Le 11 février 1858, la Vierge « apparaît » à Bernadette Soubirous. À la fin du siècle, Émile Zola consacrera un roman à Lourdes, au terme d’une formidable enquête sur le terrain.
« Elle était éblouie par une blancheur, une sorte de clarté vive qui lui semblait se fixer contre le rocher, en haut de la grotte, dans une fente mince et haute, pareille à une ogive de cathédrale. Effrayée, elle tomba sur les genoux. Qu’était-ce donc, mon Dieu ? »
Sous la plume d’Émile Zola, voici Bernadette Soubirous assistant à la première apparition de la Vierge Marie à Lourdes, le 11 février 1858. Il y a tout juste cent cinquante ans aujourd’hui. Mais qu’allait donc faire l’auteur de l’Assommoir et de Nana dans cette galère sulpicienne ? Un roman. Et, avant de l’écrire, une véritable enquête journalistique.
À la mi-septembre 1891, il tombe des cordes sur Lourdes (Hautes-Pyrénées), et Émile Zola, qui y séjourne avec son épouse, est de fort mauvaise humeur. Il sort, profitant d’une éclaircie, et découvre « cette ville de la foi née de l’hallucination de cette petite fille de 14 ans, cette cité mystique en ce siècle de scepticisme » . Le spectacle « de ces malades, de ces marmiteux, de ces enfants mourants apportés devant la statue » le bouleverse. Le besoin de « peindre » ce « remuement des âmes » le saisit. « Ô le beau livre à faire avec cette ville extraordinaire », écrit-il à son ami Henry Céart. Il reviendra à Lourdes.
« Un défilé affreux »
Mais il lui faut d’abord en finir avec les Rougon-Macquart, dont le vingtième et dernier volume, le Docteur Pascal, paraît en 1893. Zola a déjà un autre projet en tête, une trilogie des « Trois Villes » consacrée à Lourdes, Rome et Paris, et qui aura un prêtre pour héros. Avant d’écrire, Zola a besoin de s’immerger dans son sujet. Il pratique l’enquête de terrain, rapportant des carnets qui nourrissent ses récits. En août 1892, il retourne à Lourdes, lors du pèlerinage national. Il y reste deux semaines, plus longtemps qu’il ne l’a fait aux mines d’Anzin pour Germinal, ou dans la Beauce avant d’écrire la Terre. C’est dire si le sujet lui tient à cœur. Il veut tout voir, tout savoir. Il y est reçu pour ce qu’il est : une personnalité de premier plan dans le monde des lettres. Toutes les portes lui sont ouvertes. La mairie est tenue par des républicains, c’est-à-dire la gauche anticléricale et franc-maçonne. Les catholiques prient pour la conversion du romancier. Les journalistes accourent de Paris afin de recueillir ses impressions. Lui travaille.
Il est présent en gare lorsque le « train blanc » arrive avec les grands malades. « Un défilé affreux », note-t-il. Il observe aussi bien « la petite paysanne, mourante, toute blanche sur un brancard » que « les belles dames de pèlerinages, en dentelle noire ». Toute une humanité souffrante, qui l’émeut et lui retourne le cœur : « La tristesse affreuse de tout cela, l’odeur écœurante de sueur, d’haleines gâtées, de misère et de saleté ». Il est partout, interroge tout le monde : il visite la grotte, la basilique, les piscines, l’hôpital, le diorama. « À pleurer de laideur ». Il goutte même l’eau de la source, censée accomplir des miracles, et la trouve « bonne et claire ». À la basilique, il regrette la présence de « bibelots » : « Cela ressemble beaucoup à ma salle de billard, à Meulan », note-t-il, ironique.
Cierges et bimbeloterie
Pourtant, de l’ironie, il n’y en a guère chez lui. Zola n’a pas le rire sarcastique de Voltaire contre la religion chrétienne. Il n’a pas la foi, ne croit pas aux miracles, c’est certain, mais avant de juger, il compatit. À un prêtre qui lui dit, montrant la foule des pèlerins et des malades, « Vous voyez, quelle foi ! », il répond : « Sans doute, mais plutôt quel ardent désir de la terre, de la vie. C’est le besoin du bonheur, de l’égalité dans la santé. »
Il ne se contente pas d’observer, il enquête. Ce pèlerinage est devenu une bonne affaire qui, avance-t-il, doit « se solder par des millions ». La petite ville de Lourdes en a été complètement transformée, et les marchands du temple sont là. Partout, les gens s’affairent, cherchant à loger ou à nourrir le pèlerin, « jusque chez les coiffeurs ». L’industrie du cierge et de la bimbeloterie religieuse prospère. Et il découvre, un peu surpris, que la prostitution va bon train. On couche beaucoup à Lourdes, lui raconte son logeur, Pierre Dalavat, un greffier de justice républicain.
