XI Une exposition publique à Marseille

Quelques jours après, un matin, comme Marius se rendait à son bureau, vers neuf heures, il trouva la rue Paradis encombrée d’une foule bruyante qui descendait vers la Cannebière. Il s’arrêta au coin de la rue de la Darse, et, se dressant sur la pointe des pieds, il aperçut la place Royale pleine de monde. On eût dit une mer de têtes humaines. Autour de lui, le flot incessant de la foule descendait toujours avec des bourdonnements sourds.

L’ardente curiosité qui poussait le peuple s’empara peu à peu de Marius. Certaines paroles qu’il saisit au passage mirent en lui une vague anxiété ; et il voulut aller voir, lui aussi : il se laissa entraîner par tout ce monde qui emplissait la rue comme un torrent. Il arriva assez facilement jusqu’à la place Royale. Mais, là, le flot des curieux sortant de la rue Paradis se brisait contre une masse compacte de gens qui stationnaient. Chacun se haussait, regardant dans la direction de la Cannebière.

Le jeune homme aperçut vaguement des soldats à cheval. Il ne distinguait rien autre chose, il ne devinait pas encore quel poignant spectacle pouvait ainsi faire accourir toute la population de la ville.

Autour de lui la foule grondait. Des voix jetaient de brusques et vives paroles, au milieu du murmure profond de la multitude. Il saisissait quelques-unes de ces paroles :

– Il est arrivé d’Aix dans la nuit.

– Oui, et il repartira demain pour Toulon.

– Je voudrais bien voir la mine qu’il fait.

– On dit qu’il s’est mis à sangloter, lorsqu’il a vu le bourreau apporter les cordes.

– Non ! non ! il a fait bonne contenance... Allez, c’est un gaillard robuste qui ne pleure pas comme une femme.

– Ah ! le scélérat ! le peuple devrait ramasser des pierres et le lapider.

– Je vais tâcher de m’approcher.

– Attendez-moi. On doit le tuer là-bas... Je veux en être.

Ces paroles coupées de ricanements, criées avec des gestes emportés, retentissaient cruellement aux oreilles de Marius. Une véritable épouvante s’emparait de lui, une sueur froide lui montait au front. Il avait peur, il ne raisonnait plus. Il se demandait avec angoisse quel pouvait être cet homme que la foule courait insulter.

La foule se tassait, se pressait de plus en plus ; et il comprit que jamais il ne pourrait trouer ce mur formidable. Alors, il se décida à tourner la place Royale. Il descendit lentement la rue Vacon, prit la rue Beauveau, déboucha sur la Cannebière. Là, un spectacle étrange l’attendait.

La Cannebière, dans toute sa longueur, du port au cours Belzunce, était emplie d’une cohue immense qui augmentait à chaque minute. De chaque rue, descendaient des flots de peuple. Par instants, des souffles de colère couraient dans la foule, et alors des cris s’élevaient, s’étendaient par larges ondes, pareils aux grondements profonds de la mer. Toutes les fenêtres se garnissaient de spectateurs ; des gamins étaient montés le long des maisons s’accrochant aux devantures des boutiques. Marseille entier se trouvait là, et chaque curieux tournait avidement les yeux vers le même point. Il y avait sur la Cannebière plus de soixante mille personnes qui regardaient et huaient.

Lorsque Marius eut réussi à s’approcher, il comprit enfin quel était le spectacle qui attirait et retenait la foule. Au milieu de la Cannebière, en face de la place Royale, se dressait un échafaud fait de planches grossières. Sur cet échafaud, un homme était lié à un poteau. Deux compagnies d’infanterie, un piquet de gendarmerie et de chasseurs à cheval entouraient la plate-forme et défendaient le condamné contre l’irritation croissante du peuple.

Marius ne vit d’abord que le misérable lié au pilori et dominant la foule. Une horrible anxiété lui fit chercher à apercevoir le visage de cet homme. Peut-être était-ce Philippe, peut-être M. de Cazalis avait-il réussi à faire avancer l’heure de l’exposition ! À cette pensée, la vue de Marius se troubla, il sentit des larmes lui emplir les yeux, et il eut devant ses regards comme un nuage épais qui l’empêchait de rien distinguer. Il s’appuya contre une boutique, près de défaillir, frappé au cœur par chaque cri de la foule. Il en arriva, dans la fièvre qui le secouait, à croire qu’il avait réellement reconnu son frère sur l’échafaud, que c’était bien Philippe qui était là et que la multitude insultait. La honte, la douleur, la pitié qui le saisirent alors, mirent en lui une angoisse atroce. Pendant quelques minutes, il resta comme écrasé ; puis, il eut le courage de relever la tête et de regarder.

