XII

Il était dix heures, lorsque Pierre et Narcisse, qui avaient dîné au café de Rome, où ils s’étaient ensuite oubliés dans une longue causerie, descendirent à pied le Corso pour se rendre au palais Buongiovanni. Ils eurent toutes les peines du monde à en gagner la porte. Les voitures arrivaient par files serrées, et la foule des curieux qui stationnaient, débordant, envahissant la chaussée, malgré les agents, devenait si compacte, que les chevaux n’avançaient plus. Dans la longue façade monumentale, les dix hautes fenêtres du premier étage flambaient, une grande clarté blanche, la clarté de plein jour des lampes électriques, qui éclairait, comme d’un coup de soleil, la rue, les équipages embourbés dans le flot humain, la houle des têtes ardentes et passionnées, au milieu de extraordinaire tumulte des gestes et des cris.

Et il n’y avait pas là que la curiosité habituelle de regarder passer des uniformes et descendre des femmes en riches toilettes, car Pierre entendit vite que cette foule était venue attendre l’arrivée du roi et de la reine, qui avaient promis de paraître au bal de gala, que le prince Buongiovanni donnait pour fêter les fiançailles de sa fille Celia avec le lieutenant Attilio Sacco, fils d’un des ministres de Sa Majesté. Puis, ce mariage était un ravissement, le dénouement heureux d’une histoire d’amour qui passionnait la ville entière, le coup de foudre, le couple jeune et si beau, la fidélité obstinée, victorieuse des obstacles, et cela dans des conditions romanesques, dont le récit circulait de bouche en bouche, mouillant tous les yeux, faisant battre tous les cœurs.

C’était cette histoire que Narcisse, au dessert, en attendant dix heures, venait encore de conter à Pierre, qui la connaissait en partie. On affirmait que, si le prince avait fini par céder, après une dernière scène épouvantable, il ne l’avait fait que sur la crainte de voir Celia quitter un beau soir le palais, au bras de son amant. Elle ne l’en menaçait pas, mais il y avait, dans son calme de vierge ignorante, un tel mépris de tout ce qui n’était pas son amour, qu’il la sentait capable des pires folies, commises ingénument. La princesse, sa femme, s’était désintéressée, en Anglaise flegmatique, belle encore, qui croyait avoir assez fait pour la maison en apportant les cinq millions de sa dot et en donnant cinq enfants à son mari. Le prince, inquiet et faible dans ses violences, où se retrouvait le vieux sang romain, gâté déjà par son mélange avec celui d’une race étrangère, n’agissait plus que sous la crainte de voir crouler sa maison et sa fortune, restées jusque-là intactes, au milieu des ruines accumulées du patriciat ; et, en cédant enfin, il avait dû obéir à l’idée de se rallier par sa fille, d’avoir un pied solide au Quirinal, sans pourtant retirer l’autre du Vatican. Sans doute, c’était une honte brûlante, son orgueil saignait de s’allier à ces Sacco, des gens de rien. Mais Sacco était ministre, il avait marché si vite, de succès en succès, qu’il semblait en passe de monter encore, de conquérir, après le portefeuille de l’Agriculture, celui des Finances, qu’il convoitait depuis longtemps. Avec lui, c’était la faveur certaine du roi, la retraite assurée de ce côté, si le pape un jour sombrait. Puis, le prince avait pris des renseignements sur le fils, un peu désarmé devant cet Attilio si beau, si brave, si droit, qui était l’avenir, peut-être l’Italie glorieuse de demain. Il était soldat, on le pousserait aux plus hauts grades. On ajoutait méchamment que la dernière raison qui avait décidé le prince, fort avare, désespéré d’avoir à disperser sa fortune entre ses cinq enfants, était l’occasion heureuse de pouvoir donner à Celia une dot dérisoire. Et, dès lors, le mariage consenti, il avait résolu de célébrer les fiançailles par une fête retentissante, comme on n’en donnait plus que bien rarement à Rome, les portes ouvertes à tous les mondes, les souverains invités, le palais flambant ainsi qu’aux grands jours d’autrefois, quitte à y laisser un peu de cet argent qu’il défendait si âprement, mais voulant par bravoure prouver qu’il n’était pas vaincu et que les Buongiovanni ne cachaient rien ne rougissaient de rien. À la vérité, on prétendait que cette bravoure superbe ne venait pas de lui, qu’elle lui avait été soufflée, sans même qu’il en eût conscience, par Celia, la tranquille, l’innocente qui désirait montrer son bonheur, au bras d’Attilio, devant Rome entière, applaudissant à cette histoire d’amour qui finissait bien comme dans les beaux contes de fées.

« Diable ! dit Narcisse, qu’un flot de foule immobilisait, jamais nous n’arriverons en haut. Ils ont donc invité toute la ville ! »

Et, comme Pierre s’étonnait de voir passer un prélat en carrosse :

« Oh ! vous allez en coudoyer plus d’un. Si les cardinaux n’osent se risquer, à cause de la présence des souverains, la prélature viendra sûrement. Il s’agit d’un salon neutre, où le monde noir et le monde blanc peuvent fraterniser. Puis, les fêtes ne sont pas si nombreuses, on s’y écrase. »

Il expliqua qu’en dehors des deux grands bals que la cour donnait par hiver, il fallait des circonstances exceptionnelles pour décider le patriciat à offrir des galas pareils. Deux ou trois salons noirs ouvraient bien encore une fois leurs salons, vers la fin du carnaval. Mais, partout, les petites sauteries intimes remplaçaient les réceptions fastueuses. Quelques princesses avaient simplement leur jour. Et, quant aux rares salons blancs, ils gardaient une égale intimité, mélangée plus ou moins, car pas une maîtresse de maison n’était devenue la reine indiscutée du monde nouveau.

« Enfin, nous y sommes », reprit Narcisse dans l’escalier.

Pierre, inquiet, lui dit :

« Ne nous quittons pas. Je ne connais un peu que la fiancée, et je tiens à ce que vous me présentiez. »

Mais c’était encore un effort rude et long, que de monter le vaste escalier, tellement la cohue des arrivants s’y bousculait. Même aux temps anciens, lors des chandelles de cire et des lampes à huile, jamais il n’avait resplendi d’un tel éclat de lumière. Des lampes électriques l’inondaient de clarté blanche, brûlant en bouquets dans les admirables candélabres de bronze qui ornaient les paliers. On avait caché les stucs froids des murs sous une suite de hautes tapisseries, l’histoire de Psyché et de l’Amour, des merveilles restées dans la famille depuis la Renaissance. Un épais tapis recouvrait l’usure des marches, et des massifs de plantes vertes garnissaient les coins, des palmiers grands comme des arbres. Tout un sang nouveau affluait, chauffait l’antique demeure, une résurrection de vie qui montait avec le flot des femmes rieuses et sentant bon, les épaules nues, étincelantes de diamants.

Quand ils furent en haut, Pierre aperçut tout de suite, à l’entrée du premier salon, le prince et la princesse Buoniovanni, debout côte à côte, recevant leurs invités. Le prince, un blond qui grisonnait, grand et mince, avait les pâles yeux du Nord que sa mère lui avait légués, dans une face énergique d’ancien capitaine des papes. La princesse, au petit visage rond et délicat, paraissait à peine avoir trente ans, bien qu’elle eût dépassé la quarantaine, jolie toujours, d’une sérénité souriante que rien ne déconcertait, simplement heureuse de s’adorer elle-même. Elle portait une toilette de satin rose, toute rayonnante d’une merveilleuse parure de gros rubis, qui semblait allumer de courtes flammes sur sa peau fine et dans ses fins cheveux de blonde. Et, des cinq enfants, le fils aîné qui voyageait, les trois autres filles trop jeunes, encore en pension, Celia seule était là, Celia en petite robe de légère soie blanche, blonde elle aussi, délicieuse avec ses grands yeux d’innocence et sa bouche de candeur, gardant jusqu’au bout de son aventure d’amour son air de grand lis fermé, impénétrable en son mystère de vierge. Les Sacco venaient d’arriver seulement, et Attilio, qui était resté près de sa fiancée, portait son simple uniforme de lieutenant, mais si naïvement, si ouvertement heureux de son grand bonheur, que sa jolie tête, à la bouche de tendresse, aux yeux de vaillance, en resplendissait, d’un éclat extraordinaire de jeunesse et de force. Tous les deux, l’un près de l’autre, dans ce triomphe de leur passion, apparaissaient, dès le seuil, comme la joie, la santé même de la vie, l’espoir illimité aux promesses du lendemain ; et tous les invités qui entraient les voyaient ainsi, ne pouvaient s’empêcher de sourire, s’attendrissaient, oubliant leur curiosité maligne et bavarde, jusqu’à donner leur cœur à ce couple d’amour, si beau et si ravi.

Narcisse s’était avancé pour présenter Pierre. Mais Celia ne lui en laissa pas le temps. Elle fit un pas à la rencontre du prêtre, elle le mena à son père et à sa mère.

« M. l’abbé Pierre Froment un ami de ma chère Benedetta. »

Il y eut des saluts cérémonieux. Pierre fut très touché de cette bonne grâce de la jeune fille, qui lui dit ensuite :

« Benedetta va venir avec sa tante et Dario. Elle doit être si heureuse, ce soir ! Et vous verrez comme elle est belle ! »

Pierre et Narcisse la félicitèrent alors. Mais ils ne pouvaient rester là, le flot les poussait, le prince et la princesse n’avaient que le temps de saluer d’un branle aimable et continu de la tête, noyés débordés. Et Celia, quand elle eut mené les deux amis à Attilio, dut revenir prendre sa place de petite reine de la fête, près de ses parents.

Narcisse connaissait un peu Attilio. Il y eut des félicitations nouvelles et des poignées de main. Puis, curieusement, tous deux manœuvrèrent pour s’arrêter un instant dans ce premier salon, où le spectacle en valait vraiment la peine. C’était une vaste pièce, tendue de velours vert, à fleurs d’or, qu’on appelait la salle des armures, et qui contenait en effet une collection d’armures très remarquable, des cuirasses, des haches d’armes, des épées, ayant presque toutes appartenu à des Buongiovanni, au quinzième siècle et au seizième. Et, au milieu de ces rudes outils de guerre, on voyait une adorable chaise à porteurs du siècle dernier, ornée des dorures et des peintures les plus délicates, dans laquelle l’arrière-grand-mère du Buongiovanni actuel, la célèbre Bettina, une beauté légendaire, se faisait conduire aux offices. D’ailleurs, sur les murs ce n’étaient que tableaux historiques, batailles, signatures de traités, réceptions royales, où les Buongiovanni avaient joué un rôle ; sans compter les portraits de famille, de hautes figures d’orgueil, capitaines de terre et de mer, grands dignitaires de l’Église, prélats, cardinaux, parmi lesquels, à la place d’honneur triomphait le pape, le Buongiovanni vêtu de blanc, dont l’avènement au trône pontifical avait enrichi la longue descendance. Et c’était parmi ces armures, près de la galante chaise à porteurs c’était au-dessous de ces antiques portraits, que les Sacco, le mari et la femme, venaient de s’arrêter, eux aussi, à quelques pas des maîtres de la maison, prenant leur part des félicitations et des saluts.

