XVI

Le lendemain, au retour du cimetière, après l’enterrement Pierre déjeuna seul dans sa chambre, en se réservant de prendre l’après-midi, congé du cardinal et de donna Serafina. Il quittait Rome le soir, il partait par le train de dix heures dix-sept. Rien ne le retenait plus, il n’y avait plus qu’une visite qu’il voulait rendre, une visite dernière au vieil Orlando, le héros de l’indépendance, auquel il avait fait la formelle promesse de ne point retourner à Paris, sans venir causer longuement. Et, vers deux heures, il envoya chercher un fiacre qui le conduisit rue du 20-Septembre.

Toute la nuit, il avait plu, une pluie fine dont l’humidité noyait la ville d’une vapeur grise. Cette pluie avait cessé, mais le ciel restait sombre, et les grands palais neufs de la rue du 20-Septembre sous ce morne ciel de décembre, avaient des façades livides, d’une mélancolie interminable, avec leurs balcons tous pareils, leurs rangs réguliers de fenêtres qui n’en finissaient pas. Le ministère des Finances surtout, ce colossal entassement de maçonnerie et de sculptures, prenait une apparence de ville morte, la tristesse infinie d’un grand corps exsangue, dont la vie s’était retirée. La pluie avait adouci l’air, il faisait presque chaud, une tiédeur moite de fièvre.

Pierre, dans le vestibule du petit palais de Prada, fut surpris de se rencontrer avec quatre ou cinq messieurs, en train de retirer leurs paletots ; et un serviteur lui dit que monsieur le comte avait une réunion avec des entrepreneurs. Puisque monsieur l’abbé venait voir le père de monsieur le comte, il n’avait d’ailleurs qu’à monter au troisième étage. La petite porte, à droite sur le palier.

Mais, au premier étage, Pierre se trouva brusquement face à face avec Prada, qui recevait ses entrepreneurs. Et il remarqua qu’il devenait, en le reconnaissant d’une pâleur affreuse. Depuis l’épouvantable drame, ils ne s’étaient pas revus. Aussi le prêtre comprit-il quel trouble sa présence éveillait chez cet homme quel souvenir importun de complicité morale, quelle mortelle inquiétude d’avoir été deviné.

« Vous venez me voir, vous avez quelque chose à me dire ?

– Non, je pars, je viens faire mes adieux à votre père. »

La pâleur de Prada s’accrut, un frémissement agita toute sa face.

« Ah ! c’est pour mon père... Il est un peu souffrant, ménagez-le. »

Et son angoisse confessait clairement, malgré lui, tout ce qu’il redoutait, une parole imprudente, peut-être même une mission, dernière la malédiction de cet homme et de cette femme qu’il avait tués. Sûrement, son père en serait mort, lui aussi.

« Ah ! est-ce contrariant, je ne puis monter avec vous ! Ces messieurs sont là qui m’attendent... Mon Dieu ! que je suis contrarié ! Dès que je vais le pouvoir, je vous rejoindrai, oh ! tout de suite, tout de suite ! »

Ne sachant comment l’arrêter, il fallait bien qu’il le laissât se trouver seul avec son père, pendant que lui-même restait là, cloué par ses affaires d’argent, qui périclitaient. Mais de quels yeux de détresse il le regarda monter, comme il le suppliait de tout son frisson ! Son père, le seul amour véritable, la grande passion pure et fidèle de sa vie !

