X Un procès scandaleux.

Tout Aix était en émoi. Le scandale éclate avec une étrange énergie dans les petites villes paisibles, où la curiosité des oisifs n’a pas chaque jour un nouvel aliment. Il n’était bruit que de Philippe et de Blanche ; on racontait en pleine rue les aventures des amants ; on disait tout haut que l’accusé était condamné à l’avance, que M. de Cazalis avait, par lui ou ses amis, demandé sa condamnation à chaque juré.

Le clergé d’Aix prêtait son appui au député, assez faiblement il est vrai ; il y avait alors, dans ce clergé, des hommes auxquels il répugnait de travailler à une injustice. Quelques prêtres obéirent cependant aux influences venues du cercle religieux de Marseille, dont l’abbé Donadéi était, pour ainsi dire, le maître. Ces prêtres essayèrent, par des visites, par des démarches habiles, de lier les mains à la magistrature. Ils réussirent surtout à persuader aux jurés la sainteté de la cause de M. de Cazalis.

La noblesse les aida puissamment dans cette tâche. Elle se croyait engagée d’honneur à écraser Philippe Cayol. Elle le regardait comme un ennemi personnel qui, ayant osé attenter à la dignité d’un des siens, l’avait par là même, insultée tout entière. À voir ces comtes et ces marquis se remuer, s’irriter, se liguer en masse, on eût cru que les ennemis se trouvaient aux portes de la ville. Il s’agissait simplement de faire condamner un pauvre diable, coupable d’amour et d’ambition.

Philippe avait aussi des amis, des défenseurs. Tout le peuple se déclarait franchement pour lui. Les basses classes blâmaient sa conduite, réprouvaient les moyens qu’il avait employés, disaient qu’il aurait mieux fait d’aimer et d’épouser une simple bourgeoise comme lui ; mais, tout en condamnant ses actes, elles le défendaient bruyamment contre l’orgueil et la haine de M. de Cazalis. On savait dans la ville que Blanche, chez le juge d’instruction, avait renié son amour, et les filles du peuple, vraies Provençales dévouées et courageuses, la traitaient avec un mépris insultant. Elles l’appelaient la « renégate » ; elles cherchaient à sa conduite des motifs honteux et ne se gênaient pas pour crier leur opinion sur les places, dans le langage énergique des rues.

Ce tapage compromettait singulièrement la cause de Philippe. La ville entière était dans le secret du drame qui allait se jouer. Ceux qui avaient intérêt à faire condamner l’accusé, ne prenaient même pas la peine de cacher leurs démarches, étant certains du triomphe ; ceux qui auraient voulu le sauver, se sentant faibles et sans armes, se soulageaient en criant, heureux d’irriter les gens puissants qu’ils n’avaient pas l’espérance de vaincre.

M. de Cazalis avait, sans honte, traîné sa nièce jusqu’à Aix. Pendant les premiers jours, il prit comme une joie orgueilleuse à la promener sur le Cours. Il protestait par là contre l’idée de déshonneur que la foule attachait à la fuite de la jeune fille ; il semblait dire à tous : « Vous voyez qu’un manant ne saurait déshonorer une Cazalis. Ma nièce vous domine encore du haut de son titre et de sa fortune. »

Mais il ne put continuer longtemps de pareilles promenades. La foule s’irrita de son attitude, elle insulta Blanche, elle faillit jeter des pierres à l’oncle et à la nièce. Les femmes surtout se montrèrent acharnées ; elles ne comprenaient pas que la jeune fille n’était point la vraie coupable et qu’elle obéissait simplement à une volonté de fer.

Blanche tremblait devant la colère populaire. Elle baissait les yeux pour ne plus voir ces femmes qui la regardaient avec des yeux ardents. Elle sentait derrière elle des gestes de mépris, elle entendait des mots horribles qu’elle ne comprenait pas, et ses jambes chancelaient, et elle se tenait au bras de son oncle pour ne pas tomber. Pâle, frémissante, elle rentra un jour en déclarant qu’elle ne sortirait plus.