« Tenez ! souffla tout bas Narcisse à Pierre, les Sacco, là, en face de nous, ce petit homme noir et cette dame en soie mauve. »

Pierre reconnut Stefana, qu’il avait rencontrée chez le vieil Orlando, avec sa figure claire au gentil sourire, ses traits menus que noyait un embonpoint naissant. Mais ce fut surtout le mari qui l’intéressa, brun et sec, les yeux gros dans un teint de jaunisse, le menton proéminent et le nez en bec de vautour, un masque gai de Polichinelle napolitain, et dansant, criant, et d’une belle humeur si envahissante, que les gens, autour de lui, étaient gagnés tout de suite. Il avait une faconde extraordinaire, une voix surtout, un instrument de charme et de conquête incomparable. Rien qu’à le voir, dans ce salon, séduire si aisément les cœurs on comprenait ses succès foudroyants, au milieu du monde brutal et médiocre de la politique. Pour le mariage de son fils, il venait de manœuvrer avec une adresse rare, affectant une délicatesse outrée, contre Celia, contre Attilio lui-même, déclarant qu’il refusait son consentement, de peur qu’on ne l’accusât de voler une dot et un titre. Il n’avait cédé qu’après les Buongiovanni, il avait voulu prendre auparavant l’avis du vieil Orlando, dont la haute loyauté héroïque était proverbiale dans l’Italie entière ; d’autant plus qu’en agissant ainsi, il savait aller au-devant d’une approbation car le héros ne se gênait pas pour répéter tout haut que les Buongiovanni devaient être enchantés d’accueillir dans leur famille son petit-neveu, un beau garçon, de cœur sain et brave, qui régénérerait leur vieux sang épuisé, en faisant à leur fille de beaux enfants. Et Sacco, dans toute cette affaire, s’était merveilleusement servi du nom légendaire d’Orlando, faisant sonner sa parenté, montrant une vénération filiale pour le glorieux fondateur de la patrie, sans paraître vouloir se douter un instant à quel point celui-ci le méprisait et l’exécrait, désespéré de son arrivée au pouvoir, convaincu qu’il mènerait le pays à la ruine et à la honte.

« Ah ! reprit Narcisse, en s’adressant à Pierre, un homme souple et pratique, que les soufflets ne gênent pas ! Il en faut, paraît-il, de ces hommes sans scrupules, dans les États tombés en détresse, qui traversent des crises politiques, financières et morales. On dit ne celui-ci, avec son aplomb imperturbable, l’ingéniosité de son esprit, ses infinies ressources de résistance qui ne reculent devant rien, a complètement conquis la faveur du roi... Mais voyez donc, voyez donc, si l’on ne croirait pas qu’il est déjà le maître de ce palais, au milieu du flot de courtisans qui l’entoure ! »

En effet, les invités qui passaient en saluant devant les Buongiovanni, s’amassaient autour de Sacco ; car il était le pouvoir, les places, les pensions, les croix ; et, si l’on souriait encore de le trouver là, avec sa maigreur noire et turbulente, parmi les grands ancêtres de la maison, on l’adulait comme la puissance nouvelle, cette force démocratique, si trouble encore, qui se levait de partout, même de ce vieux sol romain, où le patriciat gisait en ruine.

« Mon Dieu ! quelle foule ! murmura Pierre. Quels sont donc tous ces gens ?

– Oh ! répondit Narcisse, c’est déjà très mêlé. Ils n’en sont plus ni au monde noir, ni au monde blanc ; ils en sont au monde gris. L’évolution était fatale, l’intransigeance d’un cardinal Boccanera ne peut être celle d’une ville entière, d’un peuple. Le pape seul dira toujours non, restera immuable. Mais, autour de lui, tout marche et se transforme, invinciblement. De sorte que, malgré les résistances, dans quelques années, Rome sera italienne... Vous savez que dès maintenant, lorsqu’un prince a deux fils, l’un reste au Vatican, l’autre passe au Quirinal. Il faut vivre, n’est-ce pas ? Les grandes familles, en danger de mort, n’ont pas l’héroïsme de pousser l’obstination jusqu’au suicide... Et je vous ai déjà dit que nous étions ici sur un terrain neutre, car le prince Buongiovanni a compris un des premiers la nécessité de la conciliation. Il sent sa fortune morte, il n’ose la risquer ni dans l’industrie ni dans les affaires, il la voit déjà émiettée entre ses cinq enfants, qui l’émietteront à leur tour et c’est pourquoi il s’est mis du côté du roi, sans vouloir rompre avec le pape, par prudence... Aussi voyez-vous, dans ce salon l’image exacte de la débâcle, du pêle-mêle qui règne dans les opinions et dans les idées du prince. »

Il s’interrompit, pour nommer des personnages qui entraient.

« Tenez ! voici un général, très aimé, depuis sa dernière campagne en Afrique. Nous aurons ce soir beaucoup de militaires, tous les supérieurs d’Attilio, qu’on a invités pour faire un entourage de gloire au jeune homme... Et tenez ! voici l’ambassadeur d’Allemagne. Il est à croire que le corps diplomatique viendra presque en entier, à cause de la présence de Leurs Majestés... Et, par opposition, vous voyez bien ce gros homme, là-bas ? C’est un député fort influent, un enrichi de la bourgeoisie nouvelle. Il n’était encore, il y a trente ans, qu’un fermier du prince Albertini, un de ces mercanti di campagna, qui battaient la Campagne romaine, en bottes fortes et en chapeau mou... Et, maintenant, regardez ce prélat qui entre...

– Celui-ci, je le connais, dit Pierre. C’est monsignore Fornaro.

– Parfaitement, monsignore Fornaro, un personnage. Vous m’avez en effet conté qu’il est rapporteur, dans l’affaire de votre livre... Un prélat délicieux ! Avez-vous remarqué de quelle révérence il vient de saluer la princesse ? Et quelle noble allure, quelle grâce, sous son petit manteau de soie violette ! »

Narcisse continua à énumérer ainsi des princes et des princesses des ducs et des duchesses, des hommes politiques et des fonctionnaires, des diplomates et des ministres, des bourgeois et des officiers le plus incroyable tohu-bohu, sans compter la colonie étrangère des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espagnols, des Russes, la vieille Europe et les deux Amériques. Puis, il revint brusquement aux Sacco, à la petite Mme Sacco, pour raconter les efforts héroïques qu’elle avait faits, dans la bonne pensée d’aider les ambitions de son mari, en ouvrant un salon. Cette femme douce l’air modeste, était une personne très rusée, pourvue des finalités les plus solides, la patience et la résistance piémontaises, l’ordre l’économie. Aussi, dans le ménage, rétablissait-elle l’équilibre que le mari compromettait par son exubérance. Il lui devait beaucoup, sans que personne s’en doutât. Mais, jusqu’ici, elle avait échoué à opposer, aux derniers des salons noirs, un salon blanc qui fît l’opinion. Elle ne réunissait toujours que des gens de son monde, pas un prince n’était venu, on dansait le lundi chez elle, comme on dansait dans vingt autres petits salons bourgeois sans éclat et sans puissance. Le véritable salon blanc, menant les hommes et les choses, maître de Rome, restait encore à l’état de chimère.

« Regardez son mince sourire, pendant qu’elle examine tout ici, reprit Narcisse. Je suis bien sûr qu’elle s’instruit et qu’elle dresse des plans. À présent qu’elle va être alliée à une famille princière, peut-être espère-t-elle avoir enfin la belle société. »

La foule devenait telle, dans la pièce, grande pourtant, qu’ils étouffaient, bousculés, serrés contre un mur. Aussi l’attaché d’ambassade emmena-t-il le prêtre, en lui donnant des détails sur ce premier étage du palais, un des plus somptueux de Rome, célèbre par la magnificence des appartements de réception. On dansait dans la galerie de tableaux, une salle longue de vingt mètres, royale débordante de chefs-d’œuvre, dont les huit fenêtres ouvraient sur le Corso. Le buffet était dressé dans la Salle des antiques, une salle de marbre, où il y avait une Vénus, découverte près du Tibre, et qui rivalisait avec celle du Capitole. Puis, c’était une suite de salons merveilleux, encore resplendissants du luxe ancien, tendus des étoffes les plus rares, ayant gardé de leurs mobiliers d’autrefois des pièces uniques, que guettaient les antiquaires, dans l’espoir de la ruine future, inévitable. Et, parmi ces salons, un surtout était fameux, le petit salon des glaces, une pièce ronde, de style Louis XV, entièrement garnie de glaces, dans des cadres de bois sculpté, d’une extrême richesse et d’un rococo exquis.

« Tout à l’heure, vous verrez tout cela, dit Narcisse. Mais entrons ici, si nous voulons respirer un peu... C’est ici qu’on a apporté les fauteuils de la galerie voisine, pour les belles dames désireuses de s’asseoir, d’être vues et d’être aimées. »

Le salon était vaste, drapé de la plus admirable tenture de velours de Gênes qu’on pût voir, cet ancien velours jardinière, à fond de satin pâle, à fleurs éclatantes, mais dont les verts, les bleus les rouges se sont divinement pâlis, d’un ton doux et fané de vieilles fleurs d’amour. Il y avait là, sur les consoles, dans les vitrines, les objets d’art les plus précieux du palais, des coffrets d’ivoire, des bois sculptés, peints et dorés, des pièces d’argenterie, un entassement de merveilles. Et sur les sièges nombreux, des dames en effet s’étaient déjà réfugiées, fuyant la cohue, assises par petits groupes, riant et causant avec les quelques hommes qui avaient découvert ce coin de grâce et de galanterie. Rien n’était plus aimable à regarder, sous le vif éclat des lampes, que ces nappes d’épaules nues, d’une finesse de soie, que ces nuques souples, où se tordaient les chevelures blondes ou brunes. Les bras nus sortaient du fouillis charmant des toilettes tendres, tels que de vivantes fleurs de chair. Les éventails battaient avec lenteur, comme pour aviver les feux des pierres précieuses, jetant à chaque souffle une odeur de femme, mêlée à un parfum dominant de violettes.

