XXI Le duel

Une année après les sanglants événements qu’on vient de lire, un nouveau souffle de mort passa sur Marseille. La ville entière était frappée. Il ne s’agissait plus de quelques douzaines de blessés : les hommes tombaient par centaines. Le choléra avait succédé à la guerre civile.

Ce serait une douloureuse histoire à écrire que celle des nombreuses et terribles épidémies qui ont désolé Marseille. La position de cette cité dans un climat chaud, ses continuels rapports avec l’Asie, la saleté de ses vieilles rues, tout semble la désigner fatalement comme un foyer d’infection où les maladies contagieuses se propagent avec une rapidité effrayante. Dès que vient l’été, elle est menacée. À la moindre négligence, si par malheur on laisse pénétrer le fléau, il ne tarde pas à envahir tout le littoral, et, de là, à gagner la France entière.

L’épidémie de 1849 fut relativement bénigne. Elle se déclara vers le milieu d’août. On prétend qu’elle ne devint grave qu’à partir du débarquement d’un convoi de soldats malades, venu de Rome et d’Alger. Cinquante de ces soldats succombèrent, dit-on, dans la nuit qui suivit leur arrivée. Dès lors, le fléau se trouva fortement implanté à Marseille.

Les passions politiques du temps reprochèrent avec amertume au gouvernement de la république un décret en date du 10 août qui autorisait les navires venant du Levant à entrer d’emblée dans le port, sur une simple déclaration des médecins du bord. Ce décret supprimait ainsi les quarantaines et ouvrait la ville aux germes de la maladie.

D’ailleurs, l’incubation fut assez lente. À la fin d’août, on ne comptait que cent quatre-vingt-seize victimes. Mais le mois de septembre fut terrible : il y eut douze cents morts. L’épidémie finit en octobre, après avoir encore frappé près de cinq cents personnes.

Dès les premiers jours, une panique folle s’était emparée des habitants. Ce fut une fuite générale. La nouvelle que le choléra s’abattait de nouveau sur la ville courut de quartier en quartier comme une traînée de poudre. Un homme était mort dans une agonie atroce, et bientôt cet homme s’était multiplié, les commères affirmaient qu’elles avaient vu passer plus de cinquante enterrements. Le peuple parlait à voix basse de poison, accusant les riches d’avoir empoisonné l’eau de toutes les fontaines. Ces idées augmentaient encore la panique. Un pauvre diable, qui buvait à la fontaine du Cours, faillit être assommé, parce qu’un ouvrier prétendait l’avoir vu jeter quelque chose dans l’eau.

La peur faisait des ravages incroyables dans ces imaginations ardentes. Il semblait aux habitants qu’un vent empesté passait sur leur ville. Les femmes ne marchaient dans les rues qu’en appuyant un mouchoir sur leurs lèvres. N’osant plus boire, n’osant plus respirer, les Marseillais ne vivaient plus.

La ville fut désertée. Tous ceux qui purent prendre la fuite se sauvèrent. Les campagnes environnantes s’emplirent de fuyards. Il y eut des gens qui allèrent camper jusque dans les collines de la Nerthe : ils aimaient mieux vivre en plein ciel, coucher sous une tente, que de rester dans une cité où ils se heurtaient à la mort au coin de chaque rue. Les gens riches, ceux qui avaient des propriétés ou qui pouvaient en louer une, furent les premiers à s’éloigner ; puis, les employés eux-mêmes, les ouvriers, les travailleurs qui compromettaient leur existence de chaque jour en abandonnant l’atelier se sentirent lâches devant le fléau, et un grand nombre d’entre eux préférèrent s’enfuir et courir le risque de la faim. Peu à peu, Marseille devint vide et morne.

Il ne resta plus que les gens de courage qui combattaient ou qui dédaignaient l’épidémie, et que les pauvres diables, forcés de demeurer à leur poste, malgré leurs frissons. S’il y eut des actes de lâcheté, de brusques fuites de médecins et de fonctionnaires, il y eut aussi des actes d’énergie et de dévouement. Dès le commencement, des bureaux de secours avaient été ouverts dans les quartiers les plus maltraités, et là des hommes se consacraient, jour et nuit, au soulagement de la population affolée, mourante de peur.