Le malheureux était fortement lié au poteau. Il portait un pantalon et une veste de toile grise. La tête était couverte d’une casquette dont il avait tiré la visière sur ses yeux. D’ailleurs, il tenait la tête obstinément baissée, dérobant ainsi ses traits aux curieux. Il avait la face tournée vers le port, et pas une fois il ne releva le front pour regarder la large mer qui s’étendait devant lui, libre et heureuse.

Lorsque Marius eut de nouveau contemplé le patient, il lui prit des doutes, il se sentit soulagé. Cet homme paraissait deux fois plus gros que son frère. Du reste, il connaissait Philippe, il savait qu’il n’aurait pas tenu la tête ainsi baissée et qu’il se serait fait un devoir de rendre à la foule mépris pour mépris. Cependant, Marius avait toujours de vagues craintes : cette tête baissée l’inquiétait, il aurait voulu distinguer nettement les traits du condamné.

Autour du jeune homme, la foule continuait à jeter des exclamations, des mots de colère ou d’ironie.

– Eh ! lève donc la tête, coquin ! criait-on, montre-nous ta face.

– Oh ! il ne la lèvera pas, il a peur.

– Enfin, le voilà réduit à l’impuissance. Il a les mains attachées, il ne pourra plus voler.

– Vous croyez cela, vous !... Il a failli voler sa grâce.

– Oui, oui, des gens riches, des gens pieux, ont cherché à lui éviter l’humiliation du poteau.

– Un pauvre diable n’aurait pas rencontré de pareilles sympathies.

– Mais le roi a tenu bon, il a dit que le châtiment devait être le même pour les scélérats de toutes les classes.

– Oh ! le roi est un brave homme.

– Hé ! Douglas, coquin, cafard, voleur, hypocrite, tu ne feras plus tes farces, mon ami, tu n’iras plus dans les églises prier le bon Dieu de protéger tes faux !

Marius respira. Les cris qu’il entendait lui apprenaient enfin quel était le patient. Alors, il reconnut Douglas, il vit distinctement la face pâle et grasse de l’ancien notaire. Mais, tout au fond de lui, il songeait à son frère, il se disait que, lui aussi, aurait peut-être à subir les ricanements et les huées de la foule.

La multitude grondait toujours.

– Il a ruiné plus de cinquante familles, le bagne est une peine trop douce.

– Marseille devrait se faire justice.

– Oui, c’est cela, nous l’enlèverons et nous le tuerons, lorsqu’il va passer.

– Voyez donc comme il semble à son aise, là-haut.

– Il ne souffre pas assez, on aurait dû le pendre par les pieds.

– Ah ! voilà le bourreau qui va le délier... Courons vite.

En effet, Douglas descendait de la plate-forme. Il monta dans une petite charrette découverte, attelée d’un seul cheval, qui devait le reconduire à la prison. À ce moment, un grand mouvement eut lieu dans la foule. Tout le peuple se précipita, pour huer, tuer peut-être le misérable. Mais les soldats entouraient la charrette et les gendarmes à cheval galopaient, écartant les émeutiers.

Marius regarda une dernière fois le condamné avec une pitié profonde. Cet homme, certes, était un grand coupable, mais le calvaire de honte qu’il montait faisait de lui plutôt un objet de commisération que de colère. Le jeune homme était resté adossé à une boutique. Comme il regardait la charrette s’éloigner, il entendit deux ouvriers qui passaient en disant :

– Nous reviendrons le mois prochain. Tu sais, on doit exposer ce garçon qui a enlevé une fille... Ce sera plus drôle.

– Ah ! oui, Philippe Cayol... Je l’ai connu, c’est un grand gaillard... Il faudra savoir le jour exact pour ne pas manquer... Il y aura du tapage.

Les ouvriers s’éloignèrent, Marius resta pâle et brisé. Ces hommes avaient raison : dans un mois, ce serait le tour de son frère. Et il se disait que le hasard venait de le faire assister à toutes les hontes que Philippe aurait à subir. Il savait maintenant quelles souffrances l’attendaient, il se mettait à la place de Douglas et il s’imaginait l’horrible scène qui aurait lieu. Une angoisse le tint longtemps les yeux fermés, les oreilles pleines de bourdonnements : il voyait Philippe sur la plate-forme, il entendait la foule rire et l’insulter.

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