« Ne le faites pas trop parler, égayez-le, n’est-ce pas ? »

En haut, ce ne fut pas Batista, l’ancien soldat si dévoué à son maître, qui vint ouvrir, mais un tout jeune homme que Pierre ne remarqua point d’abord. Et ce dernier retrouva la petite chambre toute nue, toute blanche, tapissée simplement d’un papier clair, à fleurettes bleues, avec son pauvre lit de fer derrière un paravent, ses quatre planches contre un mur, servant de bibliothèque, sa table de bois noir et ses deux chaises de paille, pour tout mobilier. Et, par la fenêtre large et claire, sans rideaux, c’était le même admirable panorama de Rome, toute Rome jusqu’aux arbres lointains du Janicule, une Rome écrasée, ce jour-là, sous un ciel de plomb, envahie d’une ombre de morne tristesse. Mais le vieil Orlando, lui, n’avait pas changé, avec sa tête superbe de vieux lion blanchi, au mufle puissant, aux yeux de jeunesse, étincelant encore des passions qui avaient grondé dans cette âme de feu. Pierre le retrouvait sur le même fauteuil, près de la même table, encombrée par les mêmes journaux, les jambes enveloppées, ensevelies dans la même couverture noire, comme si ces jambes mortes l’eussent immobilisé là dans une gaine de pierre, à ce point qu’à des mois, à des années de distance, on était sûr de l’y revoir sans nul changement possible, avec son buste vivant, sa face qui éclatait de force et d’intelligence.

Cependant, par cette journée grise, il paraissait abattu, le visage assombri.

« Ah ! vous voici, cher monsieur Froment. Depuis trois jours, je songe à vous, je vis les atroces jours que vous avez dû vivre, dans ce tragique palais Boccanera. Mon Dieu ! quel épouvantable deuil ! J’en ai le cœur retourné, ces journaux viennent encore de me bouleverser l’âme, avec les nouveaux détails qu’ils donnent. »

Il indiquait les journaux épars sur la table. Puis, il écarta d’un geste la sombre histoire, cette figure de Benedetta morte, qui le hantait.

« Voyons, et vous ?

– Je pars ce soir, je n’ai pas voulu quitter Rome sans serrer vos mains vaillantes.

– Vous partez ? Mais votre livre ?

– Mon livre... J’ai été reçu par le Saint-Père, je me suis soumis, j’ai réprouvé mon livre. » Orlando le regarda fixement. Il y eut un court silence, pendant lequel leurs yeux se dirent, sur le cas, tout ce qu’il y avait à dire. Et ni l’un ni l’autre ne sentit la nécessité d’une explication plus longue. Le vieillard conclut simplement :

« Vous avez bien fait, votre livre était une chimère.

– Oui, une chimère, un enfantillage, et je l’ai condamné moi-même, au nom de la vérité et de la raison. »

Un sourire reparut sur les lèvres douloureuses du héros foudroyé.

« Alors, vous avez vu, vous avez compris, vous savez maintenant ?

– Oui, je sais, et c’est pourquoi je n’ai pas voulu partir sans avoir avec vous la bonne et franche conversation que nous nous sommes promise. »

Ce fut une joie pour Orlando. Mais, tout d’un coup, il parut se rappeler le jeune homme qui était allé ouvrir la porte, puis qui avait repris modestement sa place, sur une chaise, à l’écart, près de la fenêtre. C’était presque un enfant, vingt ans à peine, imberbe encore, d’une beauté blonde comme il en fleurit parfois à Naples avec de longs cheveux bouclés, un teint de lis, une bouche de rose, des yeux surtout d’une langueur rêveuse et d’une infinie douceur. Et le vieillard le présenta paternellement : Angiolo Mascara, le petit-fils d’un de ses vieux camarades de guerre, l’épique Mascara des Mille, qui était mort en héros, le corps troué de cent blessures.

« Je le fais venir pour le gronder, continua-t-il en souriant. Imaginez-vous que ce gaillard-là, avec son air de fille, donne dans les idées nouvelles ! Il est anarchiste, des trois ou quatre douzaines d’anarchistes que nous comptons en Italie. Un brave petit au fond, qui n’a plus que sa mère, qui la soutient, grâce au maigre emploi qu’il occupe et d’où il va se faire chasser, un de ces beaux matins... Voyons, voyons, mon enfant, il faut que tu me promettes d’être raisonnable. »

Alors, Angiolo, dont les vêtements usés et propres disaient en effet la misère décente, répondit d’une voix grave, musicale :

« Je suis raisonnable, ce sont les autres, tous les autres qui ne le sont pas. Quand tous les hommes seront raisonnables, voudront la vérité et la justice, le monde sera heureux.