Marius fut un des premiers à vouloir s’offrir. Mais, devant les pleurs de Fine et de Joseph, il dut céder et consentir à s’éloigner de Marseille. Il connaissait sa femme, elle serait restée à ses côtés, partageant ses dangers ; l’enfant aurait alors couru les mêmes périls. La pensée que Fine et Joseph pouvaient mourir dans ses bras, avait épouvanté Marius, et il s’était sauvé, tremblant pour ses chères affections.

La famille se réfugia au quartier de Saint-Just, dans une bastide qu’elle loua, et qui était voisine de l’ancienne maison de campagne des Cayol. On était vers la fin d’août. Depuis une année, Philippe n’avait pas remis les pieds à Marseille ; il était resté à Lambesc, chez M. de Girousse, attendant que les souvenirs des journées de juin fussent effacés. D’ailleurs, il n’avait pas été inquiété. On le chercha d’abord, mais des protections puissantes furent mises en œuvre, et on abandonna les recherches.

Dès que Philippe sut que le jeune ménage se trouvait dans la banlieue de Marseille, il fit ses adieux à M. de Girousse et accourut pour embrasser son fils. Il s’ennuyait à Lambesc, il prouva à son frère qu’il pouvait, sans aucune imprudence, loger chez lui. Le choléra avait fait oublier l’insurrection ; personne ne songerait à venir l’arrêter, à une grande lieue de Marseille.

Une bonne et douce vie commença. Pendant qu’un fléau frappait et épouvantait la ville, les habitants de la petite bastide du quartier de Saint-Just goûtaient des journées heureuses, d’une tranquillité charmante. Ils glissaient malgré eux à l’égoïsme ; après les coups terribles qui les avaient meurtris, ils s’endormaient au fond de leur bonheur. Leur tour venait de ne plus souffrir.

Ils sortaient peu, s’enfermant chez eux, se contentant du petit enclos qui entourait la bastide. Deux semaines s’écoulèrent au milieu d’une grande paix. Un matin, Philippe, qui toute la nuit avait rêvé du passé, déclara qu’il allait faire une promenade. Il sortit et se dirigea vers le moulin de Saint-Joseph, en suivant le chemin qu’il avait souvent parcouru autrefois, pour se rendre auprès de Blanche.

Quand il fut arrivé dans le petit bois de pins qui se trouvait derrière la maison de campagne, il songea à cette journée de mai à cette après-midi de folie qui avait jeté Blanche dans ses bras et fait le malheur de son existence. Ce souvenir était doux et amer à la fois. Il revoyait sa jeunesse, ses amours folles et cuisantes, et il voyait en même temps les pleurs et les regrets de la seule femme qu’il eût aimée. Deux grosses larmes, sans qu’il en eût conscience coulèrent le long de ses joues.

Comme il essuyait ces larmes, regardant autour de lui, voulant retrouver la place où Blanche s’était assise à son côté, il aperçut tout à coup M. de Cazalis, immobile au milieu d’un sentier et fixant sur lui des yeux terribles. L’ancien député avait été un des premiers à quitter Marseille. Il s’était réfugié dans sa propriété du quartier Saint-Joseph, où il vivait seul, rendu farouche par une irritation sourde. Depuis son entretien avec M. de Girousse, il était tombé dans un accablement que coupaient de loin en loin d’effrayants accès de colère. Une année s’était écoulée, et il entendait toujours à ses oreilles les paroles d’indignation et de mépris du vieux comte. Ces paroles l’étouffaient, il aurait voulu se soulager en se vengeant sur quelqu’un. Comprenant qu’il ne pouvait s’attaquer à M. de Girousse, il souhaitait de se trouver face à face avec Philippe, pour en finir pour le tuer ou être tué par lui.

Il ne songeait plus à l’argent, il avait perdu ses appétits de luxe et de puissance. Depuis qu’il savait que les Cayol abandonnaient la fortune de sa nièce, cette fortune lui était devenue indifférente. Il ne lui restait au cœur qu’un immense besoin de laver les mépris de M. de Girousse dans le sang d’un ennemi.

Et, brusquement, il rencontrait Philippe, dans un lieu désert au fond de ce bois qui lui appartenait. Il était sorti, la tête basse cherchant un moyen pour arriver à son but, et le hasard le mettait en face de celui qu’il appelait de tous les vœux de sa colère.