« Tiens ! s’écria Narcisse, notre bon ami, monsignore Nani, qui salue là-bas l’ambassadrice d’Autriche. »

Dès que Nani aperçut le prêtre et son compagnon, il vint à eux et, tous trois, ils gagnèrent l’embrasure d’une fenêtre, pour causer un instant à l’aise. Le prélat souriait, l’air enchanté de la beauté de la fête, mais gardant la sérénité d’une âme triplement cuirassée d’innocence, au milieu de toutes ces épaules étalées, comme s’il ne les avait pas même vues.

« Ah ! mon cher fils, dit-il à Pierre, que je suis heureux de vous rencontrer !... Eh bien ! que dites-vous de notre Rome, quand elle se mêle de donner des fêtes ?

– Mais c’est superbe, monseigneur ! »

Il parlait avec attendrissement de la haute piété de Celia, il affectait de ne voir chez le prince et la princesse que des fidèles du Vatican, pour faire honneur à ce dernier de ce gala fastueux, sans paraître même savoir que le roi et la reine allaient venir. Puis, soudain :

« J’ai pensé à vous toute la journée, mon cher fils. Oui, j’avais appris que vous étiez allé voir Son Eminence le cardinal Sanguinetti, pour votre affaire... Voyons, comment vous a-t-il reçu ?

– Oh ! très paternellement... D’abord, il m’a fait entendre l’embarras où le mettait sa situation de protecteur de Lourdes. Mais, comme je partais, il s’est montré charmant, il m’a formellement promis son aide, avec une délicatesse dont j’ai été très touché.

– Vraiment, mon cher fils ! Du reste, vous ne m’étonnez pas, Son Excellence est si bonne !

– Et, monseigneur, je dois ajouter que je suis revenu le cœur léger, plein d’espérance. Désormais, il me semble que mon procès est à moitié gagné.

– C’est bien naturel, je comprends cela. »

Nani souriait toujours, de son fin sourire d’intelligence, aiguisé d’une pointe d’ironie, si discrète, qu’on n’en sentait pas la piqûre. Après un court silence, il ajouta très simplement :

« Le malheur est que votre livre a été condamné, avant-hier, par la congrégation de l’Index, qui s’est réunie tout exprès, sur une convocation du secrétaire. Et l’arrêt sera même porté à la signature de Sa Sainteté après-demain. »

Pierre, étourdi, le regardait. L’écroulement du vieux palais sur sa tête ne l’aurait pas accablé davantage. C’était donc fini ! Le voyage qu’il avait fait à Rome, l’expérience qu’il était venu y tenter aboutissait donc à cette défaite, qu’il apprenait ainsi brusquement, au milieu de cette fête ! Et il n’avait même pu se défendre, il avait perdu les jours, sans trouver à qui parler, devant qui plaider sa cause ! Une colère montait en lui, il ne put s’empêcher de dire à demi-voix, amèrement :

« Ah ! comme on m’a dupé ! Ce cardinal qui me disait ce matin : « Si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même malgré vous ! » Oui, oui, je comprends à cette heure, il jouait sur les mots, il ne me souhaitait qu’un désastre, pour que la soumission me gagnât le Ciel... Me soumettre ah ! je ne puis pas, je ne puis pas encore ! J’ai le cœur trop gonflé d’indignation et de chagrin. »

Curieusement, Nani l’écoutait, l’étudiait.

« Mais, mon cher fils, rien n’est définitif, tant que le Saint-Père n’aura pas signé. Vous avez la journée de demain, et même la matinée d’après-demain. Un miracle est toujours possible. »

Et, baissant la voix, le prenant à part, pendant que Narcisse, en esthète amoureux des cols allongés et des gorges puériles, examinait les dames :

« Ecoutez, j’ai une communication à vous faire, en grand secret... Tout à l’heure, pendant le cotillon, venez me rejoindre dans le petit salon des glaces. Nous y causerons à l’aise. »

Pierre promit d’un signe de tête ; et, discrètement, le prélat s’éloigna, se perdit au milieu de la foule. Mais les oreilles du prêtre bourdonnaient, il ne pouvait plus espérer. Que ferait-il en un jour, puisqu’il avait perdu trois mois, sans arriver seulement à être reçu par le pape ? Dans son étourdissement, il entendit Narcisse, qui lui parlait d’art.

« C’est étonnant comme le corps de la femme s’est abîmé, depuis nos affreux temps de démocratie. Il s’empâte, il devient horriblement commun. Voyez donc là, devant nous, pas une qui ait la ligne florentine, la poitrine petite, le col dégagé et royal... »

Il s’interrompit, pour s’écrier :

« Ah ! en voici une qui est assez bien, la blonde, avec des bandeaux. Tenez ! celle que monsignore Fornaro vient d’aborder. »

Depuis un instant, en effet, monsignore Fornaro allait de belle dame en belle dame, d’un air d’aimable conquête. Il était superbe, ce soir-là, avec sa haute taille décorative, ses joues fleuries, sa bonne grâce victorieuse. Aucune histoire leste ne circulait sur son compte, il était accepté simplement comme un prélat galant qui se plaisait dans la compagnie des femmes. Et il s’arrêtait, causait, se penchait au-dessus des épaules nues, les frôlait, les respirait, les lèvres humides et les yeux riants, dans une sorte de ravissement dévot.

Il aperçut Narcisse, qu’il rencontrait parfois. Il s’avança. Le jeune homme dut le saluer.

« Vous allez bien, monseigneur, depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir à l’ambassade ?

– Oh ! très bien, très bien !... Hein ? quelle délicieuse fête ! »

Pierre s’était incliné. C’était cet homme, dont le rapport avait fait condamner son livre ; et il lui reprochait surtout son air de caresse, les promesses menteuses de son accueil si charmant. Mais le prélat, très fin, dut sentir qu’il avait appris l’arrêt de la congrégation. Aussi trouva-t-il plus digne de ne pas le reconnaître ouvertement. Il se contenta, lui aussi, d’incliner la tête, avec un léger sourire.

« Que de monde ! répéta-t-il, et que de belles personnes ! On ne va bientôt plus pouvoir circuler dans ce salon. »

Maintenant, tous les sièges y étaient occupés par des dames, et l’on commençait à y étouffer, au milieu de ce parfum de violettes que chauffait la fauve odeur des nuques blondes ou brunes. Les éventails battaient plus vifs, des rires clairs s’élevaient, dans le brouhaha grandissant, toute une rumeur de conversation, où l’on entendait circuler les mêmes mots. Quelque nouvelle, sans doute, venait d’être apportée, un bruit qui se chuchotait, qui jetait la fièvre de groupe en groupe.

Monsignore Fornaro, très au courant, voulut donner lui-même la nouvelle, qu’on ne disait pas encore à voix haute.

« Vous savez ce qui les passionne toutes ?

– La santé du Saint-Père ? demanda Pierre, dans son inquiétude. Est-ce que la situation s’est encore aggravée ce soir ? »

Le prélat le regarda, étonné. Puis, avec une sorte d’impatience :

« Oh ! non, oh ! non, Sa Sainteté va beaucoup mieux, Dieu merci ! Quelqu’un du Vatican me disait tout à l’heure qu’elle avait pu se lever, cet après-midi, et recevoir ses intimes, ainsi qu’à l’habitude.

– On a eu tout de même grand-peur, interrompit à son tour Narcisse. À l’ambassade, j’avoue que nous n’étions pas rassurés, parce qu’un conclave, en ce moment, serait une chose grave pour la France. Elle n’y aurait aucun pouvoir, notre gouvernement républicain a tort de traiter la papauté comme une quantité négligeable... Seulement, sait-on jamais si le pape est malade ou non ? J’ai appris d’une façon certaine qu’il a failli être emporté, l’autre hiver, lorsque personne n’en soufflait mot ; tandis que, la dernière fois, lorsque tous les journaux le tuaient, en parlant d’une bronchite, je l’ai vu, moi qui vous parle, très gaillard et très gai... Il est malade, quand il le faut, je crois. »

D’un geste pressé, monsignore Fornaro écarta ce sujet importun.

« Non, non, on est rassuré, on n’en cause déjà plus... Ce qui passionne toutes ces dames, c’est qu’aujourd’hui la congrégation du Concile a voté l’annulation du mariage, dans l’affaire Prada, à une grosse majorité. »

De nouveau, Pierre s’émut. N’ayant eu le temps de voir personne au palais Boccanera, à son retour de Frascati, il craignait que la nouvelle ne fût fausse. Et le prélat crut devoir donner sa parole d’honneur.

« La nouvelle est certaine, je la tiens d’un membre de la congrégation. »

Mais, brusquement, il s’excusa, s’échappa.

« Pardon ! voici une dame que je n’avais pas aperçue et que je désire saluer. »

Tout de suite, il courut, s’empressa devant elle. Ne pouvant s’asseoir, il resta debout, courbant sa grande taille, comme s’il eût enveloppé de sa galante courtoisie la jeune femme, si fraîche, si nue, qui riait d’un si beau rire, sous l’effleurement léger du petit manteau de soie violette.

« Vous connaissez cette dame, n’est-ce pas ? demanda Narcisse à Pierre. Non ! vraiment ?... C’est la bonne amie du comte Prada, la toute charmante Lisbeth Kauffmann, qui vient de lui donner un gros garçon, et qui reparaît ce soir pour la première fois dans le monde... Vous savez qu’elle est allemande, qu’elle a perdu ici son mari, et qu’elle peint un peu, assez joliment même. On pardonne beaucoup à ces dames de la colonie étrangère, et celle-ci est particulièrement aimée, pour la belle humeur avec laquelle elle reçoit, dans son petit palais de la rue du Prince-Amédée... Vous pensez si la nouvelle qui circule de l’annulation du mariage doit l’amuser ! »

Elle était vraiment exquise, cette Lisbeth, très blonde, très rose, très gaie, avec sa peau de satin, son visage de lait, ses yeux si tendrement bleus, sa bouche dont l’aimable sourire était célèbre pour sa grâce. Et, dans sa toilette de soie blanche pailletée d’or, elle avait surtout, ce soir-là, une telle joie de vivre, une telle certitude heureuse, à se sentir libre, aimante et aimée, qu’autour d’elle la nouvelle qu’on chuchotait, les méchancetés dites derrière les éventails, semblaient tourner à son triomphe. Tous les regards s’étaient un instant fixés sur elle. On répétait son mot à Prada, quand elle s’était vue enceinte, des œuvres d’un homme que l’Église décrétait aujourd’hui d’impuissance : « Mon pauvre ami, c’est donc d’un petit Jésus que je vais accoucher ! » Et des rires s’étouffaient, d’irrespectueuses plaisanteries circulaient tout bas, de bouche à oreille, tandis qu’elle, radieuse dans son insolente sérénité acceptait d’un air de ravissement les galanteries de monsignore Fornaro, qui la félicitait sur une toile, une vierge au lis, envoyée par elle à une exposition.

