Mme Sourdis s’occupa de l’installation. C’était rue d’Assas, dans un atelier dont la grande baie vitrée donnait sur les arbres du Luxembourg. Comme les ressources du ménage étaient modestes, Adèle fit des miracles pour avoir un intérieur confortable sans trop dépenser. Elle voulait retenir Ferdinand près d’elle, lui faire aimer son atelier. Et, dans les premiers temps, la vie à deux, au milieu de ce grand Paris, fut vraiment charmante.
L’hiver finissait. Les premières belles journées de mars avaient une grande douceur. Dès qu’il apprit l’arrivée du jeune peintre et de sa femme, Rennequin accourut. Le mariage ne l’avait pas étonné, bien qu’il s’emportât d’ordinaire contre les unions entre artistes ; selon lui, ça tournait toujours mal, il fallait que l’un des deux mangeât l’autre. Ferdinand mangerait Adèle, voilà tout ; et c’était tant mieux pour lui, puisque ce garçon avait besoin d’argent. Autant mettre dans son lit une fille peu appétissante, que de vivre de vache enragée dans les restaurants à quatorze sous.
Lorsque Rennequin entra, il aperçut La Promenade, richement encadrée, posée sur un chevalet, au beau milieu de l’atelier.
« Ah ! ah ! dit-il gaiement, vous avez apporté le chef-d’œuvre. »
Il s’était assis, il se récriait de nouveau sur la finesse du ton, sur l’originalité spirituelle de l’œuvre. Puis, brusquement :
« J’espère que vous envoyez ça au Salon. C’est un triomphe certain... Vous arrivez juste à temps.
– C’est ce que je lui conseille, dit Adèle avec douceur. Mais il hésite, il voudrait débuter par quelque chose de plus grand, de plus complet. »
Alors Rennequin s’emporta. Les œuvres de jeunesse étaient bénies. Jamais peut-être Ferdinand ne retrouverait cette fleur d’impression, ces naïves hardiesses du début. Il fallait être un âne bâté pour ne pas sentir ça. Adèle souriait de cette violence. Certes, son mari irait plus loin, elle espérait bien qu’il ferait mieux, mais elle était heureuse de voir Rennequin combattre les étranges inquiétudes qui agitaient Ferdinand à la dernière heure. Il fut convenu que, dès le lendemain, on enverrait La Promenade au Salon ; les délais expiraient dans trois jours. Quant à la réception, elle était certaine, Rennequin faisant partie du jury, sur lequel il exerçait une influence considérable.
Au Salon, La Promenade eut un succès énorme. Pendant six semaines, la foule se pressa devant la toile. Ferdinand eut ce coup de foudre de la célébrité, tel qu’il se produit souvent à Paris, d’un jour à l’autre. Même la chance voulut qu’il fût discuté, ce qui doubla son succès. On ne l’attaquait pas brutalement, certains le chicanaient seulement sur des détails que d’autres défendaient avec passion. En somme, La Promenade fut déclarée un petit chef-d’œuvre, et l’Administration en offrit tout de suite six mille francs. Cela avait la pointe d’originalité nécessaire pour piquer le goût blasé du plus grand nombre, sans que pourtant le tempérament du peintre débordât au point de blesser les gens : en somme tout juste ce qu’il fallait au public de nouveauté et de puissance. On cria à la venue d’un maître, tant cet aimable équilibre enchantait.
