XVIII Où luit un rayon d’espérance

Le lendemain matin, Marius, poussé par la nécessité, se décida à aller frapper chez M. de Girousse. Depuis qu’il cherchait de l’argent, il songeait à s’adresser au vieux comte. Mais il avait toujours reculé devant cette pensée ; il redoutait les brusqueries originales du gentilhomme, il n’osait lui avouer sa misère, rougissant d’avoir à faire connaître l’emploi des quinze mille francs qu’il sollicitait. Rien ne lui était plus pénible que d’être forcé de mettre un tiers dans la confidence de l’évasion de son frère, et M. de Girousse l’effrayait plus que tout autre.

Lorsque le jeune homme se présenta, l’hôtel était vide, le comte venait de partir pour Lambesc. Il fut presque heureux de ne trouver personne, tant sa démarche lui pesait. Il resta sur le Cours irrésolu, n’ayant pas le courage d’aller à Lambesc, désespéré d’être réduit à l’inaction.

Comme il remontait une allée, accablé, les yeux vagues, il rencontra Fine. Il était sept heures du matin. La bouquetière, en grande toilette, tenant à la main un petit sac de voyage, lui parut toute décidée, toute souriante.

– Où allez-vous donc ? lui demanda-t-il avec surprise.

– Je vais à Marseille », répondit-elle.

Il la regarda d’un œil curieux, l’interrogeant du regard.

– Je ne puis rien vous dire, continua-t-elle. J’ai un projet, mais je crains d’échouer. Je reviendrai ce soir... Allons, ne vous désespérez pas.

Marius accompagna Fine jusqu’à la diligence. Lorsque la lourde voiture s’ébranla, il la suivit longtemps des yeux ; cette voiture emportait sa dernière espérance et allait lui rapporter l’angoisse ou la joie.

Jusqu’au soir, il rôda autour des diligences qui arrivaient. On n’attendait plus qu’une voiture, et Fine n’avait point encore paru. Le jeune homme, rongé d’impatience, allant et venant d’un pas fébrile, tremblait que la bouquetière ne revînt que le lendemain. Dans l’ignorance où il était, ne sachant quelle pouvait bien être cette dernière tentative, il ne se sentait point le courage de passer une nuit entière d’anxiété et d’incertitude. Il se promenait sur le Cours, frissonnant, en proie à une sorte de cauchemar.

Enfin, il aperçut la diligence, au loin, au milieu de la place de la Rotonde. Quand il entendit les roues sonner sur le pavé, il eut des palpitations violentes. Il s’adossa contre un arbre, regardant les voyageurs qui descendaient un à un, avec une lenteur désespérante.

Tout d’un coup, il fut comme cloué au sol. Presque en face de lui, par une portière ouverte, il venait de voir apparaître la grande taille, la figure pâle et triste de l’abbé Chastanier. Quand l’abbé fut sur le trottoir, il tendit la main et aida une jeune fille à descendre. Cette jeune fille était mademoiselle Blanche de Cazalis. Derrière elle, Fine sauta à terre d’un bond léger, sans se servir du marchepied. Elle était rayonnante.

Les deux voyageurs, guidés par la bouquetière, se dirigèrent vers l’hôtel des Princes. Marius, qui était demeuré dans l’ombre de la nuit naissante, les suivit machinalement, ne pouvant comprendre, comme hébété.

Fine resta dix minutes au plus dans l’hôtel. Lorsqu’elle en sortit, elle aperçut le jeune homme, et courut à lui, prise d’un accès de joie folle.

– J’ai réussi à les amener, dit-elle en battant des mains ; maintenant, j’espère bien qu’ils obtiendront ce que je désire... Demain, nous serons fixés.

Alors, elle prit le bras de Marius et lui conta sa journée.

La veille, elle avait été frappée par une parole du jeune homme, qui regrettait de ne pas avoir le temps nécessaire pour gagner en travaillant la somme qu’il lui fallait. D’un autre côté, les histoires de son oncle lui avaient prouvé qu’il était presque impossible de trouver un prêteur, un usurier raisonnable. La question se réduisait donc à gagner du temps, à tâcher d’éloigner le plus possible l’époque où l’on attacherait Philippe au pilori. Ce qui les épouvantait, c’était cette exposition infâme, livrant les condamnés aux ricanements et aux insultes de la foule.

Dès lors, le plan de la jeune fille fut arrêté, un plan hardi, qui peut-être réussirait par son audace même. Elle comptait aller droit chez M. de Cazalis, pénétrer jusqu’à sa nièce et lui étaler le tableau de l’exposition de Philippe, dans tout ce qu’un pareil spectacle aurait d’insultant pour elle. Elle la déciderait à l’aider, elles iraient toutes deux supplier le député d’intervenir. Si M. de Cazalis ne consentait pas à demander la grâce, peut-être voudrait-il bien tenter d’obtenir un sursis.

