour me dire quelle est votre mascotte ? » Marius n’entendit pas. Une mascotte, dans l’argot des joueurs provençaux, est une sorte de talisman qui protège contre la mauvaise chance celui qui le possède. Tous les joueurs sont plus ou moins superstitieux. Chacun d’eux invente une petite divinité protectrice, un moyen de fixer la fortune. Le vieux monsieur parut blessé du silence de Marius.

– Je ne crois pas avoir été indiscret, reprit-il ; j’aurais été curieux de savoir ce qui peut vous donner une pareille veine... Moi, je ne me cache pas, voici ma mascotte.

Il se découvrit et montra dans le fond de son chapeau une image de la Vierge. Si Marius avait eu son sang-froid, il aurait souri. Mais il était tout énervé par plusieurs heures de jeu, il fit un geste d’impatience et continua à empiler l’or devant lui, sans prononcer une seule parole.

Sauvaire, émerveillé de la chance de son compagnon, était venu se placer derrière sa chaise. Il aimait mieux voir jouer que de jouer lui-même. La vue de grosses sommes d’argent étalées sur une table de jeu le réjouissait, lorsqu’il ne courait pas le risque de perdre. Clairon et Isnarde l’avaient suivi et s’appuyaient familièrement sur le dossier du siège de Marius. Elles se penchaient vers le jeune homme, elles lui souriaient, le caressaient du regard. Pareilles à des oiseaux de proie, elles étaient accourues à l’odeur de l’or.

Cinq heures sonnèrent. Un jour blafard entrait par les croisées. Les joueurs s’en étaient allés un à un, Marius finit par se trouver seul. Il avait dix mille francs de gain devant lui.

Le jeune homme serait resté devant la table de jeu jusqu’au soir, jusqu’au lendemain, sans en avoir conscience, sans se plaindre de la fatigue qui l’accablait. Pendant plus de cinq heures, il avait joué machinalement, n’ayant qu’une idée dans la tête, celle de gagner, de gagner toujours. Il aurait voulu en finir d’un seul coup, gagner en une nuit la somme qui lui était nécessaire, et ne plus remettre les pieds dans le tripot.

Lorsqu’il se trouva seul devant la table, abruti, aveuglé, le corps brisé par l’émotion et la lassitude, il fut désespéré, il chercha quelqu’un du regard pour jouer encore. Il venait de compter la somme qu’il avait gagnée, et il savait qu’elle se montait à dix mille francs seulement.

Il lui fallait cinq autres mille francs. Il aurait donné tout au monde pour que le jour ne fût pas venu. Peut-être alors aurait-il eu le temps de compléter la rançon de Philippe. Et il était là, regardant ses pièces d’or, les mettant lentement dans sa poche, pliant un à un les billets de banque, cherchant dans la salle un joueur attardé.

Il y avait à une petite table, près de lui, un homme qui avait regardé jouer toute la nuit sans jouer lui-même. Quand il avait vu que Marius gagnait, il s’était rapproché de lui et ne l’avait plus quitté du regard. Il semblait attendre. Il laissa les joueurs s’en aller un à un, couvant le jeune homme des yeux, étudiant la fièvre qui l’agitait, le guettant comme on guette une proie assurée.

Au moment où celui-ci, contrarié et tout frissonnant, allait se décider à partir, l’inconnu se leva vivement et s’approcha.

– Monsieur, demanda-t-il, voulez-vous jouer une partie d’écarté avec moi ?

Marius allait accepter avec joie, lorsque Sauvaire, qui le suivait pas à pas, le saisit par le bras et lui dit à voix basse :

– Ne jouez pas.

Le jeune homme se tourna et questionna du regard le maître portefaix.

– Ne jouez pas, reprit celui-ci, si vous tenez à garder les dix mille francs que vous avez dans votre poche... Pour l’amour de Dieu refusez et venez vite... Vous me remercierez ensuite.

Marius avait bien envie de ne pas écouter Sauvaire, mais le maître portefaix le tirait peu à peu vers la porte, et, le voyant hésiter, il se chargea de répondre pour lui :

– Non, non, monsieur Félix, dit-il à l’homme qui offrait de jouer à l’écarté, mon ami est fatigué, il ne peut rester plus longtemps... Au revoir, monsieur Félix.

M. Félix parut fort ennuyé de cette réponse. Il regarda fixement Sauvaire, comme pour lui dire : « De quoi diable vous mêlez-vous ?

Puis, il tourna sur ses talons, siffla entre ses dents et murmura :

– Allons ! j’ai perdu ma nuit.

Sauvaire n’avait pas lâché Marius. Quand ils furent tous deux dans la rue, le jeune homme demanda d’un ton fâché à son compagnon :

– Pourquoi m’avez-vous empêché de jouer ?

– Eh ! pauvre innocent, répondit le maître portefaix, parce que j’ai eu pitié de vous, parce que je n’ai pas voulu que ce cher M. Félix vous gagnât vos dix mille francs.

– Cet homme est donc un fripon ?