Ah ! cette annulation de mariage, qui défrayait la chronique scandaleuse de Rome depuis un an, quelle rumeur dernière elle produisait en tombant ainsi au beau milieu de ce bal ! Le monde noir et le monde blanc l’avaient longtemps choisie comme un champ de bataille, pour y échanger les plus incroyables médisances, des commérages sans fin, des histoires à dormir debout. Et c’était fini cette fois, le Vatican imperturbable osait prononcer l’annulation, sous le prétexte que le mariage n’avait pu être consommé, par suite de l’impuissance du mari. Rome entière allait en rire, avec son libre scepticisme, dès qu’il s’agissait des affaires d’argent de l’Église. Personne déjà n’ignorait les incidents de la lutte, Prada révolté qui s’était tenu à l’écart, les Boccanera inquiets qui avaient remué ciel et terre, et l’argent distribué aux créatures des cardinaux pour acheter leur influence, et la grosse somme dont on avait payé indirectement le rapport enfin favorable de monsignore Palma. On parlait de plus de cent mille francs en tout, ce qu’on ne trouvait pas trop cher, car un autre divorce celui d’une comtesse française, avait coûté près d’un million. Le Saint-Père avait tant de besoins ! Et cela, d’ailleurs, ne fâchait personne, on se contentait d’en plaisanter malignement, les éventails battaient toujours dans la chaleur croissante, les dames avaient un frémissement d’aise, sous le vol discret des mots légers murmurés à peine, qui frôlaient leurs épaules nues.

« Oh ! que la contessina doit être contente ! reprit Pierre Je n’avais pas compris pourquoi sa petite amie nous disait, à notre arrivée, qu’elle allait être, ce soir, si heureuse et si belle... Et c’est à cause de cela, certainement, qu’elle va venir, elle qui, depuis ce procès, se considérait comme en deuil. »

Mais Lisbeth, ayant rencontré les yeux de Narcisse, lui avait souri, et il dut aller la saluer à son tour, car il la connaissait, pour avoir traversé son atelier, comme toute la colonie étrangère. Il revenait près de Pierre, lorsqu’une nouvelle émotion parut agiter les aigrettes de diamants et les fleurs, dans les chevelures. Des têtes se tournèrent, le brouhaha grandit.

« Eh ! c’est le comte Prada en personne ! murmura Narcisse émerveillé. Une jolie carrure tout de même ! Habillez-le de velours et d’or, et quelle figure de bel aventurier du quinzième siècle, mordant sans scrupule à toutes les jouissances ! » Prada entrait, l’air très à l’aise, gai, presque triomphant. Et, au-dessus du large plastron blanc de la chemise, que l’habit encadrait de noir, il avait vraiment une haute mine de proie, avec ses yeux francs et durs, sa face énergique, barrée d’épaisses moustaches brunes. Jamais sa bouche vorace n’avait montré sa dentition de loup, dans un sourire de sensualité plus ravie. D’un regard rapide, il examina, déshabilla toutes les femmes. Puis, quand il eut aperçu Lisbeth, si gamine, si rose et si blonde, il s’adoucit, il vint très ouvertement à elle, sans s’inquiéter le moins du monde de l’ardente curiosité qui le dévisageait. Il se pencha, causa bas un instant, dès que monsignore Fornaro lui eut cédé la place. Sans doute la nouvelle qui courait lui fut confirmée par la jeune femme, car il eut un geste, un rire un peu forcé, en se relevant.

Ce fut alors qu’il vit Pierre et qu’il le rejoignit, dans l’embrasure de la fenêtre. Il serra également la main de Narcisse. Et, tout de suite, avec sa bravoure :

« Vous savez ce que je vous disais, en revenant ce soir de Frascati... Eh bien ! il paraît que c’est fait, ils ont ampoulé mon mariage... C’est si gros, si impudent, si imbécile, que j’en doutais tout à l’heure.

– Oh ! se permit de déclarer Pierre, la nouvelle est certaine Elle vient de nous être confirmée par monsignore Fornaro, qui la tenait d’un membre de la congrégation. Et l’on assure que la majorité a été très forte. » Un rire encore secoua Prada.

« Non, non ! on n’imagine pas une farce pareille ! C’est le plus beau soufflet que je connaisse, donné à la justice et au simple bon sens. Ah ! si l’on parvient aussi à faire casser le mariage civilement, et si mon amie que vous voyez là-bas, le veut bien, comme on s’amusera dans Rome ! Mais oui ! je l’épouserai à Sainte-Marie-Majeure, en grande pompe. Et il y a, de par le monde, un cher petit être qui sera de la fête, aux bras de sa nourrice ! »

Il riait trop haut, il était trop brutal, dans cette allusion à son enfant, preuve vivante de sa virilité. Souffrait-il donc, pour avoir aux lèvres un pli qui les retroussait, montrant ses dents blanches ? On le sentait frémissant, en lutte contre un réveil de passion sourde, tumultueuse, qu’il ne s’avouait pas à lui-même.

« Et vous, mon cher abbé, reprit-il vivement, connaissez-vous l’autre nouvelle ? Vous a-t-on dit que la comtesse allait venir ? »

Il nommait ainsi Benedetta, par habitude, oubliant qu’elle n’était plus sa femme.

« On vient de me le dire en effet », répondit Pierre.

Un moment, il hésita, avant d’ajouter, cédant au besoin de prévenir toute surprise fâcheuse :

« Sans doute nous verrons aussi le prince Dario, car il n’est pas parti pour Naples, comme je vous le disais. Un empêchement, à la dernière minute, je crois. » Prada ne riait plus. Il se contenta de murmurer, la face brusquement sérieuse :

« Ah ! le cousin en est ! Eh bien ! nous les verrons, nous les verrons tous les deux ! »

Et il se tut, comme envahi d’un flot de pensées graves qui le forçaient à la réflexion, pendant que les deux amis continuaient de causer. Puis, il eut un geste d’excuse, il s’enfonça davantage dans l’embrasure, tira d’une poche un calepin, en déchira une feuille, sur laquelle, en grossissant seulement un peu les caractères il écrivit au crayon ces quatre lignes : « Une légende assure que le figuier de Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. Ne mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules. » Et il plia la feuille, la cacheta avec un timbre-poste, mit l’adresse : « Son Eminence Révérendissime et Illustrissime le cardinal Boccanera. » Quand il eut replacé le tout dans sa poche, il respira largement, il retrouva son rire.

C’était comme un malaise invincible, une lointaine terreur qui l’avait glacé. Sans qu’un raisonnement net se formulât en lui, il venait de sentir le besoin de s’assurer contre la tentation d’une lâcheté, d’une abomination possible. Et il n’aurait pu dire la relation des idées qui l’avait amené à écrire les quatre lignes, tout de suite, à l’endroit même où il se trouvait, sous peine du plus grand des malheurs. Il n’avait qu’une pensée bien arrêtée : il irait jeter le billet, en sortant du bal, dans la boîte du palais Boccanera. Maintenant, il était tranquille.

« Qu’avez-vous donc, mon cher abbé ? demanda-t-il en se mêlant de nouveau à la conversation. Vous êtes tout assombri. »

Et Pierre lui ayant fait part de la mauvaise nouvelle qu’il avait reçue, son livre condamné, l’unique journée qu’il aurait le lendemain pour agir encore, s’il ne voulait pas que son voyage à Rome fût une défaite, il se récria, comme si lui-même avait besoin d’agitation, d’étourdissement, afin d’espérer quand même et de vivre.

« Bah ! bah ! ne vous découragez donc pas, on y laisse toute sa force ! C’est beaucoup qu’une journée, on fait tant de choses dans une journée ! Une heure, une minute suffit pour que le destin agisse et change les défaites en victoires. »

Il s’enfiévrait, il ajouta :

« Tenez ! allons dans la salle de bal. Il paraît que c’est un prodige ! »

Il échangea un dernier regard tendre avec Lisbeth, tandis que Pierre et Narcisse le suivaient, tous trois se dégageant à grand-peine, gagnant la galerie voisine au milieu du flot pressé des jupes, parmi cette houle de nuques et d’épaules, d’où montait la passion qui fait la vie, l’odeur d’amour et de mort.

Dans une splendeur incomparable, la galerie se déroulait, large de dix mètres, longue de vingt, avec ses huit fenêtres qui donnaient sur le Corso, nues, sans rideaux de vitrage, incendiant les maisons d’en face. C’était une clarté éblouissante, sept paires d’énormes candélabres de marbre, que des bouquets de lampes électriques changeaient en torchères géantes, pareilles à des astres, et, en haut, tout le long des corniches, d’autres lampes, enfermées dans des fleurs aux teintes claires, faisaient une miraculeuse guirlande de fleurs de flamme, des tulipes, des pivoines, des roses. L’ancien velours rouge des murs, lamé d’or, prenait un reflet de brasier, un ton de braise vive. Aux portes et aux fenêtres, les tentures étaient de vieille dentelle, brodée de soies de couleur, des fleurs encore d’une intensité vivante. Mais, sous le plafond somptueux, aux caissons ornés de rosaces d’or, la richesse sans pareille, unique au monde, était la collection de chefs-d’œuvre, telle qu’aucun musée n’en offrait de plus belle. Il y avait là des Raphaël, des Titien, des Rembrandt et des Rubens, des Velasquez et des Ribera, des œuvres fameuses entre toutes, qui soudainement, dans cet éclairage inattendu, apparaissaient triomphantes de jeunesse, comme réveillées à l’immortelle vie du génie. Et, Leurs Majestés ne devant arriver que vers minuit, le bal venait d’être ouvert, une valse emportait des couples, des vols de toilettes tendres, au travers de la cohue fastueuse, un ruissellement de décorations et de joyaux, d’uniformes brodés d’or et de robes brodées de perles, dans un débordement sans cesse élargi de velours, de soie et de satin.