– Ah ! si vous croyez qu’il cédera ! cria Orlando. Ah ! mon pauvre enfant, la justice, la vérité, demande à M. l’abbé si l’on sait jamais où elles sont. Enfin, il faut te laisser le temps de vivre, de voir et de comprendre ! »

Et, sans plus s’occuper de lui, il revint à Pierre. Mais Angiolo resta dans son coin, l’air très sage, les yeux ardemment fixés sur les interlocuteurs, les oreilles ouvertes et frémissantes, ne perdant pas une de leurs paroles.

« Je vous l’avais bien dit, mon cher monsieur Froment, que vos idées changeraient et que la connaissance de Rome vous amènerait à des opinions plus exactes, beaucoup mieux que tous les beaux discours dont j’aurais tâché de vous convaincre. Ainsi je n’ai jamais douté que vous retireriez votre livre, de votre plein gré, comme une erreur fâcheuse, dès que les choses et les hommes vous auraient renseigné sur le Vatican... Mais, n’est-ce pas ? mettons le Vatican de côté, il n’y a là rien à faire, qu’à le laisser crouler, dans sa ruine lente et inévitable. Ce qui m’intéresse, moi ce qui me passionne encore, c’est la Rome italienne, notre Rome si amoureusement conquise, si fiévreusement ressuscitée, que vous traitiez en quantité négligeable, et que vous avez vue, et dont nous pouvons parler en gens qui se comprennent, maintenant que vous la connaissez. »

Tout de suite, il concéda beaucoup, avoua les fautes commises reconnut l’état déplorable des finances, les difficultés graves de toutes sortes, en homme d’intelligence et de bon sens, qui, cloué par la paralysie, loin de la lutte, avait les journées entières pour réfléchir et s’inquiéter. Ah ! sa conquête, son Italie adorée, pour laquelle il aurait voulu donner encore le sang de ses veines, à quelles inquiétudes mortelles, à quelles indicibles souffrances elle était de nouveau tombée ! Ils avaient péché par un légitime orgueil, ils étaient allés trop vite en voulant improviser un grand peuple, en rêvant de faire de l’antique Rome une grande capitale moderne, d’un simple coup de baguette. Et de là cette folie des quartiers neufs, cette spéculation démente sur les terrains et sur les constructions, qui avait mis la nation à deux doigts de la banqueroute.

Doucement, Pierre l’interrompit, pour lui dire la formule à laquelle il en était arrivé, après ses courses et ses études dans Rome.

« Oh ! cette fièvre, cette curée de la première heure, cette débâcle financière, ce n’est rien encore. Toutes les plaies d’argent se réparent. Mais le grave est que votre Italie reste à faire... Plus d’aristocratie, pas encore de peuple, et une bourgeoisie née d’hier, dévorante, en train de manger en herbe la riche moisson future. »

Il y eut un silence. Orlando hocha tristement sa tête de vieux lion, désormais impuissant. Cette dureté nette de la formule le frappait au cœur.

« Oui, oui, c’est cela, vous avez bien vu. Pourquoi mentir, pourquoi dire non, quand les faits sont là, évidents aux yeux de tous ?.. Cette bourgeoisie, mon Dieu ! cette classe moyenne, dont je vous avais déjà parlé, si affamée de places, d’emplois, de distinctions, de panache, et si avare avec cela, si méfiante pour son argent, qu’elle place dans les banques, sans jamais le risquer dans l’agriculture dans l’industrie ou dans le commerce, dévorée du seul besoin de jouir en ne faisant rien, inintelligente au point de ne pas voir qu’elle tue son pays par son dégoût du travail, son mépris du peuple, sa passion unique de vivre petitement au soleil, avec la gloriole d’appartenir à une administration quelconque... Et cette aristocratie qui se meurt, ce patriciat découronné, ruiné, tombé à l’abâtardissement des races finissantes, le plus grand nombre réduits à la misère, les autres, les rares qui ont gardé leur argent, écrasés sous les impôts trop lourds, n’ayant plus que des fortunes mortes, incapables de renouvellement, diminuées par les continuels partages, destinées à bientôt disparaître, avec les princes eux-mêmes, dans l’écroulement des vieux palais, devenus inutiles...