Les deux hommes se regardèrent un instant en silence. Ils s’étaient courbés tous deux, comme près de se sauter à la gorge. Puis, ils eurent honte de se surprendre chacun dans une attitude de bête fauve. Ils voulurent se traiter en bêtes civilisées.

– Je vous cherche depuis un an, dit enfin M. de Cazalis. Vous me gênez et je vous gêne. Il faut que l’un de nous disparaisse.

– Je suis de votre avis, répondit Philippe.

– J’ai des armes dans cette maison. Attendez-moi. Dans quelques minutes, je suis à vous.

– Non, nous ne pouvons nous battre ainsi. Si je vous tuais, on m’accuserait d’assassinat. Il nous faut des témoins.

– Et où voulez-vous que nous en prenions ?

Dans deux heures, nous pouvons chacun être de retour de Marseille avec deux de nos amis.

– Soit. Le rendez-vous est pour midi, à cette même place.

– Oui à cette même place.

Ils avaient parlé d’une voix dure, sans la moindre insulte. La provocation fut naturelle, comme s’il se fût agi d’une chose convenue depuis longtemps.

Philippe se rendit sur-le-champ à Marseille. Il résolut de laisser ignorer à son frère le duel qui allait avoir lieu. Sentant que ce duel était fatal et nécessaire, il ne voulait pas que quelqu’un pût y mettre obstacle.

Comme il descendait le Cours, il rencontra Sauvaire qui faisait de grandes enjambées.

– Ne m’arrêtez pas, lui dit l’ancien maître portefaix. Je retourne aux Aygalades en toute hâte... Les hommes tombent comme des mouches ici. Hier, il y a eu quatre-vingts morts.

Philippe, sans l’écouter, lui annonça qu’il avait un duel et qu’il comptait sur lui. Quand il lui eut nommé son adversaire :

– Je suis votre homme, s’écria Sauvaire. Je ne serais pas fâché de voir sauter la cervelle de ce scélérat.

Ils se rendirent ensemble chez M. Martelly, dont la conduite courageuse provoquait alors à Marseille une admiration universelle. L’armateur écouta gravement Philippe, et, comme lui, il pensa que le duel était nécessaire et fatal.

– Je suis à votre disposition », lui dit-il avec simplicité.

Les trois hommes prirent un fiacre, et un peu avant midi, ils entrèrent dans le bois de pins, où il leur fallut attendre M. de Cazalis.

Ce dernier arriva enfin. Après avoir couru vainement Marseille pour trouver deux de ses amis, il s’était décidé à s’adresser à une caserne, où deux sergents de bonne volonté avaient bien voulu consentir à lui servir de témoins.

Dès que le fiacre qui les amenait se fut rangé prés de celui de Philippe, les pas furent comptés, les armes chargées, rapidement et en silence, sans que les témoins essayassent d’intervenir. Jamais les préparatifs d’un duel n’avaient été plus prompts ni plus simples.

Quand ils furent placés en face l’un de l’autre, Philippe, que le sort avait favorisé, leva son arme, prêt à faire feu.

Un pressentiment le secouait d’un frisson. Avant l’arrivée de M. de Cazalis il s’était oublié à regarder mélancoliquement les pins qui l’entouraient et sous lesquels il avait aimé autrefois. Le hasard a des cruautés. Le décor était le même, le vaste ciel s’étendait avec la même limpidité, la campagne étalait des horizons aussi doux et aussi paisibles.

Quand il leva son pistolet, Philippe crut se rappeler qu’il était justement à la place où jadis Blanche lui avait donné son premier baiser. Ce souvenir le troubla singulièrement. Il lui semblait que son cœur murmurait : « Où j’ai péché, je serai puni.

Ce fut d’une main tremblante qu’il pressa la détente. La balle mal dirigée, alla casser la branche d’un pin.

À son tour, M. de Cazalis leva son arme. Il visa, la face contractée, les yeux ardents. Sauvaire et Martelly, très pâles, attendaient. Philippe, le corps légèrement effacé, regardait courageusement le pistolet qui le menaçait. À vrai dire, il ne le voyait pas, il pensait malgré lui à Blanche, et il entendait tout son être qui criait plus haut : « Où j’ai péché, je serai puni.