Pendant que son mari triomphait ainsi bruyamment parmi la foule et dans la presse, Adèle, qui avait envoyé elle aussi ses essais de Mercœur, des aquarelles très fines, ne trouvait son nom nulle part, ni dans la bouche des visiteurs, ni dans les articles des journaux. Mais elle était sans envie, sa vanité d’artiste ne souffrait même aucunement. Elle avait mis tout son orgueil dans son beau Ferdinand. Chez cette fille silencieuse, qui avait comme moisi pendant vingt-deux ans dans l’ombre humide de la province, chez cette bourgeoise froide et jaunie, une passion de cœur et de tête avait éclaté, avec une violence extraordinaire. Elle aimait Ferdinand pour la couleur d’or de sa barbe, pour sa peau rose, pour le charme et la grâce de toute sa personne ; et cela au point d’être jalouse, de souffrir de ses plus courtes absences, de le surveiller continuellement, avec la peur qu’une autre femme ne le lui volât. Lorsqu’elle se regardait dans une glace, elle avait bien conscience de son infériorité, de sa taille épaisse et de son visage déjà plombé. Ce n’était pas elle, c’était lui qui avait apporté la beauté dans le ménage ; et elle lui devait même ce qu’elle aurait dû avoir. Son cœur se fondait à cette pensée que tout venait de lui. Puis, sa tête travaillait, elle l’admirait comme un maître. Alors, une reconnaissance infinie l’emplissait, elle se mettait de moitié dans son talent, dans ses victoires, dans cette célébrité qui allait la hausser elle-même au milieu d’une apothéose. Tout ce qu’elle avait rêvé se réalisait, non plus par elle-même, mais par un autre elle-même, qu’elle aimait à la fois en disciple, en mère et en épouse. Au fond, dans son orgueil, Ferdinand serait son œuvre, et il n’y avait qu’elle là-dedans, après tout.
Ce fut pendant ces premiers mois qu’un enchantement perpétuel embellit l’atelier de la rue d’Assas. Adèle, malgré cette idée que tout lui venait de Ferdinand, n’avait aucune humilité ; car la pensée qu’elle avait fait ces choses lui suffisait. Elle assistait avec un sourire attendri à l’épanouissement du bonheur qu’elle voulait et qu’elle cultivait. Sans que cette idée eût rien de bas, elle se disait que sa fortune avait seule pu réaliser ce bonheur. Aussi tenait-elle sa place, en se sentant nécessaire. Il n’y avait, dans son admiration et dans son adoration, que le tribut volontaire d’une personnalité qui consent à se laisser absorber, au profit d’une œuvre qu’elle regarde comme sienne et dont elle entend vivre. Les grands arbres du Luxembourg verdissaient, des chants d’oiseaux entraient dans l’atelier, avec les souffles tièdes des belles journées. Chaque matin, de nouveaux journaux arrivaient, avec des éloges ; on publiait le portrait de Ferdinand, on reproduisait son tableau par tous les procédés et dans tous les formats. Et les deux jeunes mariés buvaient cette publicité bruyante, sentaient avec une joie d’enfants l’énorme et éclatant Paris s’occuper d’eux, tandis qu’ils déjeunaient sur leur petite table, dans le silence délicieux de leur retraite.
Cependant, Ferdinand ne s’était pas remis au travail. Il vivait dans la fièvre, dans une surexcitation qui lui ôtait, disait-il, toute la sûreté de la main. Trois mois avaient passé, il renvoyait toujours au lendemain les études d’un grand tableau auquel il songeait depuis longtemps : une toile qu’il intitulait Le Lac, une allée du bois de Boulogne, à l’heure où la queue des équipages roule lentement, dans la lumière blonde du couchant. Déjà, il était allé prendre quelques croquis ; mais il n’avait plus la belle flamme de ses jours de misère. Le bien-être où il vivait semblait l’endormir ; puis, il jouissait de son brusque triomphe, en homme qui tremblait de le gâter par une œuvre nouvelle. Maintenant, il était toujours dehors. Souvent, il disparaissait le matin pour ne reparaître que le soir ; à deux ou trois reprises, il rentra fort tard. C’étaient de continuels prétextes à sorties et à absences : une visite à un atelier, une présentation à un maître contemporain, des documents à rassembler pour l’œuvre future, surtout des dîners d’amis. Il avait retrouvé plusieurs de ses camarades de Lille, il faisait déjà partie de diverses sociétés d’artistes, ce qui le lançait dans de continuels plaisirs, dont il revenait échauffé, fiévreux, parlant fort, avec des yeux brillants.
Adèle ne s’était pas encore permis un seul reproche. Elle souffrait beaucoup de cette dissipation croissante, qui lui prenait son mari et la laissait seule pendant de longues heures. Mais elle plaidait elle-même contre sa jalousie et ses craintes : il fallait bien que Ferdinand fit ses affaires ; un artiste n’était pas un bourgeois qui pouvait garder le coin de son feu ; il avait besoin de connaître le monde, il se devait à son succès. Et elle éprouvait presque un remords de ses sourdes révoltes, lorsque Ferdinand lui jouait la comédie de l’homme excédé par ses obligations mondaines, en lui jurant qu’il avait de tout cela « plein le dos » et qu’il aurait tout donné pour ne jamais quitter sa petite femme. Une fois même, ce fut elle qui le mit dehors, comme il faisait mine de ne pas vouloir se rendre à un déjeuner de garçons, où l’on devait l’aboucher avec un très riche amateur. Puis, quand elle était seule, Adèle pleurait. Elle voulait être forte ; et toujours elle voyait son mari avec d’autres femmes, elle avait le sentiment qu’il la trompait, ce qui la rendait si malade, qu’elle devait parfois se mettre au lit, dès qu’il l’avait quittée.