Et le peuple enfin, ce pauvre peuple qui a tant souffert, qui souffre encore, mais qui est tellement habitué à sa souffrance, qu’il ne paraît seulement pas concevoir l’idée d’en sortir, aveugle et sourd poussant les choses jusqu’à regretter peut-être l’ancienne servitude d’un accablement stupide de bête sur son fumier, d’une ignorance totale, l’abominable ignorance qui est l’unique cause de sa misère sans espoir, sans lendemain, sans cette consolation de comprendre que cette Italie, cette Rome, c’est pour lui, pour lui seul, que nous les avons conquises et que nous tâchons de les ressusciter, dans leur ancienne gloire... Oui oui, plus d’aristocratie, pas encore de peuple et une bourgeoisie si inquiétante ! Comment ne pas céder parfois aux terreurs des pessimistes, de ceux qui prétendent que tous nos malheurs ne sont rien encore, que nous allons à des catastrophes bien plus terribles, comme si nous n’en étions qu’aux premiers symptômes de la fin de notre race, précurseurs de l’anéantissement final ! »

Il avait levé vers la fenêtre, vers la lumière, ses deux grands bras frémissants, et Pierre, très ému, se rappela ce geste de détresse suppliante, qu’il avait vu faire la veille au cardinal Boccanera, dans son appel à la puissance divine. Tous deux, si opposés de croyance, avaient la même grandeur désespérée et farouche.

« Et, je vous l’ai dit le premier jour, nous n’avons pourtant voulu que les seules choses logiques et inévitables. Cette Rome, avec son passé de splendeur et de domination, qui pèse si lourdement sur nous, nous ne pouvions pas ne pas la prendre pour capitale, car elle seule était le lien, le symbole vivant de notre unité, en même temps que la promesse d’éternité, le renouveau de notre grand rêve de résurrection et de gloire. »

Il continua, il reconnut toutes les conditions désastreuses de Rome capitale. Une ville de simple décor, au sol épuisé, restée à l’écart de la vie moderne, une ville malsaine, sans industrie ni commerce possibles, invinciblement envahie par la mort, au milieu du désert stérile de sa Campagne. Puis, il la montra devant les autres villes qui la jalousent : Florence, devenue si indifférente, si sceptique pourtant, d’une humeur d’insouciance heureuse, inexplicable après les passions frénétiques, les flots de sang de son histoire ; Naples, à qui son clair soleil suffit encore, avec son peuple enfant, qu’on ne sait si l’on doit plaindre de son ignorance et de sa misère, puisqu’il paraît en jouir si paresseusement ; Venise, résignée à n’être plus qu’une merveille de l’art ancien, qu’on devrait mettre sous verre, pour la conserver intacte, endormie dans le faste et la souveraineté de ses annales ; Gènes, toute à son commerce, active et bruyante, une des dernières reines de cette Méditerranée, de ce lac aujourd’hui infime qui a été ; la mer opulente, le centre où roulaient les richesses du monde ; Turin et Milan surtout, les industrielles, les commerciales, si vivantes, si modernisées, que les touristes les dédaignent comme n’étant pas des villes italiennes, toutes deux sauvées du sommeil des ruines, entrées dans l’évolution occidentale qui prépare le prochain siècle. Ah ! cette vieille Italie, fallait-il donc la laisser crouler, telle qu’un musée poussiéreux, pour le plaisir des âmes artistes, comme sont en train de crouler ses petites villes de la Grande-Grèce, de l’Ombrie et de la Toscane, pareilles à ces bibelots exquis qu’on n’ose faire réparer, de crainte d’en gâter le caractère ? Ou la mort prochaine, inévitable, ou la pioche des démolisseurs, les murs branlants jetés par terre, des villes de travail, de science, de santé créées partout, enfin une Italie toute neuve sortant vraiment de ses cendres, faite pour la civilisation nouvelle dans laquelle entre l’humanité !