« C’est prodigieux vraiment ! déclara Prada, de son air excité. Venez donc par ici, nous allons nous remettre dans une embrasure de fenêtre. Il n’y a pas de meilleure place pour bien voir, sans être trop bousculé. »

Ils avaient perdu Narcisse, ils ne se trouvèrent plus que deux, Pierre et le comte, quand ils eurent gagné enfin l’embrasure désirée. L’orchestre, placé sur une petite estrade, au fond, venait de finir la valse, et les danseurs s’étaient remis à marcher lentement, d’un air d’étourdissement ravi, au milieu du flot envahissant de la foule, lorsqu’il se produisit une entrée qui fit tourner les têtes. Donna Serafina, en toilette de satin cramoisi, comme si elle eût porté les couleurs de son frère le cardinal, arrivait royalement au bras de l’avocat consistorial Morano. Et jamais elle ne s’était serrée davantage, d’une taille mince de jeune fille ; jamais sa face dure de vieille demoiselle, coupée de grands plis, à peine adoucie par les cheveux blancs, n’avait exprimé une si têtue et si victorieuse domination. Il y eut un murmure d’approbation discrète, une sorte de soulagement public, car le monde romain avait absolument condamné la conduite indigne de Morano, rompant une liaison de trente années, à laquelle les salons s’étaient habitués, ainsi qu’à un légitime mariage. On parlait d’un caprice inavouable pour une petite bourgeoise, d’un mauvais prétexte de rupture, à la suite d’une querelle survenue au sujet du divorce de Benedetta, alors compromis. La brouille avait duré près de deux mois, au grand scandale de Rome, où persiste le culte des longues tendresses fidèles. Aussi la réconciliation touchait-elle tous les cœurs, comme une des plus heureuses conséquences du procès, gagné ce jour-là, devant la congrégation du Concile. Morano repentant, donna Serafina reparaissant à son bras, dans cette fête, c’était très bien, l’amour vainqueur, les bonnes mœurs sauvées, l’ordre rétabli.

Mais il y eut une sensation plus profonde, dès que, derrière sa tante, on aperçut Benedetta qui entrait avec Dario, côte à côte. Le jour même où son mariage venait d’être annulé, cette indifférence tranquille des ordinaires convenances, cette victoire de leur amour avouée, célébrée devant tous, apparut d’une audace si jolie, d’une telle bravoure de jeunesse et d’espoir, qu’elle leur fut aussitôt pardonnée, dans une rumeur d’universelle admiration. Comme pour Celia et Attilio, les cœurs volaient à eux, à l’éclat de beauté dont ils rayonnaient, à l’extraordinaire bonheur dont resplendissaient leurs visages. Dario, encore pâli par sa longue convalescence, était, dans sa délicatesse un peu mince, avec ses beaux yeux clairs de grand enfant, sa barbe brune et frisée de jeune dieu, d’une fierté svelte, où se retrouvait tout le vieux sang princier des Boccanera.

Benedetta, la très blanche sous son casque de cheveux noirs, la très calme, la très sage, avait son beau rire, ce rire si rare chez elle, mais d’une séduction irrésistible, qui la transfigurait, donnait un charme de fleur à sa bouche un peu forte, emplissait d’une clarté de ciel l’infini de ses grands yeux sombres, insondables. Et, dans cette enfance qui lui revenait si gaie, si bonne, elle avait eu le délicieux instinct de se mettre en robe blanche, une robe tout unie de jeune fille, dont le symbole disait sa virginité, le grand lis pur qu’elle était restée obstinément pour le mari de son choix. Rien de sa chair ne se montrait encre pas même la discrète échancrure permise sur la gorge. C’était mystère d’amour impénétrable, redoutable, une beauté souveraine de femme, dont la toute-puissance dormait là, voilée de blanc. Aucune parure, pas un bijou, ni aux mains, ni aux oreilles. Sur le corsage, rien qu’un collier, mais un collier de reine, le fameux collier de perles des Boccanera, qu’elle tenait de sa mère et que Rome entière connaissait, des perles d’une grosseur fabuleuse jetées là, à son cou, négligemment, et qui suffisaient, dans sa robe simple, à lui donner la royauté.

« Oh ! murmura Pierre extasié, qu’elle est heureuse et qu’elle est belle ! »

Tout de suite, il regretta d’avoir ainsi pensé à voix haute ; car il entendit, à son côté une plainte sourde de fauve, un involontaire grondement, qui lui rappela la présence du comte. Celui-ci, d’ailleurs, étouffa ce cri de sa blessure, brusquement rouverte. Et il eut encore la force d’affecter une gaieté brutale.

« Fichtre ! ils ne manquent pas d’aplomb, tous les deux ! J’espère bien qu’on va les marier et les coucher devant nous. »

Puis, regrettant cette grossièreté de plaisanterie, où se révoltait la souffrance de son désir inassouvi de mâle, il voulut se montrer indifférent.

« Elle est vraiment jolie, ce soir. Vous savez qu’elle a les plus belles épaules du monde, et que c’est un vrai succès pour elle que de paraître plus belle encore, en ne les montrant pas. »

Il continua, parvint à causer d’un air détaché, contant de menus faits sur celle qu’il s’obstinait à nommer la comtesse. Mai il s’était renfoncé un peu dans l’embrasure, de crainte sans doute, qu’on ne remarquât sa pâleur, le tic douloureux qui contractait ses lèvres. Il n’était pas en état de lutter, de se faire voir riant et insolent, à côté de la joie du couple, si naïvement affichée. Et il fut heureux du répit que lui donna, à ce moment, l’arrivée du roi et de la reine.

« Ah ! voici Leurs Majestés ! s’écria-t-il en se tournant vers la fenêtre. Voyez donc cette bousculade, dans la rue ! »

En effet, malgré les vitres fermées, un tumulte de foule montait des trottoirs. Et Pierre, ayant regardé, vit, dans le reflet des lampes électriques, une nappe de têtes humaines envahir la chaussée et se presser autour des carrosses. Déjà, à plusieurs reprises, il avait rencontré le roi, pendant ses promenades quotidiennes à la villa Borghèse, venant là comme un modeste particulier, un brave bourgeois, sans gardes, sans escorte, n’ayant avec lui, dans sa victoria, qu’un aide de camp. D’autres fois, il était seul, il conduisait un léger phaéton, accompagné simplement d’un valet de pied en livrée noire. Même une fois, il avait emmené la reine, tous deux assis côte à côte, en bon ménage qui se promène pour son plaisir. Et le monde affairé des rues, les promeneurs des jardins, en les voyant passer ainsi, se contentaient de les saluer d’un geste affectueux, sans les importuner d’acclamations, tandis que les plus expansifs se contentaient de s’approcher librement pour leur sourire. Aussi Pierre, dans l’idée traditionnelle qu’il se faisait des rois qui se gardent et qui défilent, entourés de toute une pompe militaire, avait-il été singulièrement surpris et touché de la bonhomie aimable de ce ménage royal s’en allant à sa guise, avec une belle sécurité, au milieu de l’amour souriant de son peuple. D’autres détails sur le Quirinal lui étaient venus de partout, la bonté et la simplicité du roi, son désir de paix, sa passion de la chasse, de la solitude et du grand air, qui avait dû souvent, dans le dégoût du pouvoir, lui faire rêver une vie libre, loin de cette besogne autoritaire de souverain, pour laquelle il ne semblait point fait. Mais surtout la reine était adorée, d’une honnêteté si naturelle et si sereine, qu’elle était la seule à ignorer les scandales de Rome, très cultivée, très affinée, au courant de toutes les littératures, et très heureuse d’être intelligente, supérieure de beaucoup à son entourage, et le sachant, et aimant à le faire voir, sans effort, avec une parfaite grâce.

Prada qui était resté, ainsi que Pierre, le visage contre une vitre de la fenêtre, montra la foule d’un geste.

« Maintenant qu’ils ont vu la reine, ils vont aller se coucher contents. Et il n’y a pas là, je vous en réponds, un seul agent de police... Ah ! être aimé, être aimé ! »

Son mal le reprenait, il se retourna vers la galerie, en plaisantant.

« Attention ! mon cher, il s’agit de ne pas manquer l’entrée de Leurs Majestés. C’est le plus beau de la fête. »

Quelques minutes s’écoulèrent, et l’orchestre, brusquement, s’interrompit au milieu d’une polka, pour jouer, de toute la sonorité de ses cuivres, la marche royale. Il y eut une débâcle parmi les danseurs, le milieu de la salle se vida. Le roi et la reine entraient, accompagnés par le prince et par la princesse Buongiovanni, qui étaient allés les recevoir en bas de l’escalier. Le roi était simplement en frac, la reine avait une robe de satin paille recouverte d’une admirable dentelle blanche, et, sous le diadème de brillants qui ceignait ses beaux cheveux blonds, elle gardait un grand air de jeunesse, une face ronde et fraîche, faite d’amabilité, de douceur et d’esprit. La musique jouait toujours, avec une violence d’accueil, enthousiaste. Derrière son père et sa mère, Celia avait paru, dans le flot des assistants, qui suivaient pour voir, puis étaient venus Attilio, les Sacco, des parents, des personnages officiels. Et, en attendant que la marche royale fût finie, il n’y avait encore, au milieu de la sonorité des instruments et de l’éclat des lampes, que des saluts, des regards, des sourires pendant que tous les invités, debout, se poussaient, se haussaient le cou tendu, les yeux luisants, un flux montant de têtes et d’épaules, étincelantes de pierreries.

Enfin, l’orchestre se tut, les présentations eurent lieu. Leurs Majestés qui connaissaient d’ailleurs Celia, la félicitèrent avec une bonté toute paternelle. Mais Sacco, comme ministre autant que comme père, tenait surtout à présenter son fils Attilio. Il courba sa souple échine de petit homme, trouva les belles paroles qui convenaient, si bien que ce fut le lieutenant qu’il fit s’incliner devant le roi, tandis qu’il réservait pour la reine l’hommage du beau garçon, si passionnément aimé. De nouveau, Leurs Majestés se montrèrent d’une bienveillance extrême, même pour Mme Sacco, toujours modeste et prudente, qui s’effaçait. Et il se produisit ensuite un fait, dont le récit, colporté de salon en salon, allait y soulever des commentaires sans fin. Apercevant Benedetta, que le comte Prada lui avait amenée après son mariage, la reine lui sourit, ayant conçu pour sa beauté et pour son charme une admiration tendre, de sorte que, forcée de s’approcher, la jeune femme eut l’insigne faveur d’une conversation de quelques minutes, accompagnée des plus aimables paroles, que toutes les oreilles voisines purent entendre. Certainement, la reine ignorait l’événement du jour, le mariage avec Prada annulé, l’union prochaine avec Dario annoncée publiquement, dans ce gala qui fêtait désormais de doubles fiançailles. Mais l’impression n’en était pas moins produite, on ne parla plus que de ces compliments adressés à Benedetta par la plus vertueuse et la plus intelligente des reines, et son triomphe en fut accru, elle en devint plus belle, plus fière, plus victorieuse, dans ce bonheur d’être enfin à l’époux choisi, qui la faisait rayonner.