– Oh ! non, il reste dans les strictes lois de l’honnêteté.

– Alors, j’aurais gagné.

– Non, vous auriez perdu... Les calculs de M. Félix sont certains... Voici comment il procède. Il ne joue jamais pendant la nuit. Vers le matin, lorsque les joueurs sont secoués par la fièvre, il s’adresse à l’un d’eux et le fait s’asseoir à une table d’écarté. Il ne s’agit plus d’un jeu de hasard, il s’agit d’un jeu où l’on a besoin de toute son intelligence, de tout son sang-froid. M. Félix est calme, prudent, il a la tête fraîche et reposée ; son adversaire est fiévreux, aveuglé, il ne voit plus même ses cartes, et en quelques coups il est dépouillé le plus honnêtement du monde.

– Je comprends, je vous remercie.

– M. Félix a déjà gagné une véritable fortune en mettant chaque nuit son système en pratique... D’ailleurs, je vous le répète, il joue en parfait honnête homme... Seulement, il s’arrange de façon à ce que ses adversaires jouent toujours en parfaits imbéciles. Et voilà comme quoi les gens habiles réussissent... Si j’étais à sa place, je prendrais un brevet d’invention.

Marius restait silencieux. Les deux hommes s’étaient arrêtés au milieu de la rue déserte, en face de la porte du cercle Corneille. Le temps était gris et pluvieux, des odeurs fades traînaient sur les pavés, et le vent du matin avait une fraîcheur pénétrante. Boutonnés jusqu’au menton, frissonnants tous deux, ils chancelaient comme des hommes ivres ; leur face pâle, leurs yeux vagues disaient clairement aux rares passants la nuit qu’ils venaient de passer.

Comme Marius allait s’éloigner, il sentit un bras se glisser sous le sien. Il se tourna et reconnut Isnarde. Clairon venait de prendre le bras de Sauvaire. Les deux femmes n’avaient pas quitté ces hommes qui sentaient l’or ; elles les avaient suivis, affamées à la pensée des dix mille francs que Marius portait sur lui, se promettant bien de prendre leur part de cette somme. Le jeune homme leur paraissait être un niais dont elles auraient facilement raison et qu’elles dépouilleraient à leur aise. Isnarde eut un éclat de rire, et dit d’une voix légèrement avinée :

– Est-ce que vous allez déjà vous coucher, messieurs ?

Marius retira vivement son bras, avec une répugnance qu’il ne prit pas la peine de cacher.

– Mes amours, répondit Sauvaire, je veux bien vous payer à déjeuner... Hein ! promettez-moi d’être bien amusantes... Venez-vous, Marius ?

– Non, répondit brusquement le jeune homme.

– Ah ! monsieur ne vient pas, dit alors Clairon d’une voix traînante, ah ! c’est ennuyeux... Il nous aurait payé du champagne... Il nous doit bien cela.

Marius fouilla dans ses poches, en tira deux poignées d’or et les jeta à Clairon et à Isnarde. Les femmes empochèrent l’argent sans se fâcher le moins du monde.

– À ce soir dit Marius à Sauvaire.

– À ce soir », répondit le maître portefaix.

Il prit une des deux femmes à chacun de ses bras, et s’en alla ainsi en chantant, en faisant un bruit d’enfer dans la rue silencieuse.

Marius le regarda s’éloigner, puis il gagna sa petite chambre paisible de la rue Sainte. Il était six heures du matin. Il se coucha et s’endormit d’un sommeil de plomb. Il ne se réveilla qu’à deux heures.

Quand il ouvrit les yeux, il aperçut sur sa commode l’argent qu’il avait gagné. Les reflets fauves qui couraient sur les pièces d’or l’effrayèrent presque ; tout d’un coup, il se rappela avec une netteté étrange la nuit qu’il avait passée ; et une émotion poignante le prit à la gorge. Il eut peur d’être devenu joueur, car sa première pensée, au réveil, avait été qu’il retournerait le soir au tripot et qu’il gagnerait encore. À cette pensée, il y avait eu en lui des frissons, des brûlures toute une volupté cuisante.

Et il se répétait : « Non, ce n’est pas vrai, je ne puis avoir cette horrible passion, je ne puis être devenu joueur du soir au lendemain ; je joue pour délivrer Philippe, je ne joue pas pour moi.

Il n’osa s’interroger davantage.

Puis, la pensée de Fine lui vint. Alors, il se retint pour ne pas éclater en sanglots. Il se dit qu’il avait déjà dix mille francs et qu’il pouvait se dispenser de retourner au tripot ; certes, il trouverait aisément cinq mille francs, il ne courrait pas le risque de perdre ce qu’il avait gagné.

Il s’habilla et descendit dans la rue. Sa tête éclatait. Il ne songea pas même à aller à son bureau, il entra dans un restaurant et ne put manger. Tout tournait devant lui, et, par moments, il étouffait comme si l’air lui eût manqué tout à coup. Quand la nuit fut venue machinalement, pas à pas, il se rendit au cercle Corneille.

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