« Mais pourquoi désespérer ? reprit-il avec force. Rome a beau être lourde à nos épaules, elle n’en est pas moins le sommet que nous avons voulu. Nous y sommes, nous y resterons, en attendant les événements... D’ailleurs, si la population a cessé de s’y accroître, elle y reste stationnaire, à quatre cent mille âmes environ, et le flot ascendant peut parfaitement reprendre, le jour où disparaîtraient les causes qui l’ont arrêté. Nous avons eu le tort de croire que Rome allait devenir un Berlin, un Paris ; toutes sortes de conditions sociales, historiques, ethniques même semblent jusqu’à présent s’y opposer ; mais qui sait les surprises de demain, peut-on nous interdire l’espérance, la foi que nous avons dans le sang qui coule en nos veines, ce sang des anciens conquérants du monde ? Moi qui ne bouge plus de cette chambre, avec mes deux jambes mortes foudroyé, anéanti, il est des heures où ma folie me reprend, où je crois à Rome comme à ma mère, invincible, immortelle, où j’attends les deux millions d’habitants qui doivent venir peupler ces douloureux quartiers neufs que vous avez visités vides et croulants déjà. Certainement, ils viendront. Pourquoi ne viendraient-ils pas ? Vous verrez, vous verrez, tout se peuplera, il faudra bâtir encore... Et puis, franchement, peut-on dire une nation pauvre, qui possède la Lombardie ? Notre Midi lui-même n’est-il pas d’une richesse inépuisable ? Laissez la paix se faire, le Midi se fondre avec le Nord, toute une génération de travailleurs grandir ; et, puisque le sol y est si fertile, il faudra bien qu’un jour la grande moisson attendue pousse et mûrisse au brûlant soleil ! »

L’enthousiasme le soulevait, toute une fougue de jeunesse enflammait ses yeux. Pierre souriait, était gagné ; et, quand il put parler, il dit à son tour :

« Il faut reprendre le problème par le bas, par le peuple. Il faut faire des hommes.

– Parfaitement, c’est cela ! cria Orlando. Je ne cesse de le répéter, il faut faire l’Italie. On dirait qu’un vent d’est ait emporté ailleurs, loin de notre vieille terre, la semence humaine, la semence des peuples vigoureux et puissants. Notre peuple, comme le vôtre, en France, n’est pas un réservoir d’hommes et d’argent, où l’on puise à mains pleines. C’est ce réservoir inépuisable que je voudrais voir se créer chez nous. Eh ! c’est donc par en bas qu’il faut agir, oui ! des écoles partout, l’ignorance pourchassée, la brutalité et la paresse combattues à coups de livres, l’instruction intellectuelle et morale nous donnant le peuple travailleur dont nous avons besoin, si nous ne voulons pas disparaître du concert des grandes nations. Je le dis encore, pour qui donc avons-nous travaillé en reprenant Rome, en voulant lui refaire une troisième gloire, si ce n’est pour la démocratie de demain ? Et comme on s’explique que tout s’y effondre, que rien n’y veut plus pousser avec vigueur, du moment que cette démocratie y est radicalement absente... Oui oui ! la solution du problème n’est pas ailleurs, faire un peuple, faire une démocratie italienne ! »

Pierre s’était calmé, inquiet, n’osant dire qu’une nation ne se modifiait pas facilement, que l’Italie était ce que le sol, l’histoire la race l’avaient faite, et que vouloir la transformer toute, d’un coup, pouvait être une besogne dangereuse. Les peuples, comme les créatures, n’ont-ils pas une jeunesse active, un âge mûr resplendissant, une vieillesse plus ou moins lente, aboutissant à la mort ? Une Rome moderne, démocratique, grand Dieu ! Les Romes modernes s’appellent Paris, Londres, Chicago. Et il se contenta de dire avec prudence :