Le coup partit. Philippe tomba. M. Martelly et Sauvaire se précipitèrent vers le blessé. Il était affaissé dans l’herbe, la main sur le flanc droit.

– Vous êtes atteint ? demanda l’ancien maître portefaix d’une voix tremblante.

– Je suis mort, murmura Philippe. Cette place devait m’être fatale.

Et il s’évanouit. Les deux témoins se concertèrent un instant. Dans leur hâte, ils n’avaient pas songé à amener un médecin avec eux. Il fallait absolument transporter le blessé à Marseille, le plus vite possible.

– Écoutez, dit M. Martelly, nous allons le mettre dans le fiacre et je le conduirai à l’hospice, car c’est encore là qu’il recevra les soins les plus prompts... Vous, pendant ce temps, courez prévenir son frère... Faites en sorte que la jeune femme et l’enfant ne se doutent de rien.

Tous deux étaient désolés, il leur semblait qu’ils perdaient un des leurs. Sauvaire partit en courant du côté de Saint-Just, tandis que M. Martelly, aidé par les sergents, portait Philippe dans le fiacre. M. de Cazalis s’était retiré, jouant l’indifférence, le cœur bondissant d’une joie farouche.

L’armateur recommanda au cocher de marcher lentement. Pendant l’heure mortelle que dura le triste voyage, il soutint là tête pâle et vacillante du blessé évanoui. Il avait posé un mouchoir sur sa blessure pour arrêter le sang ; mais il le voyait si faible, qu’il craignait de ne pouvoir le mener jusqu’à l’hospice.

On arriva enfin. Lorsque M. Martelly eut déclaré qu’il amenait un blessé, on lui répondit assez brusquement que les salles étaient pleines. On finit enfin par recevoir Philippe ; seulement, la place manquant, il fut porté dans une salle de cholériques. Le médecin qui l’avait visité à son entrée, avait secoué la tête, en disant qu’on pouvait le mettre n’importe où, qu’il était à l’abri de tout danger.

M. Martelly l’accompagna. Il ne voulait pas le quitter avant l’arrivée de Marius. La salle où il entra était sinistre à voir. Elle s’enfonçait, blafarde ; les deux rangées de lits blancs s’allongeaient le long des murs comme des tombes, et dans ces lits, on voyait des rigidités de cadavre, aux mouvements furieux d’agonie. Le fléau hurlait et se tordait dans cette longue pièce froide.

Des religieuses, des femmes fluettes et délicates, tournaient paisiblement autour des lits, aidant les médecins dans leur besogne.

M. Martelly s’était assis près du matelas sur lequel on avait couché Philippe. Il regardait la mort en face, il suivait des yeux les religieuses qui s’empressaient, douces et consolantes, auprès des agonisants.

Il en vit une, à quelques pas de lui, qui adoucissait, par ses paroles tendres, les derniers moments d’un vieillard. La figure de ce vieillard, contractée par l’agonie, ne lui parut pas étrangère. Il s’approcha et reconnut avec douleur l’abbé Chastanier. Le prêtre mourait, victime de sa charité ardente. Depuis le commencement de l’épidémie, il n’avait pas pris une heure de repos ; jour et nuit, il montait dans les mansardes, il visitait les familles pauvres, frappées par le fléau, il avait vendu tout ce qu’il possédait, pour donner des secours aux misérables, et, lorsqu’il ne lui était resté que les vêtements qu’il portait sur lui, il s’était mis à mendier chez les riches. Le matin, comme il descendait d’une maison de la vieille ville, une attaque foudroyante de choléra l’avait frappé dans la rue. On s’était empressé de le conduire à l’hospice. Depuis deux heures, il y endurait des souffrances épouvantables avec sérénité.

Lorsque M. Martelly s’approcha de lui, ses yeux se voilaient, il ne voyait plus la terre. Il reconnut cependant l’armateur. Il eut un sourire, mais il ne put prononcer une parole. Alors il leva une main et montra le ciel.

Quand il fut mort, M. Martelly le regarda en silence. Puis, il revint s’asseoir près de Philippe, qui gardait une immobilité de cadavre. À ce moment, la jeune sœur, après s’être agenouillée un instant devant le corps de l’abbé Chastanier, s’approcha pour voir si elle ne pouvait être d’aucun secours au blessé.