Souvent Rennequin venait chercher Ferdinand. Alors, elle tâchait de plaisanter.
« Vous serez sages, n’est-ce pas ? Vous savez, je vous le confie.
– N’aie donc pas peur ! répondait le peintre en riant. Si on l’enlève, je serai là... Je te rapporterai toujours son chapeau et sa canne. »
Elle avait confiance en Rennequin. Puisque lui aussi emmenait Ferdinand, c’était qu’il le fallait. Elle se ferait à cette existence. Mais elle soupirait, en songeant à leurs premières semaines de Paris, avant le tapage du Salon, lorsqu’ils passaient tous les deux des journées si heureuses, dans la solitude de l’atelier. Maintenant, elle était seule à y travailler, elle avait repris ses aquarelles avec acharnement, pour tuer les heures. Dès que Ferdinand avait tourné le coin de la rue en lui envoyant un dernier adieu, elle refermait la fenêtre et se mettait à la besogne. Lui, courait les rues, allait Dieu savait où, s’attardait dans les endroits louches, revenait brisé de fatigue et les yeux rougis. Elle, patiente, entêtée, restait les journées entières devant sa petite table, à reproduire continuellement les études qu’elle avait apportées de Mercœur, des bouts de paysages attendris, qu’elle traitait avec une habileté de plus en plus étonnante. C’était sa tapisserie, comme elle le disait avec un sourire pincé.
Un soir, elle veillait en attendant Ferdinand, très absorbée dans la copie d’une gravure qu’elle exécutait à la mine de plomb, lorsque le bruit sourd d’une chute, à la porte même de l’atelier, la fit tressaillir. Elle appela, se décida à ouvrir et se trouva en présence de son mari, qui tâchait de se relever, en riant d’un rire épais. Il était ivre.
Adèle, toute blanche, le remit sur pieds, le soutint en le poussant vers leur chambre. Il s’excusait, bégayait des mots sans suite. Elle, sans une parole, l’aida à se déshabiller. Puis, quand il fut dans le lit, ronflant, assommé par l’ivresse, elle ne se coucha pas, elle passa la nuit dans un fauteuil, les yeux ouverts, à réfléchir. Une ride coupait son front pâle. Le lendemain, elle ne parla pas à Ferdinand de la scène honteuse de la veille. Il était fort gêné, encore étourdi, les yeux gros et la bouche amère. Ce silence absolu de sa femme redoubla son embarras ; et il ne sortit pas de deux jours, il se fit très humble, il se remit au travail avec un empressement d’écolier qui a une faute à se faire pardonner. Il se décida à établir les grandes lignes de son tableau, consultant Adèle, s’appliquant à lui montrer en quelle estime il la tenait. Elle était d’abord restée silencieuse et très froide, comme un reproche vivant, toujours sans se permettre la moindre allusion. Puis, devant le repentir de Ferdinand, elle redevint naturelle et bonne ; tout fut tacitement pardonné et oublié. Mais, le troisième jour, Rennequin étant venu prendre son jeune ami pour le faire dîner avec un critique d’art célèbre, au Café Anglais, Adèle dut attendre son mari jusqu’à quatre heures du matin ; et, quand il reparut, il avait une plaie sanglante au-dessus de l’œil gauche, quelque coup de bouteille attrapé dans une querelle de mauvais lieu. Elle le coucha et le pansa. Rennequin l’avait quitté sur le boulevard, à onze heures.