« Mais, en attendant ce grand travail de rénovation par le peuple, ne croyez-vous pas que vous feriez bien d’être sages ? Vos finances sont dans un si mauvais état, vous traversez de si grosses difficultés sociales et économiques, que vous courez le risque des pires catastrophes, avant d’avoir des hommes et de l’argent. Ah ! quel prudent ministre ce serait, si un de vos ministres disait à la tribune : « Eh bien ! notre orgueil s’est trompé, nous avons eu tort de nous improviser grande nation du matin au soir, il faut plus de temps, plus de labeur et de patience, et nous consentons à n’être encore qu’un peuple jeune qui se recueille, qui travaille dans son coin pour se fortifier, sans vouloir jouer d’ici à longtemps un rôle dominateur ; et nous désarmons, nous rayons le budget de la guerre, le budget de la marine, tous les budgets d’ostentation extérieure, pour ne nous consacrer qu’à la prospérité intérieure, à l’instruction, à l’éducation physique et morale du grand peuple que nous nous jurons d’être dans cinquante ans. » Enrayer, oui ! enrayer, votre salut est là ! »

Orlando l’avait écouté, peu à peu assombri de nouveau, retombé a une songerie anxieuse. Il eut un geste las et vague, il dit à demi-voix :

« Non, non ! on huerait un ministre qui dirait ces choses. Ce serait un aveu trop dur qu’on ne peut demander à un peuple. Les cœurs bondiraient, sauteraient hors des poitrines. Et puis, le danger ne serait-il pas plus grand peut-être, si on laissait crouler brusquement tout ce qui a été fait ? Que d’espoirs avortés, que de ruines, que de matériaux inutilement épars ! Non ! nous ne pouvons plus nous sauver que par la patience et le courage, en avant, en avant toujours ! Nous sommes un peuple très jeune, nous avons voulu faire en cinquante ans l’unité que d’autres nations ont mis deux cents ans à conquérir. Eh bien ! il faut payer cette hâte, il faut attendre que la moisson mûrisse et qu’elle emplisse nos granges.

D’un nouveau geste, raffermi, élargi, il s’entêta dans son espoir.

« Vous savez que j’ai toujours été contre l’alliance avec l’Allemagne. Je l’avais prédit, elle nous a ruinés. Nous n’étions pas encore de taille à marcher de compagnie avec une si riche et si puissante personne, et c’est en vue de la guerre sans cesse prochaine, jugée inévitable, que nous souffrons si cruellement à cette heure de nos budgets écrasants de grande nation. Ah ! cette guerre qui n’est pas venue, elle a épuisé le meilleur de notre sang, notre sève, notre or, sans profit aucun ! Aujourd’hui, nous n’avons plus qu’à rompre avec une alliée, qui a joué de notre orgueil, sans jamais nous servir en rien, sans qu’il nous soit venu d’elle autre chose que des méfiances et d’exécrables conseils... Mais tout cela était inévitable, et c’est ce qu’on ne veut pas admettre en France. J’en puis parler librement, car je suis un ami déclaré de la France, on m’en garde même ici quelque rancune. Expliquez donc à vos compatriotes, puisqu’ils s’entêtent à ne pas comprendre, qu’au lendemain de notre conquête de Rome, dans notre frénétique désir de reprendre notre rang d’autrefois, il nous fallait bien jouer notre rôle en Europe, nous affirmer comme une puissance avec laquelle on compterait désormais. Et l’hésitation n’était pas permise, tous nos intérêts semblaient nous pousser vers l’Allemagne, il y avait là une évidence aveuglante qui s’est imposée. La dure loi de la lutte pour la vie pèse aussi fatalement sur les peuples que sur les individus, et c’est ce qui explique, ce qui justifie la rupture des deux sœurs, l’oubli de tant de liens communs, la race, les rapports commerciaux, même, si vous le voulez, les services rendus... Les deux sœurs, oui ! et elles se déchirent maintenant, elles se poursuivent d’une telle haine, que, de part et d’autre, tout bon sens paraît aboli. Mon pauvre vieux cœur en saigne de souffrance, lorsque je lis les articles que vos journaux et les nôtres échangent comme des flèches empoisonnées. Quand cessera donc ce massacre fratricide ? Quelle est celle des deux qui comprendra la première la nécessité de la paix, cette alliance des races intimes qui s’impose, si elles veulent vivre, au milieu du flot de plus en plus envahissant des autres races ? »