D’ailleurs, Fine ne raisonnait guère ses moyens d’action. Il lui semblait impossible que l’oncle de Blanche résistât à ses larmes. Elle avait foi dans son dévouement.

La pauvre enfant rêvait tout éveillée, lorsqu’elle espérait que M. de Cazalis fléchirait à la dernière heure. Cet homme fier et entêté avait voulu l’infamie de Philippe, et rien au monde n’aurait pu mettre un obstacle à l’accomplissement de sa vengeance. Si elle avait eu à se heurter contre lui, elle se serait brisée, elle aurait dépensé en pure perte ses plus fins sourires, ses larmes les plus touchantes.

Heureusement pour elle, les circonstances la servirent. Lorsqu’elle se présenta à l’hôtel du député, au cours Bonaparte, on lui dit que M. de Cazalis venait d’être appelé à Paris par certaines exigences de sa position politique. Elle demanda à voir mademoiselle Blanche : on lui répondit vaguement que mademoiselle était absente qu’elle voyageait.

La bouquetière, fort embarrassée, fut obligée de se retirer et d’aller réfléchir dans la rue. Tous ses plans se trouvaient dérangés, cette absence de l’oncle et de la nièce lui ôtait l’appui sur lequel elle croyait pouvoir compter, n’ayant pas un seul ami qui la soutînt.

Elle ne voulait pas cependant perdre sa dernière espérance et revenir à Aix aussi désespérée que la veille, après avoir fait un voyage inutile.

Brusquement, la pensée de l’abbé Chastanier lui vint. Marius lui avait souvent parlé du vieux prêtre. Elle connaissait sa bonté, son dévouement. Peut-être pourrait-il lui donner des renseignements précieux.

Elle le trouva chez sa sœur, la vieille ouvrière infirme. Elle lui ouvrit son cœur, et lui apprit en quelques mots le motif de son voyage à Marseille. Le prêtre l’écouta avec une vive émotion.

– C’est le Ciel qui vous amène ici, lui répondit-il. Je crois pouvoir, dans une telle circonstance, violer le secret qui m’a été confié. Mademoiselle Blanche n’est pas en voyage. Son oncle, voulant cacher sa grossesse et ne pouvant l’emmener à Paris a loué pour elle une petite maison au village de Saint-Henri... Elle habite là avec une gouvernante. M. de Cazalis, auprès duquel je suis rentré en grâce, m’a prié de lui faire de fréquentes visites et m’a donné sur elle d’assez larges pouvoirs... Voulez-vous que je vous conduise auprès de cette pauvre enfant, que vous trouverez bien changée et bien abattue ?

Fine accepta avec joie.

Blanche pâlit lorsqu’elle aperçut la bouquetière, et se mit à pleurer à chaudes larmes. Un léger cercle bleuâtre entourait ses yeux ; ses lèvres étaient décolorées, et ses joues avaient des blancheurs de cire. On voyait qu’un cri terrible, le cri de la vérité, s’élevait en elle et la rendait toute chancelante.

Quand Fine, avec une voix douce et des caresses attendries, lui eut fait comprendre qu’elle pouvait peut-être éviter à Philippe une suprême humiliation, elle se leva toute droite et dit d’une voix brisée :

– Je suis prête, disposez de moi... J’ai dans les entrailles un enfant qui me parle sans cesse de son père. Je voudrais apaiser la colère de ce pauvre petit être qui n’est pas encore né.

– Eh bien ! reprit Fine chaleureusement, aidez-moi dans notre œuvre de délivrance... Je suis certaine que vous obtiendriez tout au moins un sursis, en tentant une démarche.

– Mais, fit observer l’abbé Chastanier, mademoiselle Blanche ne peut aller seule à Aix. Je dois l’accompagner... Je sais que M. de Cazalis, s’il apprend ce voyage, me fera les plus graves reproches. J’accepte pourtant la responsabilité de cet acte, car je crois agir en honnête homme.

Dès que la bouquetière eut obtenu un consentement, elle laissa à peine le temps au vieillard et à la jeune fille de faire quelques préparatifs. Elle revint avec eux à Marseille, elle les poussa dans la diligence, et c’est ainsi qu’elle les amena triomphalement dans Aix. Le lendemain Blanche devait se rendre chez le président qui avait prononcé le jugement de Philippe.

Marius, lorsque Fine eut terminé son récit, l’embrassa vivement sur les deux joues, ce qui fit monter des lueurs roses au front de la jeune fille.

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