En 1892, l’apparition de la Vierge dans la grotte de Massabielle ne date que d’un peu plus de trois décennies, et Bernadette Soubirous n’est morte que treize ans plus tôt à l’âge de 35 ans. Émile Zola va donc pouvoir rencontrer des témoins de cet épisode. En voiture à cheval, il se rend à Bartrès, le village proche où le père de Bernadette exerçait le métier de meunier, avant sa ruine. Leur maison a brûlé. « C’est Bethléem », s’exclame-t-il, mais il ne trouve pas grand-chose et s’en revient à Lourdes après avoir bu un sirop de cassis avec le curé. L’abbé Pomian est un réaliste : il avait préparé Bernadette à sa première communion et témoigne que c’était « une simple d’esprit, très ordinaire ». Le frère de Bernadette, qui s’est établi comme marchand d’objets de piété, n’est guère bavard « quoique poli ». Pour la petite Soubirous du roman à venir, il faudra inventer. « J’ai idéalisé Bernadette qui n’était qu’une pauvre idiote », confiera plus tard Émile Zola.
L’apparition de la Vierge ? Il n’y croit pas un instant. Bernadette affirme l’avoir vue à dix-huit reprises, jusqu’au 16 juillet 1858, et Mgr Laurence, l’évêque de Tarbes, a confirmé, quatre ans plus tard : « Cette apparition revêt tous les caractères de la vérité. » Foi contre raison. C’est une « hallucination » d’une « irrégulière de l’hystérie », d’une « dégénérée », écrit-il dans ses carnets. Il ne croit pas plus aux miracles, après les heures passées au « bureau des constatations ». Pour convaincre le mécréant, on lui présente bien une jeune miraculée. Clémentine Trouvé, guérie d’une carie des os en 1891. « Une maligne », tranche Zola. S’il reste sceptique devant les miracles, il se passionne en revanche pour « la mystique collective de la croyance aux miracles », raconte son biographe Henri Mitterrand. Ce « soulèvement de tous ces pauvres êtres, un désir de santé, de vie immense », le transporte, même s’il s’amuse de la comédie humaine dont Lourdes est le théâtre. Une scène sur laquelle s’affrontent les « Hospitalités », chargées d’accueillir les malades, où un abbé souffre de la goutte sans jamais essayer de se plonger dans les piscines qui ne sont qu’« un bain de microbes »...
« Crétin des Pyrénées »
Le 1er septembre 1892, Émile Zola quitte Lourdes après deux semaines d’enquête. Il a 52 ans et n’y reviendra jamais. Rien, depuis lors, ne semble avoir vraiment changé. Les marchands du temple poursuivent leurs affaires. Des millions de pèlerins et de touristes s’y rendent chaque année, dont 80 000 malades. Et les miracles continuent doucement. Extrêmement prudente sur le sujet, l’Église n’en a retenu que soixante-sept depuis 1858, soit un tous les vingt-sept mois. En 2005 (derniers chiffres connus), le Comité médical international de Lourdes a encore enregistré quarante cas de « guérisons spontanées », mais bien peu d’entre elles seront finalement reconnues comme « miraculeuses ».
En prenant le train pour Luchon, Zola emporte avec lui ses carnets d’enquête, aujourd’hui déposés à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Zola va en tirer 240 feuillets intitulés Mon Voyage à Lourdes, qui ne seront édités qu’en 1958, chez Fasquelle. Le roman Lourdes paraît, lui, en août 1894. C’est le premier livre de Zola depuis la fin des Rougon-Macquart. Il est simultanément publié en feuilleton dans le New York Herald, et les 121 000 exemplaires du premier tirage sont épuisés en deux mois.
Les catholiques tordent le nez. Zola n’a pas été touché par la grâce, comme ils l’espéraient, et son livre est mis à l’index, c’est-à-dire interdit de lecture par l’Église, dès le 21 septembre. La polémique est lancée. L’évêque d’Aix-en-Provence publie une brochure contre Lourdes, le polémiste Léon Bloy traite Zola de « crétin des Pyrénées » alors que le Gaulois parle de « crime contre l’humanité »...
Quatre ans plus tard, en 1898, le J’accuse de Zola fera un tout autre bruit, effaçant dans les mémoires le souvenir des polémiques de Lourdes. Et, pour beaucoup, l’existence même de ce roman, nourri d’abord d’un très grand reportage.
Jean-Dominique Merchet
Libération, 11 février 2008.
Lourdes