II

Le baron Danvilliers était dans le salon qui lui servait de cabinet, une haute pièce sévère, tendue de cuir, garnie de meubles antiques. Depuis l’avant-veille, il restait comme foudroyé par l’histoire que Mlle Chuin lui avait contée du déshonneur de Flavie. Elle avait eu beau amener les faits de loin, les adoucir, le vieillard était tombé sous le coup, et seule la pensée que le séducteur pouvait offrir une suprême réparation, le tenait debout encore. Ce matin-là, il attendait la visite de cet homme qu’il ne connaissait point et qui lui prenait ainsi sa fille. Il sonna.

« Joseph, il va venir un jeune homme que vous introduirez... Je n’y suis pour personne autre. »

Et il songeait amèrement, seul au coin de son feu. Le fils d’un maçon, un meurt-de-faim qui n’avait aucune situation avouable ! Mlle Chuin le donnait bien comme un garçon d’avenir, mais que de honte, dans une famille où il n’y avait pas eu une tache jusque-là ! Flavie s’était accusée avec une sorte d’emportement, pour épargner à sa gouvernante le moindre reproche. Depuis cette explication pénible, elle gardait la chambre, le baron avait refusé de la revoir. Il voulait, avant de pardonner, régler lui-même cette abominable affaire. Toutes ses dispositions étaient prises. Mais ses cheveux avaient achevé de blanchir, un tremblement sénile agitait sa tête.

« M. Nantas », annonça Joseph.

Le baron ne se leva pas. Il tourna seulement la tête et regarda fixement Nantas qui s’avançait. Celui-ci avait eu l’intelligence de ne pas céder au désir de s’habiller de neuf ; il avait acheté une redingote et un pantalon noir encore propres, mais très râpés ; et cela lui donnait l’apparence d’un étudiant pauvre et soigneux, ne sentant en rien l’aventurier. Il s’arrêta au milieu de la pièce, et attendit, debout, sans humilité pourtant.

« C’est donc vous, monsieur », bégaya le vieillard.

Mais il ne put continuer, l’émotion l’étranglait ; il craignait de céder à quelque violence. Après un silence, il dit simplement :

« Monsieur, vous avez commis une mauvaise action. »

Et, comme Nantas allait s’excuser, il répéta avec plus de force :

« Une mauvaise action... Je ne veux rien savoir, je vous prie de ne pas chercher à m’expliquer les choses. Ma fille se serait jetée à votre cou, que votre crime resterait le même... Il n’y a que les voleurs qui s’introduisent ainsi violemment dans les familles. »

Nantas avait de nouveau baissé la tête.

« C’est une dot gagnée aisément, c’est un guet-apens où vous étiez certain de prendre la fille et le père...

– Permettez, monsieur », interrompit le jeune homme qui se révoltait.

Mais le baron eut un geste terrible.

« Quoi ? que voulez-vous que je permette ?... Ce n’est pas à vous de parler ici. Je vous dis ce que je dois vous dire et ce que vous devez entendre, puisque vous venez à moi comme un coupable... Vous m’avez outragé. Voyez cette maison, notre famille y a vécu pendant plus de trois siècles sans une souillure ; n’y sentez-vous pas un honneur séculaire, une tradition de dignité et de respect ? Eh bien ! monsieur, vous avez souffleté tout cela. J’ai failli en mourir, et aujourd’hui mes mains tremblent, comme si j’avais brusquement vieilli de dix ans... Taisez-vous et écoutez-moi. »

Nantas était devenu très pâle. Il avait accepté là un rôle bien lourd. Pourtant, il voulut prétexter l’aveuglement de la passion.

« J’ai perdu la tête, murmura-t-il en tâchant d’inventer un roman. Je n’ai pu voir Mlle Flavie... »

Au nom de sa fille, le baron se leva et cria d’une voix de tonnerre :

« Taisez-vous ! Je vous ai dit que je ne voulais rien savoir. Que ma fille soit allée vous chercher, ou que ce soit vous qui soyez venu à elle, cela ne me regarde pas. Je ne lui ai rien demandé, je ne vous demande rien. Gardez tous les deux vos confessions, c’est une ordure où je n’entrerai pas. »

Il se rassit, tremblant, épuisé. Nantas s’inclinait, troublé profondément, malgré l’empire qu’il avait sur lui-même. Au bout d’un silence, le vieillard reprit de la voix sèche d’un homme qui traite une affaire :