Elle eut à peine jeté un regard sur le visage de Philippe, qu’une émotion bouleversa ses traits. Les yeux fixés sur le jeune homme, la poitrine oppressée, elle resta là, abîmée dans une contemplation douloureuse.

Justement, Marius entrait dans la salle, suivi de Sauvaire. En voyant son frère étendu raide et blême, un sanglot lui déchira la gorge. La nouvelle du duel et de la blessure de Philippe avait été si brusque, qu’il en était hébété. Il était accouru, ne pouvant pleurer, effrayant Sauvaire par son calme.

Dès qu’il fut en face du blessé, il pleura, il demanda avec violence un médecin, il exigea la guérison. Le médecin qui était dans la salle, devant cet emportement de douleur, consentit à sonder de nouveau la blessure. Marius sentit une brûlure à ses entrailles, lorsque le blessé poussa un cri sourd, au contact de la sonde.

Ce cri du moribond fit tressaillir la jeune sœur. Elle s’avança, et Marius l’aperçut.

– Vous ici ! murmura-t-il avec colère. Ah ! je devais me douter que vous voudriez assister aux derniers moments de celui que votre amour a voué au malheur... Vous êtes la digne nièce de votre oncle, qui vient de me tuer mon frère.

La jeune sœur avait joint les mains. Elle regardait Marius d’une façon humble et suppliante, sans pouvoir répondre, tant l’angoisse la serrait à la gorge.

– Pardonnez-moi, reprit le jeune homme aussitôt, je ne sais ce que je dis... Ne restez pas là. Philippe pourrait vous voir, en ouvrant les yeux.. N’est-ce pas ? Il faut lui éviter les émotions vives.

Il parlait comme un enfant, il délirait. Lorsqu’il avait reconnu Blanche sous le costume des sœurs de saint Vincent de Paul, il avait cru réellement voir se dresser un fantôme devant lui. Elle lui rappelait tout un passé de souffrance.

Blanche avait sollicité comme une grâce, dès les commencements de l’épidémie, d’être employée à l’hôpital de Marseille. Peut-être espérait-elle y mourir. Elle était admirable de dévouement. Elle vivait dans la mort, avec un courage et une abnégation de martyre. Personne n’aurait soupçonné son enfance faible et délicate, sa naissance illustre, en la voyant penchée sur ces visages effroyables de moribonds, dont ses sourires apaisaient les dernières souffrances. À plusieurs reprises, on avait voulu l’éloigner, en lui disant qu’elle avait payé sa dette. Mais elle avait obtenu de rester à force de prières. Elle défiait la mort depuis un mois, et la mort la respectait.

L’agonie de l’abbé Chastanier et la vue de Philippe, inanimé devant elle, venaient de la frapper d’une émotion qui brisait son courage. Elle chancelait, toute son humanité se réveillait.

Elle se retira un peu en arrière, obéissant au geste de Marius. Cependant, le médecin achevait son pansement. Philippe ouvrit les yeux et regarda autour de lui avec un étonnement effaré. Il aperçut son frère, il se souvint.

Marius se pencha. Il avait renfoncé ses larmes, dans un effort suprême.

– Je ne vois pas Joseph, lui dit Philippe d’une voix légère comme un souffle. Où est-il ?

– Il va venir, répondit Marius.

– Tout de suite, n’est-ce pas ? Je veux le voir... tout de suite... tout de suite...

Il referma les yeux. Marius mentait. Il était accouru, sans prévenir Fine et Joseph, voulant retarder leur désespoir de quelques heures. Devant le désir de son frère il eût donné tout au monde pour avoir amené l’enfant avec lui.

– Voulez-vous que j’aille chercher le petit ? » lui demanda Sauvaire qui se sentait fort mal à l’aise au milieu de ces cholériques, et qui n’osait cependant se sauver.

Marius accepta avec empressement, et l’ancien maître portefaix partit en courant.

Philippe avait sans doute entendu. Il rouvrit les yeux et remercia son frère du regard. Comme il tournait la tête, sa face prit un air d’extase heureuse : il venait d’apercevoir Blanche, qui s’était rapprochée en entendant le son de sa voix.

– Suis-je déjà mort ? murmura-t-il. Ô chère et tendre vision !

Et il s’évanouit de nouveau.

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