Alors, ce fut pour Prada une souffrance indicible. Pendant que les souverains continuaient à s’entretenir, la reine avec les dames qui venaient la saluer, le roi avec des officiers, des diplomates, tout un défilé de personnages importants Prada, lui, ne voyait toujours que Benedetta félicitée, caressée, haussée en pleine tendresse et en pleine gloire. Dario était près d’elle, jouissait, resplendissait avec elle. C’était pour eux que ce bal était donné, pour eux que les lampes étincelaient, que l’orchestre jouait, que toutes les belles femmes de Rome s’étaient dévêtues, la gorge ruisselante de diamants, dans un violent parfum d’amour, c’était pour eux que Leurs Majestés venaient d’entrer aux sons de la marche royale, pour eux que la fête tournait à l’apothéose, pour eux qu’une souveraine adorée souriait, apportait à ces fiançailles le cadeau de sa présence, pareille à la bonne fée des contes bleus, dont la venue assure le bonheur aux nouveau-nés. Et il y avait, dans cette heure d’extraordinaire éclat, un apogée de chance et d’allégresses une victoire de cette femme dont il avait eu la beauté à lui, sans la pouvoir posséder, de cet homme qui maintenant allait la lui prendre, victoire si publique, si étalée, si insultante, qu’il la recevait en plein visage, brûlante comme un soufflet. Puis, ce n’était pas que son orgueil et sa passion qui saignaient ainsi, il se sentait encore frappé dans sa fortune par le triomphe des Sacco. Était-ce donc vrai que le climat délicieux de Rome devait finir par corrompre les rudes conquérants du Nord pour qu’il eût cette sensation de fatigue et d’épuisement, à moitié mangé déjà ? Le jour même, à Frascati, avec cette désastreuse histoire de bâtisses, il avait entendu craquer ses millions, bien qu’il refusât de convenir que ses affaires devenaient mauvaises, comme le bruit en courait, et, ce soir, au milieu de cette fête, il voyait le Midi vaincre, Sacco l’emporter, en homme qui vit à l’aise des curées chaudes, faites goulûment sous le soleil de flamme. Ce Sacco ministre, ce Sacco familier du roi, s’alliant par le mariage de son fils à une des plus nobles familles de l’aristocratie romaine, en passe d’être un jour le maître de Rome et de l’Italie, remuant dès maintenant, à pleines mains, l’argent et le peuple, quel soufflet encore pour sa vanité d’homme de proie, pour ses appétits toujours voraces de jouisseur, qui se sentait poussé hors de la table avant la fin du festin ! Tout croulait, tout lui échappait, Sacco lui volait ses millions, Benedetta lui labourait la chair, laissait en lui cette abominable blessure du désir inassouvi, dont jamais plus il ne devait guérir.

À ce moment, Pierre entendit de nouveau cette plainte sourde de fauve, ce grondement involontaire et désespéré, qui lui avait déjà bouleversé le cœur. Et il regarda le comte, il lui demanda :

« Vous souffrez ? »

Mais, devant cet homme blême, qui gardait un grand calme par un effort surhumain de volonté, il regretta sa question indiscrète, restée d’ailleurs sans réponse. Aussi, pour le mettre à l’aise, continua-t-il, en disant tout haut les réflexions que faisait naître en lui le spectacle de la pompe qui se déroulait.

« Ah ! votre père avait raison, nous autres Français, avec notre éducation si profondément catholique, même en ces jours de doute universel, nous ne voyons toujours dans Rome que la Rome séculaire des papes, sans presque savoir, sans pouvoir presque comprendre les modifications profondes qui, d’année en année, en font la Rome italienne d’aujourd’hui. Si vous saviez, lorsque je suis arrivé ici, combien le roi avec son gouvernement, combien ce jeune peuple travaillant à se faire une grande capitale, étaient pour moi des quantités négligeables ! Oui, j’écartais cela je n’en tenais aucun compte, dans mon rêve de ressusciter Rome, une nouvelle Rome chrétienne et évangélique, pour le bonheur des peuples. »

Il eut un léger rire, prenant en pitié sa candeur ; et, d’un geste il montrait la galerie, le prince Buongiovanni en ce moment incliné devant le roi, la princesse écoutant les galanteries de Sacco, l’aristocratie papale abattue, les parvenus d’hier acceptés, le monde noir et le monde blanc mêlés à ce point, qu’il n’y avait plus guère là que des sujets, à la veille de ne faire qu’un peuple. L’impossible conciliation entre le Quirinal et le Vatican ne s’indiquait-elle pas comme fatale dans les faits, sinon dans les principes, en face de l’évolution quotidienne, de ces hommes, de ces femmes en joie ? riants et parés, que le souffle du désir emportait ? Il fallait bien vivre, aimer, être aimé, faire de la vie, éternellement ! Et le mariage d’Attilio et de Celia allait être le symbole de l’union nécessaire, la jeunesse et l’amour victorieux des vieilles haines toutes les querelles oubliées dans cette étreinte du beau garçon qui passe et qui emmène à son cou la belle fille conquise, pour que le monde continue.

« Voyez-les donc, reprit Pierre, sont-ils beaux, ces fiancés, et jeunes, et gais, et riant à l’avenir ! Je comprends bien que votre roi soit venu ici pour faire plaisir à son ministre et pour achever de rallier à son trône une des vieilles familles romaines : c’est de la bonne, de la brave et paternelle politique. Mais je veux croire aussi qu’il a compris la touchante signification de ce mariage, la vieille Rome, dans la personne de cette délicieuse enfant, si ingénue, si amoureuse, se donnant à la jeune Italie à cet enthousiaste et loyal garçon, qui porte si crânement l’uniforme. Et que leurs noces soient donc définitives et fécondes, qu’il naisse d’elles le grand pays que je vous souhaite d’être, de toute mon âme, maintenant que j’apprends à vous connaître ! »

Dans l’ébranlement douloureux de son ancien rêve d’une Rome évangélique et universelle, il venait de prononcer ce souhait d’une nouvelle fortune pour l’éternelle cité, avec une si vive, si profonde émotion, que Prada ne put s’empêcher de répondre :

« Je vous remercie, vous faites là un vœu qui est dans le cœur de tout bon Italien. »

Mais sa voix s’étrangla. Pendant qu’il regardait Celia et Attilio, qui causaient en se souriant, il venait d’apercevoir Benedetta et Dario, qui les rejoignaient, avec le même sourire d’immense bonheur. Et, lorsque les deux couples furent réunis, si éclatants, si triomphants de vie heureuse et superbe, il n’eut plus la force de rester là, de les voir et de souffrir.

« J’ai une soif à crever, dit-il brutalement. Venez donc au buffet boire quelque chose. »

Et il manœuvra pour se glisser derrière la foule, le long des fenêtres, de manière à ne pas être remarqué, en gagnant la porte de la salle des antiques, à l’extrémité de la galerie.

Comme Pierre le suivait, un flot de monde les sépara, et le prêtre se trouva porté vers les deux couples, qui causaient toujours tendrement Celia, l’ayant reconnu, l’appela d’un petit geste amical. Elle était en extase devant Benedetta, dans son culte ardent de la beauté, joignant devant elle ses petites mains de lis, comme elle les joignait devant la Madone.

« Oh ! monsieur l’abbé, faites-moi ce plaisir, dites-lui qu’elle est belle, oh ! plus belle que tout ce qu’il y a de plus beau sur la terre, plus belle que le soleil, la lune et les étoiles !... Si tu savais, chérie, ça m’en donne un frisson, de te voir belle à ce point, belle comme le bonheur, belle comme l’amour ! »

Benedetta se mit à rire, pendant que les deux jeunes gens s’égayaient.

« Tu es aussi belle que moi, chérie... C’est parce que nous sommes heureuses que nous sommes belles. »

Celia répéta doucement :

« Oui, oui, heureuse !... Te rappelles-tu le soir où tu me disais que ça ne réussissait guère, de marier le roi et le pape ? Attilio et moi, nous les marions, et nous sommes si heureux pourtant !

– Mais Dario et moi, nous ne les marions pas, au contraire ! reprit gaiement Benedetta. Va, va, comme tu me l’as répondu, ce même soir, il suffit de s’aimer, et l’on sauve le monde ! »

Lorsque Pierre put enfin gagner la porte de la salle des antiques, où était installé le buffet, il y retrouva Prada debout, cloué là, immobilisé, s’emplissant quand même les yeux de l’atroce spectacle qu’il voulait fuir. Il avait dû se retourner, voir, voir encore. Et ce fut ainsi qu’il assista, le cœur saignant, à la reprise des danses, la première figure d’un quadrille, que l’orchestre jouait avec l’éclat de ses cuivres. Benedetta et Dario, Celia et Attilio, se faisaient vis-à-vis. Cela fut si charmant, si adorable ces deux couples de jeunesse et de joie, dansant dans la clarté blanche, dans le luxe et dans l’odeur d’amour, que le roi et la reine s’approchèrent, s’intéressèrent. Il y eut des bravos d’admiration, une infinie tendresse s’épandit de tous les cœurs.

« Je crève de soif, venez donc ! » répéta Prada, qui put enfin s’arracher à sa torture.

Il se fit servir un verre de limonade glacée, il l’avala d’un trait, de l’air goulu d’un fiévreux qui jamais plus n’apaisera le feu intérieur dont il est brûlé.

Cette salle des antiques était une vaste pièce, dallée d’une mosaïque, décorée de stuc, où se trouvait, le long des murs, une célèbre collection de vases, de bas-reliefs, de statues. Les marbres dominaient, il y avait là pourtant quelques bronzes, entre autres un Gladiateur mourant, d’une beauté incomparable. Mais la merveille était la fameuse Vénus, un pendant à la Vénus du Capitole, plus fine, plus souple, le bras gauche détendu, en un geste de voluptueux abandon. Ce soir-là, un puissant réflecteur électrique jetait sur elle une éblouissante clarté d’astre ; et le marbre, dans sa divine et pure nudité, semblait vivre d’une vie surhumaine, immortelle.