La pauvre enfant allait être mère.

Enfin les débats s’ouvrirent. Dès le matin, les portes du palais de Justice furent assiégées, des groupes se formèrent au milieu de la place des Prêcheurs, gesticulant, parlant à voix haute. On clabaudait sur l’issue probable du procès, on discutait la culpabilité de Philippe, l’attitude de M. de Cazalis et de Blanche.

La salle des assises s’emplissait lentement. On avait ajouté plusieurs rangs de chaises pour les personnes munies de billets ; ces personnes étaient en si grand nombre, qu’elles durent presque toutes se tenir debout. Il y avait là la fine fleur de la noblesse des avocats, des fonctionnaires, tous les personnages notables d’Aix. Jamais accusé n’avait eu un pareil parterre. Lorsqu’on ouvrit les portes pour laisser entrer le gros public, à peine quelques curieux purent-ils trouver place. Les autres furent obligés de stationner dans les couloirs, jusque sur les marches du palais. Et, par moments, il s’élevait de cette foule des murmures, des huées, dont les bruits pénétraient et grandissaient dans la salle troublant la tranquille majesté du lieu.

Les dames avaient envahi la tribune. Elles formaient, là-haut, une masse compacte de visages anxieux et souriants. Celles qui étaient au premier rang, s’éventaient, se penchaient, laissaient traîner leurs mains gantées sur le velours rouge de la balustrade. Puis, dans l’ombre, montaient des rangs pressés de faces roses, dont on ne distinguait pas les corps, enfouis au milieu des dentelles, des rubans, des étoffes. Et, de cette foule rougissante et bavarde, tombaient des rires perlés, des paroles chuchotées, de petits cris aigus. Ces dames étaient au spectacle.

Lorsque Philippe Cayol fut introduit, il se fit un grand silence. Toutes les dames le mangèrent du regard ; quelques-unes d’entre elles braquèrent sur lui des lorgnettes de théâtre, l’examinant de haut en bas. Ce grand garçon, dont les traits énergiques annonçaient les appétits violents, eut un succès. Les femmes, qui étaient venues pour juger du goût de Blanche, trouvèrent sans doute la jeune fille moins coupable, quand elles virent la haute taille et les regards clairs de son amant.

L’attitude de Philippe fut calme et digne. Il était vêtu tout de noir. Il semblait ignorer la présence des deux gendarmes qui étaient à ses côtés, se levait et s’asseyait avec les grâces d’un homme du monde. Par moments, il regardait la foule tranquillement, sans effronterie. Il porta les yeux plusieurs fois sur la tribune ; et, chaque fois, malgré lui, il eut des sourires, son besoin d’aimer et de vouloir plaire le reprenait, même là.

On lut l’acte d’accusation.

Cet acte était écrasant pour l’accusé. Les faits, selon les dépositions de M. de Cazalis et de sa nièce, s’y trouvaient interprétés d’une façon habile et terrible. On y disait que Philippe avait séduit Blanche à l’aide de mauvais romans : la vérité était qu’il s’agissait de deux ouvrages de Mme de Genlis, parfaitement puérils. L’accusation disait, en outre, en acceptant la version de Blanche, que la jeune fille avait été enlevée avec violence, qu’elle s’était cramponnée à un amandier, et que pendant toute la fuite, le séducteur avait dû employer l’intimidation pour se faire suivre par sa victime. Enfin, le fait le plus grave consistait dans une affirmation de mademoiselle de Cazalis : elle prétendait qu’elle n’avait jamais écrit de lettres à Philippe et que les deux lettres présentées par l’accusé étaient des lettres antidatées qu’il lui avait fait écrire à Lambesc, par mesure de précaution.

Lorsque la lecture de l’acte d’accusation fut achevée, la salle s’emplit du murmure bruyant des conversations particulières. Chacun, avant de venir au Palais, avait sa version, et chacun discutait, à demi-voix, le récit officiel. Au-dehors, la foule poussait de véritables cris. Le président menaça de faire évacuer la salle, et le silence se rétablit peu à peu.