Alors ce fut réglé. Ferdinand ne put accepter un dîner, se rendre à une soirée, s’absenter le soir sous un prétexte quelconque, sans rentrer chez lui dans un état abominable. Il revenait affreusement gris, avec des noirs sur la peau, rapportant dans ses vêtements défaits des odeurs infâmes, l’âcreté de l’alcool et le musc des filles. C’étaient des vices monstrueux où il retombait toujours, par une lâcheté de tempérament. Et Adèle ne sortait pas de son silence, le soignait chaque fois avec une rigidité de statue, sans le questionner, sans le souffleter de sa conduite. Elle lui faisait du thé, lui tenait la cuvette, nettoyait tout, ne voulant pas réveiller la bonne et cachant son état comme une honte que la pudeur lui défendait de montrer. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-elle interrogé ? Chaque fois, elle reconstruisait aisément le drame, la pointe d’ivresse prise avec des amis, puis les courses enragées dans le Paris nocturne, la débauche crapuleuse, avec des inconnus emmenés de cabaret en cabaret, avec des femmes rencontrées au coin d’un trottoir, disputées à des soldats et brutalisées dans la saleté de quelque taudis. Parfois, elle retrouvait au fond de ses poches des adresses étranges, des débris ignobles, toutes sortes de preuves qu’elle se hâtait de brûler, pour ne rien savoir de ces choses. Quand il était égratigné par des ongles de femme, quand il lui revenait blessé et sali, elle se raidissait davantage, elle le lavait, dans un silence hautain, qu’il n’osait rompre. Puis, le lendemain, après le drame de ces nuits de débauche, lorsqu’il se réveillait et qu’il la trouvait muette devant lui, ils n’en parlaient ni l’un ni l’autre, ils semblaient avoir fait tous les deux un cauchemar, et le train de leur vie reprenait.
Une seule fois, Ferdinand, en une crise d’attendrissement involontaire, s’était au réveil jeté à son cou, avec des sanglots, en balbutiant :
« Pardonne-moi, pardonne-moi ! »
Mais elle l’avait repoussé, mécontente, feignant d’être surprise.
« Comment ! te pardonner ?... Tu n’as rien fait. Je ne me plains pas. »
Et cet entêtement à paraître ignorer ses fautes, cette supériorité d’une femme qui se possédait au point de commander à ses passions, avait rendu Ferdinand tout petit.
À la vérité, Adèle agonisait de dégoût et de colère, dans l’attitude qu’elle avait prise. La conduite de Ferdinand révoltait en elle toute une éducation dévote, tout un sentiment de correction et de dignité. Son cœur se soulevait, quand il rentrait empoisonnant le vice, et qu’elle devait le toucher de ses mains et passer le reste de la nuit dans son haleine. Elle le méprisait. Mais, au fond de ce mépris, il y avait une jalousie atroce contre les amis, contre les femmes qui le lui renvoyaient ainsi souillé, dégradé. Ces femmes, elle aurait voulu les voir râler sur le trottoir, elle s’en faisait des monstres, ne comprenant pas comment la police n’en débarrassait pas les rues à coups de fusil. Son amour n’avait pas diminué. Quand l’homme la dégoûtait, certains soirs, elle se réfugiait dans son admiration pour l’artiste ; et cette admiration restait comme épurée, à ce point que, parfois, en bourgeoise pleine de légendes sur les désordres nécessaires du génie, elle finissait par accepter l’inconduite de Ferdinand ainsi que le fumier fatal des grandes œuvres. D’ailleurs, si ses délicatesses de femme, si ses tendresses d’épouse étaient blessées par les trahisons dont il la récompensait si mal, elle lui reprochait peut-être plus amèrement de ne pas tenir ses engagements de travail, de briser le contrat qu’ils avaient fait, elle en apportant la vie matérielle, lui en apportant la gloire. Il y avait là un manque de parole qui l’indignait, et elle en arrivait à chercher un moyen de sauver au moins l’artiste, dans ce désastre de l’homme. Elle voulait être très forte, car il fallait qu’elle fût le maître.