Contre le mur du fond, on avait installé le buffet, une longue table, recouverte d’une nappe brodée, chargée d’assiettes de fruits, de pâtisseries, de viandes froides. Des gerbes de fleurs s’y dressaient, au milieu des bouteilles de champagne, des punchs brûlants et des sorbets glacés, de l’armée des verres, des tasses à thé et des bols à bouillon, toute une richesse de cristaux, de porcelaines, d’argenterie étincelante aux lumières. Et l’innovation heureuse était qu’on avait empli toute une moitié de la salle par des rangées de petites tables, où les invités, au lieu de consommer debout, pouvaient s’asseoir et se faire servir, comme dans un café.

Pierre, à une de ces petites tables, aperçut Narcisse, assis près d’une jeune femme ; et Prada s’approcha, en reconnaissant Lisbeth.

« Vous voyez que vous me retrouvez en belle compagnie, dit galamment l’attaché d’ambassade. Puisque vous m’aviez perdu je n’ai rien trouvé de mieux que d’aller offrir mon bras à madame pour l’amener ici.

– Une bonne idée, dit Lisbeth avec son joli rire, d’autant plus que j’avais très soif. »

Ils s’étaient fait servir du café glacé, qu’ils buvaient lentement, à l’aide de petites cuillers de vermeil.

« Moi aussi, déclara le comte, je meurs de soif, je ne puis pas me désaltérer... Vous nous invitez, n’est-ce pas ? cher monsieur. Ce café-là va peut-être me calmer un peu... Ah ! chère amie, que je vous présente donc M. l’abbé Froment, un jeune prêtre français des plus distingués. »

Tous quatre demeurèrent longtemps assis, causant et s’égayant un peu des invités qui défilaient. Mais Prada restait préoccupé, malgré sa galanterie habituelle pour son amie ; par moments, il l’oubliait retombait dans sa souffrance, et ses yeux quand même, retournaient vers la galerie voisine, d’où lui arrivaient des bruits de musique et de danse.

« Eh bien ! mon ami, à quoi donc pensez-vous ? demanda gentiment Lisbeth, en le voyant à un moment si pâle, si perdu. Etes-vous indisposé ? »

Il ne répondit pas, il dit tout d’un coup :

« Tenez ! voyez donc, voilà le vrai couple, voilà l’amour et le bonheur ! »

Et il indiquait d’un petit geste la marquise Montefiori, la mère de Dario, et son second mari, ce Jules Laporte, cet ancien sergent de la garde suisse, plus jeune qu’elle de quinze ans, qu’elle avait pêché au Corso, de ses yeux de flamme restés superbes, et dont elle avait fait un marquis Montefiori, triomphalement, pour l’avoir tout à elle. Dans les bals, dans les soirées, elle ne le lâchait pas, le gardait à son bras malgré l’usage, se faisait conduire au buffet par lui tant elle était heureuse de le montrer, en beau garçon dont elle était fière. Et tous les deux buvaient du champagne, mangeaient des sandwichs, debout, elle extraordinaire encore de beauté massive, malgré ses cinquante ans passés, lui de fière tournure, les moustaches au vent, en aventurier heureux dont la brutalité gaie plaisait aux dames.

« Vous savez, reprit le comte plus bas, qu’elle a dû le tirer d’une vilaine aventure. Oui, il plaçait des reliques, il vivotait en faisant le courtage pour les couvents de Belgique et de France, et il avait lancé toute une affaire de reliques fausses, des juifs d’ici qui fabriquaient de petits reliquaires anciens avec des débris d’os de mouton, le tout scellé, signé par les autorités les plus authentiques. On a étouffé cette affaire, dans laquelle trois prélats se trouvaient également compromis... Ah ! l’heureux homme ! Regardez donc comme elle le dévore des yeux ! Et lui, est-il assez grand seigneur, avec sa façon de lui tenir cette assiette, où elle mange un blanc de volaille ! »

Puis, rudement, avec une ironie sourde et âpre, il continua, en parlant des amours à Rome. Les femmes y étaient ignorantes, têtues et jalouses. Quand une femme y avait conquis un homme, elle le gardait la vie entière, il devenait son bien, sa chose, dont elle disposait à toute heure pour son plaisir à elle. Et il citait des liaisons sans fin, celle entre autres de donna Serafina et de Morano, devenues de véritables mariages ; et il raillait ce manque de fantaisie, ce don total et trop lourd, ces baisers qui s’embourgeoisaient, qui ne pouvaient finir, s’ils finissaient, qu’au milieu des catastrophes les plus désagréables.

« Mais qu’avez-vous, qu’avez-vous donc, mon bon ami ? se récria de nouveau Lisbeth en riant. C’est très gentil au contraire, ce que vous nous racontez là ! Lorsqu’on s’aime, il faut bien s’aimer toujours. »

Elle était délicieuse, avec ses fins cheveux blonds envolés, sa délicate nudité blonde ; et Narcisse, languissant, les yeux à demi fermés, la compara à une figure de Botticelli, qu’il avait vue à Florence. La nuit s’avançait, Pierre était retombé dans sa préoccupation assombrie, lorsqu’il entendit une femme, qui passait, dire qu’on dansait déjà le cotillon. En effet, les cuivres de l’orchestre sonnaient au loin, et il se rappela brusquement le rendez-vous que monsignore Nani lui avait donné, dans le petit salon des glaces.

« Vous partez ? demanda vivement Prada, en voyant que le prêtre saluait Lisbeth.

– Non, non ! pas encore.

– Ah ! bon, ne partez pas sans moi. Je veux marcher un peu, je vous accompagnerai jusque là-bas... N’est-ce pas ? vous me retrouverez ici. »

Pierre dut traverser deux salons, un jaune et un bleu, avant d’arriver, tout au bout, au petit salon des glaces. Ce dernier était en vérité une merveille, d’un rococo exquis, une rotonde de glaces pâlies, que d’admirables bois dorés encadraient. Même au plafond, les glaces continuaient en pans inclinés, de sorte que, de toutes parts, les images se multipliaient, se mêlaient, se renversaient, à l’infini. Par une heureuse discrétion, l’électricité n’y avait pas été mise, deux candélabres seulement y brûlaient, chargés de bougies roses. Les tentures et le meuble étaient de soie bleue très tendre. Et l’impression, en entrant, était d’une douceur, d’un charme sans pareil, comme si l’on était entré chez les fées reines des sources, au milieu d’un palais d’eaux limpides, illuminé jusqu’aux plus lointaines profondeurs, par des bouquets d’étoiles.

Tout de suite Pierre aperçut monsignore Nani, assis paisiblement sur un canapé bas ; et, comme ce dernier l’avait espéré, il se trouvait absolument seul, le cotillon ayant attiré la foule vers la galerie. Un grand silence régnait, on entendait à peine l’orchestre qui venait mourir là, en un vague petit souffle de flûte.

Le prêtre s’excusa de s’être fait attendre.

« Non, non, mon cher fils, dit monsignore Nani, avec son amabilité que rien n’épuisait, j’étais fort bien dans cet asile... Quand j’ai vu la foule par trop menaçante, je me suis réfugié ici. »

Il ne parla pas de Leurs Majestés, mais il laissait entendre qu’il avait évité leur présence, courtoisement. S’il était venu, c’était par grande tendresse pour Celia ; et c’était aussi dans un but de très délicate diplomatie, pour que le Vatican ne parût pas rompre tout à fait avec les Buongiovanni, cette ancienne famille si fameuse dans les fastes de la papauté. Sans doute le Vatican ne pouvait signer à ce mariage, qui semblait unir la vieille Rome au jeune royaume d’Italie ; mais, cependant, il ne voulait pas non plus avoir l’air de disparaître, de se désintéresser, en abandonnant ses plus fidèles serviteurs.

« Voyons, mon cher fils, reprit le prélat, il s’agit maintenant de vous... Je vous ai dit que, si la congrégation de l’Index avait conclu à la condamnation de votre livre, la sentence ne serait soumise au Saint-Père, et signée par lui, qu’après-demain. Vous avez donc toute une journée encore devant vous. »

Pierre ne put s’empêcher de l’interrompre, avec une vivacité douloureuse.

« Hélas ! monseigneur, que voulez-vous que je fasse ? J’ai déjà réfléchi, je ne trouve aucune occasion, aucun moyen de me défendre... Voir Sa Sainteté, et comment, maintenant qu’elle est malade !

– Oh ! malade, malade, murmura Nani de son air fin, Sa Sainteté va beaucoup mieux, puisque j’ai eu, aujourd’hui même, comme tous les mercredis, l’honneur d’être reçu par elle. Quand elle est fatiguée un peu, et qu’on la dit très malade, elle laisse dire : ça la repose et ça lui permet de juger, autour d’elle, certaines ambitions et certaines impatiences. »

Mais Pierre était trop bouleversé pour écouter attentivement. Il continua :

« Non, c’est fini, je suis désespéré. Vous m’avez parlé d’un miracle possible, je ne crois guère aux miracles. Puisque je suis battu à Rome, je repartirai, je retournerai à Paris, où je continuerai la lutte... Oui ! mon âme ne peut se résigner, mon espoir du salut par l’amour ne peut mourir, et je répondrai par un nouveau livre, et je dirai dans quelle terre neuve doit pousser la religion nouvelle ! » Il y eut un silence. Nani le regardait de ses yeux clairs, où l’intelligence avait la netteté et le tranchant de l’acier. Dans le grand calme, dans l’air lourd et chaud du petit salon, dont les glaces reflétaient les bougies sans nombre, un éclat plus sonore de l’orchestre entra, déroula un lent bercement de valse, puis mourut.

« Mon cher fils, la colère est mauvaise... Vous rappelez-vous que, dès votre arrivée, je vous ai promis, lorsque vous auriez vainement tâché d’être reçu par le Saint-Père, de faire à mon tour une tentative ? »

Et, voyant le jeune prêtre s’agiter :

« Ecoutez-moi, ne vous excitez pas... Sa Sainteté, hélas ! n’est pas toujours conseillée prudemment. Elle a autour d’elle des personnes dont le dévouement manque parfois de l’intelligence désirable. Je vous l’ai déjà dit, je vous ai mis en garde contre les démarches inconsidérées... C’est pourquoi j’ai tenu, il y a trois semaines déjà, à remettre moi-même votre livre à Sa Sainteté, pour qu’elle daignât y jeter les yeux. Je me doutais bien qu’on l’avait empêché d’arriver jusqu’à elle... Et voilà ce que j’étais chargé de vous dire : Sa Sainteté, qui a eu l’extrême bonté de lire votre livre, désire formellement vous voir. »

Un cri de joie et de remerciement jaillit de la gorge de Pierre.