« Je vous demande pardon, monsieur. Je m’étais promis de garder mon sang-froid. Ce n’est pas vous qui m’appartenez, c’est moi qui vous appartiens, puisque je suis à votre discrétion. Vous êtes ici pour m’offrir une transaction devenue nécessaire. Transigeons, monsieur. »

Et il affecta dès lors de parler comme un avoué qui arrange à l’amiable quelque procès honteux, où il ne met les mains qu’avec dégoût. Il disait posément :

« Mlle Flavie Danvilliers a hérité, à la mort de sa mère, d’une somme de deux cent mille francs, qu’elle ne devait toucher que le jour de son mariage. Cette somme a déjà produit des intérêts. Voici, d’ailleurs, mes comptes de tutelle, que je veux vous communiquer. »

Il avait ouvert un dossier, il lut des chiffres. Nantas tenta vainement de l’arrêter. Maintenant, une émotion le prenait, en face de ce vieillard, si droit et si simple, qui lui paraissait très grand, depuis qu’il était calme.

« Enfin, conclut celui-ci, je vous reconnais dans le contrat que mon notaire a dressé ce matin, un apport de deux cent mille francs. Je sais que vous n’avez rien. Vous toucherez les deux cent mille francs chez mon banquier, le lendemain du mariage.

– Mais, monsieur, dit Nantas, je ne vous demande pas votre argent, je ne veux que votre fille... »

Le baron lui coupa la parole.

« Vous n’avez pas le droit de refuser, et ma fille ne saurait épouser un homme moins riche qu’elle... Je vous donne la dot que je lui destinais, voilà tout. Peut-être aviez-vous compté trouver davantage, mais on me croit plus riche que je ne le suis réellement, monsieur. »

Et, comme le jeune homme restait muet sous cette dernière cruauté, le baron termina l’entrevue, en sonnant le domestique.

« Joseph, dites à Mademoiselle que je l’attends tout de suite dans mon cabinet. »

Il s’était levé, il ne prononça plus un mot, marchant lentement. Nantas demeurait debout et immobile. Il trompait ce vieillard, il se sentait petit et sans force devant lui. Enfin, Flavie entra.

« Ma fille, dit le baron, voici cet homme. Le mariage aura lieu dans le délai légal. »

Et il s’en alla, il les laissa seuls, comme si, pour lui, le mariage était conclu. Quand la porte se fut refermée, un silence régna. Nantas et Flavie se regardaient. Ils ne s’étaient point vus encore. Elle lui parut très belle, avec son visage pâle et hautain, dont les grands yeux gris ne se baissaient pas. Peut-être avait-elle pleuré depuis trois jours qu’elle n’avait pas quitté sa chambre ; mais la froideur de ses joues devait avoir glacé ses larmes. Ce fut elle qui parla la première.

« Alors, monsieur, cette affaire est terminée ?

– Oui, madame », répondit simplement Nantas.

Elle eut une moue involontaire, en l’enveloppant d’un long regard, qui semblait chercher en lui sa bassesse.

« Allons, tant mieux, reprit-elle. Je craignais de ne trouver personne pour un tel marché. »

Nantas sentit, à sa voix, tout le mépris dont elle l’accablait. Mais il releva la tête. S’il avait tremblé devant le père, en sachant qu’il le trompait, il entendait être solide et carré en face de la fille, qui était sa complice.

« Pardon, madame, dit-il tranquillement, avec une grande politesse, je crois que vous vous méprenez sur la situation que nous fait à tous deux ce que vous venez d’appeler très justement un marché. J’entends que, dès aujourd’hui, nous nous mettions sur un pied d’égalité...

– Ah ! vraiment, interrompit Flavie, avec un sourire dédaigneux.

– Oui, sur un pied d’égalité complète... Vous avez besoin d’un nom pour cacher une faute que je ne me permets pas de juger, et je vous donne le mien. De mon côté, j’ai besoin d’une mise de fonds, d’une certaine position sociale, pour mener à bien de grandes entreprises, et vous m’apportez ces fonds. Nous sommes dès aujourd’hui deux associés dont les apports se balancent, nous avons seulement à nous remercier pour le service que nous nous rendons mutuellement. »

Elle ne souriait plus. Un pli d’orgueil irrité lui barrait le front. Pourtant elle ne répondit pas. Au bout d’un silence, elle reprit :

« Vous connaissez mes conditions ?