En moins d’une année, Ferdinand se sentit redevenir un enfant. Adèle le dominait de toute sa volonté. C’était elle le mâle, dans cette bataille de la vie. À chacune de ses fautes, chaque fois qu’elle l’avait soigné sans un reproche, avec une pitié sévère, il était devenu plus humble, devinant son mépris, courbant la tête. Entre eux, aucun mensonge n’était possible ; elle était la raison, l’honnêteté, la force, tandis qu’il roulait à toutes les faiblesses, à toutes les déchéances ; et ce dont il souffrait le plus, ce qui l’anéantissait devant elle, c’était cette froideur de juge qui n’ignore rien, qui pousse le dédain jusqu’au pardon, sans croire même devoir sermonner le coupable, comme si la moindre explication devait porter atteinte à la dignité du ménage. Elle ne parlait pas, pour rester haute, pour ne pas descendre elle-même et se salir à cette ordure. Si elle s’était emportée, si elle lui avait jeté à la face ses amours d’une nuit, en femme que la jalousie enrage, il aurait certainement moins souffert. En s’abaissant, elle l’aurait redressé. Comme il était petit, et quel sentiment d’infériorité, lorsqu’il s’éveillait, brisé de honte, avec la certitude qu’elle savait tout et qu’elle ne daignait se plaindre de rien !
Cependant, son tableau marchait, il avait compris que son talent restait sa seule supériorité. Quand il travaillait, Adèle retrouvait pour lui ses tendresses de femme ; elle redevenait petite à son tour, étudiait respectueusement son œuvre, debout derrière lui, et se montrait d’autant plus soumise que la besogne de la journée était meilleure. Il était son maître, c’était le mâle qui reprenait sa place dans le ménage. Mais d’invincibles paresses le tenaient maintenant. Quand il était rentré brisé, comme vidé par la vie qu’il menait, ses mains gardaient des mollesses, il hésitait, n’avait plus l’exécution franche. Certains matins, une impuissance radicale engourdissait tout son être. Alors, il se traînait la journée entière, devant sa toile, prenant sa palette pour la rejeter bientôt, n’arrivant à rien et s’enrageant ; ou bien il s’endormait sur un canapé d’un sommeil de plomb, dont il ne se réveillait que le soir, avec des migraines atroces. Adèle, ces jours-là, le regardait en silence. Elle marchait sur la pointe des pieds, pour ne pas l’énerver et ne pas effaroucher l’inspiration, qui allait venir sans doute ; car elle croyait à l’inspiration, à une flamme invisible qui entrait par la fenêtre ouverte et se posait sur le front de l’artiste élu. Puis, des découragements la lassaient elle-même, elle était prise d’une inquiétude, à la pensée encore vague que Ferdinand pouvait faire banqueroute, en associé infidèle.
On était en février, l’époque du Salon approchait. Et Le Lac ne s’achevait pas. Le gros travail était fait, la toile se trouvait entièrement couverte ; seulement, à part certaines parties très avancées, le reste restait brouillé et incomplet. On ne pouvait envoyer la toile ainsi, à l’état d’ébauche. Il y manquait cet ordre dernier, ces lumières, ce fini qui décident d’une œuvre ; et Ferdinand n’avançait plus, il se perdait dans les détails, détruisait le soir ce qu’il avait fait le matin, tournant sur lui-même, se dévorant dans son impuissance. Un soir, à la tombée du crépuscule, comme Adèle rentrait d’une course lointaine, elle entendit, dans l’atelier plein d’ombre, un bruit de sanglots. Devant sa toile, affaissé sur une chaise, elle aperçut son mari immobile.
« Mais tu pleures ! dit-elle très émue. Qu’as-tu donc ?
– Non, non, je n’ai rien », bégaya-t-il.
Depuis une heure, il était tombé là, à regarder stupidement cette toile, où il ne voyait plus rien. Tout dansait devant ses regards troubles. Son œuvre était un chaos qui lui semblait absurde et lamentable ; et il se sentait paralysé, faible comme un enfant, d’une impuissance absolue à mettre de l’ordre dans ce gâchis de couleurs. Puis, quand l’ombre avait peu à peu effacé la toile, quand tout, jusqu’aux notes vives, avait sombré dans le noir comme dans un néant, il s’était senti mourir, étranglé par une tristesse immense. Et il avait éclaté en sanglots.
« Mais tu pleures, je le sens, répéta la jeune femme qui venait de porter les mains à son visage trempé de larmes chaudes. Est-ce que tu souffres ? »
Cette fois, il ne put répondre. Une nouvelle crise de sanglots l’étranglait. Alors, oubliant sa sourde rancune, cédant à une pitié pour ce pauvre homme insolvable, elle le baisa maternellement dans les ténèbres. C’était la faillite.