Et, gaiement, avec sa bonhomie de héros désarmé par l’âge, réfugié dans le rêve :

« Voyons, voyons, mon cher monsieur Froment, vous allez me promettre de nous aider, dès votre retour à Paris. Dans votre champ d’action, si étroit qu’il puisse être, jurez-moi de travailler à faire la paix entre la France et l’Italie, car il n’est pas de plus sainte besogne. Vous venez de vivre trois mois parmi nous, vous pourrez dire ce que vous avez vu, ce que vous avez entendu, oh ! en toute franchise. Si nous avons des torts, vous en avez sûrement aussi. Eh ! que diable ! les querelles de famille ne peuvent être éternelles ! » Gêné, Pierre répondit :

« Sans doute. Par malheur, ce sont elles qui sont les plus tenaces. Dans les familles, quand le sang s’exaspère contre son sang, on va jusqu’au couteau et au poison. Il n’y a plus de pardon possible. »

Et il n’osa dire toute sa pensée. Depuis qu’il était à Rome, qu’il écoutait et qu’il jugeait, cette querelle entre l’Italie et la France se résumait pour lui en un beau conte tragique. Il était une fois deux princesses nées d’une reine puissante, maîtresse du monde.

L’aînée, qui avait hérité du royaume de sa mère, eut le chagrin secret de voir sa cadette, établie en un pays voisin, grandir peu à peu en richesse, en force, en éclat, tandis qu’elle-même déclinait comme affaiblie par l’âge, démembrée, si épuisée et si meurtrie qu’elle se sentit battue, le jour où elle tenta un effort suprême pour reconquérir la souveraineté universelle. Aussi quelle amertume, quelle plaie toujours ouverte, à voir sa sœur se remettre des plus effroyables secousses, reprendre son gala éblouissant, régner sur la terre par sa force, par sa grâce et par son esprit ! Jamais elle ne pardonnerait, quelle que fût l’attitude à son égard de cette sœur enviée et détestée. Là était la blessure au flanc, inguérissable, cette vie de l’une empoisonnée par la vie de l’autre, cette haine du vieux sang contre le sang jeune, qui ne s’apaiserait qu’avec la mort. Et même le jour prochain peut-être où la paix se ferait entre elles devant l’évident triomphe de la cadette, l’autre garderait au plus profond de son cœur la douleur sans fin d’être l’aînée et la vassale.

« Tout de même comptez sur moi, reprit affectueusement Pierre. C’est en effet une grande douleur, un grand péril, que cette enragée querelle des deux peuples... Mais je ne dirai sur vous que ce que je crois être la vérité. Je suis incapable de dire autre chose. Et je crains bien que vous ne l’aimiez guère, que vous n’y soyez guère préparés, ni par le tempérament, ni par l’usage. Les poètes de toutes les nations qui sont venus et qui ont parlé de Rome, avec le traditionnel enthousiasme de leur culture classique, vous ont grisés de telles louanges, que vous me semblez peu faits pour entendre la vérité vraie sur votre Rome d’aujourd’hui. Vainement on vous ferait la part superbe, il faudrait bien en arriver à la réalité des choses, et c’est justement cette réalité que vous ne voulez pas admettre, en amoureux du beau quand même, très susceptibles, pareils à ces femmes qui ne se sentent plus en beauté et que désespère la moindre remarque sur leurs rides. »

Orlando s’était mis à rire, d’un rire enfantin.