– Non, madame, dit Nantas, qui conservait un calme parfait. Veuillez me les dicter, et je m’y soumets d’avance. »

Alors, elle s’exprima nettement, sans une hésitation ni une rougeur.

« Vous ne serez jamais que mon mari de nom. Nos vies resteront complètement distinctes et séparées. Vous abandonnerez tous vos droits sur moi, et je n’aurai aucun devoir envers vous. »

À chaque phrase, Nantas acceptait d’un signe de tête. C’était bien là ce qu’il désirait. Il ajouta :

« Si je croyais devoir être galant, je vous dirais que des conditions si dures me désespèrent. Mais nous sommes au-dessus de compliments aussi fades. Je suis très heureux de vous voir le courage de nos situations respectives. Nous entrons dans la vie par un sentier où l’on ne cueille pas de fleurs... Je ne vous demande qu’une chose, madame, c’est de ne point user de la liberté que je vous laisse, de façon à rendre mon intervention nécessaire.

– Monsieur ! » dit violemment Flavie, dont l’orgueil se révolta.

Mais il s’inclina respectueusement, en la suppliant de ne point se blesser. Leur position était délicate, ils devaient tous deux tolérer certaines allusions, sans quoi la bonne entente devenait impossible. Il évita d’insister davantage. Mlle Chuin, dans une seconde entrevue, lui avait conté la faute de Flavie. Son séducteur était un certain M. des Fondettes, le mari d’une de ses amies de couvent. Comme elle passait un mois chez eux, à la campagne, elle s’était trouvée un soir entre les bras de cet homme, sans savoir au juste comment cela avait pu se faire et jusqu’à quel point elle était consentante. Mlle Chuin parlait presque d’un viol.

Brusquement, Nantas eut un mouvement amical. Ainsi que tous les gens qui ont conscience de leur force, il aimait à être bonhomme.

« Tenez ! madame, s’écria-t-il, nous ne nous connaissons pas ; mais nous aurions vraiment tort de nous détester ainsi, à première vue. Peut-être sommes-nous faits pour nous entendre... Je vois bien que vous me méprisez ; c’est que vous ignorez mon histoire. »

Et il parla avec fièvre, se passionnant, disant sa vie dévorée d’ambition, à Marseille, expliquant la rage de ses deux mois de démarches inutiles dans Paris. Puis, il montra son dédain de ce qu’il nommait les conventions sociales, où patauge le commun des hommes. Qu’importait le jugement de la foule, quand on posait le pied sur elle ! Il s’agissait d’être supérieur. La toute-puissance excusait tout. Et, à grands traits, il peignit la vie souveraine qu’il saurait se faire. Il ne craignait plus aucun obstacle, rien ne prévalait contre la force. Il serait fort, il serait heureux.

« Ne me croyez pas platement intéressé, ajouta-t-il. Je ne me vends pas pour votre fortune. Je ne prends votre argent que comme un moyen de monter très haut... Oh ! si vous saviez tout ce qui gronde en moi, si vous saviez les nuits ardentes que j’ai passées à refaire toujours le même rêve, sans cesse emporté par la réalité du lendemain, vous me comprendriez, vous seriez peut-être fière de vous appuyer à mon bras, en vous disant que vous me fournissez enfin les moyens d’être quelqu’un ! »

Elle l’écoutait toute droite, pas un trait de son visage ne remuait. Et lui se posait une question qu’il retournait depuis trois jours, sans pouvoir trouver la réponse : l’avait-elle remarqué à sa fenêtre, pour avoir accepté si vite le projet de Mlle Chuin, lorsque celle-ci l’avait nommé ? Il lui vint la pensée singulière qu’elle se serait peut-être mise à l’aimer d’un amour romanesque, s’il avait refusé avec indignation le marché que la gouvernante était venue lui offrir.

Il se tut, et Flavie resta glacée. Puis, comme s’il ne lui avait pas fait sa confession, elle répéta sèchement :

« Ainsi, mon mari de nom seulement, nos vies complètement distinctes, une liberté absolue. »

Nantas reprit aussitôt son air cérémonieux, sa voix brève d’homme qui discute un traité.

« C’est signé, madame. »

Et il se retira, mécontent de lui. Comment avait-il pu céder à l’envie bête de convaincre cette femme ? Elle était très belle, il valait mieux qu’il n’y eût rien de commun entre eux, car elle pouvait le gêner dans la vie.

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