Alors, on procéda à l’interrogatoire de Philippe Cayol.

Lorsque le président lui eut fait les demandes d’usage et qu’il lui eut répété les motifs de l’accusation qui pesait sur lui, le jeune homme, sans répondre, dit d’une voix claire :

– Je suis accusé d’avoir été enlevé par une jeune fille.

Ces paroles firent sourire tous les assistants. Les dames se cachèrent derrière leurs éventails pour s’égayer à leur aise. C’est que la phrase de Philippe, toute folle et absurde qu’elle paraissait, contenait cependant l’exacte vérité. Le président fit remarquer avec raison que jamais on n’avait vu un jeune homme de trente ans enlevé par une jeune fille de seize ans.

– On n’a jamais vu non plus, répondit tranquillement Philippe, une jeune fille de seize ans courant les grands chemins, traversant des villes, rencontrant des centaines de personnes, et ne songeant pas à appeler le premier passant venu pour la délivrer de son séducteur, de son geôlier.

Et il s’attacha à montrer l’impossibilité matérielle de la violence et de l’intimidation dont on l’accusait. À chaque heure du jour, Blanche était libre de le quitter, de demander aide et secours ; si elle le suivait, c’est qu’elle l’aimait, c’est qu’elle avait consenti à la fuite. D’ailleurs, Philippe témoigna la plus grande tendresse pour la jeune fille et la plus grande déférence pour M. de Cazalis. Il reconnut ses torts, il demanda simplement qu’on ne fît pas de lui un séducteur indigne.

L’audience fut levée et renvoyée au lendemain pour l’audition des témoins. Le soir, la ville était bouleversée ; les dames parlaient de Philippe avec une indignation affectée, les hommes graves le traitaient avec plus ou moins de sévérité, les gens du peuple le défendaient énergiquement.

Le lendemain, la foule fut plus grande et plus bruyante encore, à la porte du palais de Justice. Les témoins étaient presque tous des témoins à charge. M. de Girousse n’avait pas été cité ; on redoutait la franchise brusque de son esprit ; et, d’autre part, il aurait dû être plutôt arrêté comme complice. Marius, lui-même, était allé le prier de ne point se compromettre dans cette affaire ; il craignait, lui aussi, l’esprit violent du vieux comte, dont une boutade pouvait tout gâter.

Il n’y eut guère qu’une déposition en faveur de Philippe, celle de l’aubergiste de Lambesc, qui vint déclarer que Blanche donnait à son compagnon le titre de mari. Cette déposition fut comme effacée par celles des autres témoins. Marguerite, la laitière, balbutia et dit qu’elle ne se souvenait plus d’avoir apporté à l’accusé les lettres de mademoiselle de Cazalis. Chaque témoin servit ainsi les intérêts du député, soit par crainte, soit par sottise et manque de mémoire.

Les plaidoiries commencèrent et demandèrent une nouvelle audience. L’avocat de Philippe le défendit avec une simplicité digne. Il ne chercha pas à excuser ce qu’il y avait de coupable dans sa conduite ; il le montra comme un homme ardent et ambitieux qui s’était laissé égarer par des espoirs de richesse et d’amour. Mais, en même temps, il prouva que l’accusé ne pouvait être condamné pour rapt, et que l’affaire en elle-même excluait toute idée de violence et d’intimidation.

Le réquisitoire du procureur fut terrible. On comptait sur une certaine douceur, et les accusations énergiques du magistrat eurent un effet désastreux. Le jury rapporta un verdict affirmatif. Philippe Cayol fut condamné à cinq ans de réclusion et à l’exposition publique sur une place de Marseille. Le jardinier Ayasse fut puni de quelques mois de prison seulement.

De vagues rumeurs s’élevèrent dans la salle. Au-dehors, la foule grondait.

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