« Ah ! monseigneur, ah ! monseigneur ! » Mais Nani le fit taire vivement, regarda autour d’eux, d’un air d’inquiétude extrême, comme s’il eût redouté qu’on pût les entendre.

« Chut ! chut ! c’est un secret, Sa Sainteté désire vous recevoir tout à fait en particulier, sans mettre personne dans la confidence... Ecoutez bien. Il est deux heures du matin, n’est-ce pas ? Aujourd’hui même, à neuf heures précises du soir, vous vous présenterez au Vatican, en demandant à toutes les portes M. Squadra. Partout, on vous laissera passer. En haut, M. Squadra vous attendra et vous introduira... Et pas un mot, que pas une âme ne se doute de ces choses ! »

Le bonheur, la reconnaissance de Pierre débordèrent enfin. Il avait saisi les deux mains douces et grasses du prélat.

« Ah ! monseigneur, comment vous exprimer toute ma gratitude ? Si vous saviez, la nuit et la révolte étaient dans mon âme, depuis que je me sentais le jouet de ces Eminences puissantes qui se moquaient de moi !... Mais vous me sauvez, je suis de nouveau sûr de vaincre, puisque je vais pouvoir enfin me jeter aux pieds de Sa Sainteté, le Père de toute vérité et de toute justice. Il ne peut que m’absoudre, moi qui l’aime, qui l’admire, qui suis convaincu de n’avoir lutté jamais que pour sa politique et ses idées les plus chères... Non, non ! c’est impossible, il ne signera pas, il ne condamnera pas mon livre ! »

Nani, qui avait dégagé ses mains, tâchait de le calmer, d’un geste paternel, tout en gardant son petit sourire de mépris, pour une telle dépense inutile d’enthousiasme. Il y parvint, il le supplia de s’éloigner. L’orchestre avait repris, au loin. Puis, lorsque le prêtre se retira, en le remerciant encore, il lui dit simplement :

« Mon cher fils, souvenez-vous que, seule, l’obéissance est grande. »

Pierre, qui n’avait plus que l’idée de partir, retrouva presque tout de suite Prada, dans la salle des armures. Leurs Majestés venaient de quitter le bal, en grande cérémonie, accompagnées par les Buongiovanni et les Sacco. La reine avait maternellement embrassé Celia, pendant que le roi serrait la main d’Attilio, honneurs d’une bonhomie charmante dont les deux familles rayonnaient. Mais beaucoup d’invités suivaient l’exemple des souverains, s’en allaient déjà par petits groupes. Et le comte, qui paraissait singulièrement énervé, plus âpre et plus amer, était impatient de partir, lui aussi.

« Enfin, c’est vous, je vous attendais. Eh bien ! filons vite voulez-vous ?... Votre compatriote, M. Narcisse Habert, m’a prié de vous dire que vous ne le cherchiez pas. Il est descendu, pour accompagner mon amie Lisbeth jusqu’à sa voiture... Moi, décidément, j’ai besoin d’air. Je veux faire un tour à pied, je vais aller avec vous jusqu’à la rue Giulia. »

Puis, comme tous deux reprenaient leurs vêtements au vestiaire il ne put s’empêcher de ricaner, en ajoutant de sa voix brutale :

« Je viens de les voir partir tous les quatre ensemble, vos bons amis ; et vous faites bien d’aimer rentrer à pied, car il n’y avait pas de place pour vous dans le carrosse... Cette donna Serafina quelle belle effronterie, à son âge, de s’être traînée ici, avec son Morano, pour triompher du retour de l’infidèle !... Et les deux autres, les deux jeunes, ah ! j’avoue qu’il m’est difficile de parler d’eux tranquillement, car ils ont commis cette nuit, en se montrant de la sorte, une abomination d’une impudence et d’une cruauté rares ! »

Ses mains tremblaient, il murmura encore :

« Bon voyage, bon voyage au jeune homme, puisqu’il part pour Naples !... Oui, j’ai entendu dire à Celia qu’il partait ce soir, à six heures, pour Naples. Eh bien ! que mes vœux l’accompagnent, bon voyage ! »

Dehors, les deux hommes eurent une sensation délicieuse, au sortir de la chaleur étouffante des salles, en entrant dans l’admirable nuit, limpide et froide. C’était une nuit de pleine lune superbe, une de ces nuits de Rome, où la ville dort sous le ciel immense, dans une clarté élyséenne, comme bercée d’un rêve d’infini. Et ils prirent le beau chemin, ils descendirent le Corso, suivirent ensuite le cours Victor-Emmanuel.

Prada s’était un peu calmé, mais il restait ironique, il parlait pour s’étourdir sans doute, avec une abondance fiévreuse, revenant aux femmes de Rome, à cette fête qu’il avait trouvée splendide, et qu’il raillait maintenant.

« Oui, elles ont de belles robes, mais qui ne leur vont pas, des robes qu’elles font venir de Paris, et qu’elles n’ont pu naturellement essayer. C’est comme leurs bijoux, elles ont encore des diamants et surtout des perles de toute beauté, mais montés si lourdement, qu’ils sont affreux en somme. Et si vous saviez leur ignorance, leur frivolité, sous leur apparente morgue ! Tout est chez elles en surface, même la religion : dessous, il n’y a rien, qu’un vide insondable. Je les regardais, au buffet, manger à belles dents. Ah ! pour ça, elles ont un vigoureux appétit ! Remarquez que, ce soir, les invités se sont conduits assez bien, on n’a pas trop dévoré. Mais, si vous assistiez à un bal de la cour, vous verriez un pillage sans nom, le buffet assiégé, les plats engloutis, une bousculade d’une voracité extraordinaire ! »

Pierre ne répondait que par des monosyllabes. Il tétait tout à sa joie débordante, à cette audience du pape, qu’il rêvait déjà, la préparant dans ses moindres détails, sans pouvoir se confier à personne. Et les pas des deux hommes sonnaient sur le pavé sec, dans la large rue, déserte et claire, tandis que la lune découpait nettement les ombres noires.

Brusquement, Prada se tut. Il était à bout de bravoure bavarde, envahi tout entier et comme paralysé par l’effrayante lutte qui se livrait en lui. À deux reprises déjà, il avait touché, dans la poche de son habit, le billet écrit au crayon, dont il se répétait les quatre lignes : « Une légende assure que le figuier de Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. Ne mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules. » Le billet était bien là, il le sentait ; et, s’il avait voulu accompagner Pierre, c’était pour le jeter dans la boîte du palais Boccanera. Il continuait à marcher d’un pas vif, le billet serait dans la boîte avant dix minutes, aucune puissance au monde ne pouvait l’empêcher de l’y jeter, puisque sa volonté était arrêtée formellement. Jamais il ne commettrait le crime de laisser empoisonner les gens.

Mais il souffrait une torture si abominable ! Cette Benedetta et ce Dario venaient de soulever en lui un tel orage de haine jalouse ! Il en oubliait Lisbeth, qu’il aimait, et cet enfant, ce petit être de sa chair, dont il était si orgueilleux. Toujours la femme l’avait ravagé d’un désir de mâle conquérant, il n’avait violemment joui que de celles qui résistaient. Et, aujourd’hui, il en existait une au monde, qu’il avait voulue, qu’il avait achetée en l’épousant et qui s’était refusée ensuite. Cette femme sienne, il ne l’avait pas eue, il ne l’aurait jamais. Pour l’avoir, autrefois, il aurait incendié Rome ; maintenant, il se demandait ce qu’il allait bien faire, pour l’empêcher d’être à un autre. Ah ! c’était cette pensée qui rouvrait la plaie saignante à son flanc, la pensée de cet autre jouissant de son bien. Comme ils devaient se moquer de lui ensemble ! Comme ils s’étaient plu à le ridiculiser en lançant le mensonge de sa prétendue impuissance, dont il se sentait quand même atteint, malgré toutes les preuves qu’il pourrait faire de sa virilité. Sans trop y croire, il les avait accusés d’être amant et maîtresse depuis longtemps, se rejoignant la nuit, n’ayant qu’une alcôve, au fond de ce sombre palais Boccanera, dont les histoires d’amour étaient légendaires. À présent, cela certainement allait être, puisqu’ils étaient libres, déliés au moins du lien religieux. Il les voyait côte à côte sur la même couche, il évoquait des visions brûlantes, leurs étreintes, leurs baisers, le ravissement de leur délire. Ah ! non, ah ! non, c’était impossible, la terre croulerait plutôt !

Puis, comme Pierre et lui quittaient le cours Victor-Emmanuel pour s’engager parmi les anciennes rues, étranglées et tortueuses qui conduisent à la rue Giulia, il se revit jetant le billet dans la boîte du palais. Ensuite, il se disait comment les choses devaient se passer. Le billet dormirait jusqu’au matin dans la boîte. Don Vigilio, le secrétaire, qui, sur l’ordre formel du cardinal, gardait la clé de cette boîte, descendrait de bonne heure, trouverait la lettre, la remettrait à Son Eminence, laquelle ne permettait pas qu’on en décachetât aucune. Et les figues seraient jetées, il n’y aurait plus de crime possible, le monde noir ferait le silence. Mais, pourtant, si le billet ne se trouvait pas dans la boîte, que se produirait-il ? Alors, il admit cette supposition, vit nettement les figues arriver sur la table, au dîner d’une heure, dans leur joli petit panier, si coquettement recouvert de feuilles. Dario était là comme de coutume, seul avec son oncle, puisqu’il ne partait pour Naples que le soir. L’oncle et le neveu mangeaient-ils l’un et l’autre des figues, ou bien un seul, et lequel des deux ? Ici, la vision se brouillait, c’était de nouveau le destin en marche, ce destin qu’il avait rencontré sur la route de Frascati, allant à son but inconnu, sans arrêt possible, au travers des obstacles. Le petit panier de figues allait, allait toujours, à sa besogne nécessaire, qu’aucune main au monde n’était assez forte pour empêcher.

La rue Giulia s’allongeait sans fin, toute blanche de lune, et Pierre sortit comme d’un rêve, devant le palais Boccanera, noir sous le ciel d’argent. Trois heures du matin sonnaient à une église du voisinage. Et il se sentit un petit frisson, en entendant près de lui cette plainte douloureuse de fauve blessé à mort, ce sourd grondement involontaire que le comte, dans sa lutte affreuse, venait de laisser échapper de nouveau.

Mais, tout de suite, il eut un rire qui raillait, il dit en serrant la main du prêtre :

« Non, non, je ne vais pas plus loin... Si l’on me voyait ici, à cette heure, on croirait que je suis retombé amoureux de ma femme. »

Il alluma un cigare, et il s’en alla, dans la nuit claire, sans se retourner.

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