« Certainement, on doit toujours embellir un peu. À quoi bon parler des laids visages ? Nous autres, nous n’aimons au théâtre que la jolie musique, la jolie danse, les jolies pièces qui font plaisir. Le reste, tout ce qui est désagréable, ah ! grand Dieu, cachons-le !

– Mais, continua le prêtre, je confesse volontiers tout de suite la capitale erreur de mon livre. Cette Rome italienne que j’avais négligée, pour la sacrifier à la Rome papale, dont je rêvais le réveil, elle existe, et si puissante, si triomphante déjà, que c’est sûrement l’autre qui est fatalement destinée à disparaître avec le temps. Comme je l’ai observé, le pape a beau s’entêter à être immuable, dans son Vatican, de plus en plus lézardé, menaçant ruine, tout évolue autour de lui, le monde noir est déjà devenu le monde gris, en se mélangeant au monde blanc. Et jamais je n’ai mieux senti cela qu’à la fête donnée par le prince Buongiovanni, pour les fiançailles de sa fille avec votre petit-neveu. J’en suis sorti absolument enchanté, gagné à votre cause de résurrection. »

Les yeux du vieillard étincelèrent.

« Ah ! vous y étiez ! N’est-ce pas que vous avez eu là un spectacle inoubliable et que vous ne doutez plus de notre vitalité, du peuple que nous devons être, quand les difficultés d’aujourd’hui seront vaincues ? Qu’importe un quart de siècle, qu’importe un siècle. L’Italie renaîtra dans sa gloire ancienne, dès que le grand peuple de demain aura poussé de terre !... Et c’est bien vrai que j’exècre ce Sacco, parce qu’il incarne pour moi les intrigants, les jouisseurs dont les appétits ont tout retardé, en se ruant à la curée de notre conquête, qui nous avait coûté tant de sang et tant de larmes. Mais je revis dans mon bien-aimé Attilio, cette vraie chair de ma chair si tendre et si vaillant, qui va être l’avenir, la génération de braves gens dont la venue instruira et purifiera le pays... Ah ! que le grand peuple de demain naisse donc de lui et de cette Celia, l’adorable petite princesse, que Stefana, ma nièce, une femme de raison au fond m’a amenée l’autre jour. Si vous aviez vu cette enfant se jeter à mon cou, m’appeler des plus doux noms, me dire que je serai le parrain de son premier fils, pour qu’il s’appelât comme moi et qu’il sauvât une seconde fois l’Italie... Oui, oui ! que la paix se fasse autour de ce prochain berceau, que l’union de ces chers enfants soit l’indissoluble mariage entre Rome et la nation entière, et que tout soit réparé, et que tout resplendisse dans leur amour ! »

Des larmes étaient montées à ses yeux. Pierre, très touché de cette flamme inextinguible de patriotisme, qui brûlait encore chez ce héros foudroyé, voulut lui faire plaisir.

« C’est le vœu que j’ai fait moi-même, à la fête de leurs fiançailles en disant à votre fils à peu près ce que vous venez de dire. Oui ! que leurs noces soient définitives et fécondes, qu’il naisse d’elles le grand pays que je vous souhaite d’être, de toute mon âme, maintenant que j’ai appris à vous connaître !

– Vous avez dit ça ! cria Orlando, vous avez dit ça ! Allons je vous pardonne votre livre, vous avez compris enfin, et la nouvelle Rome, la voilà ! la Rome qui est la nôtre, que nous voulons refaire digne de son glorieux passé, une troisième fois reine du monde ! »

D’un de ses gestes amples, où il mettait tout ce qui lui restait de vie, il montra, par la fenêtre claire sans rideaux, l’immense panorama qui se déroulait, Rome étalée au loin, d’un bout de l’horizon à l’autre. Sous le ciel couleur d’ardoise, sous ce deuil d’hiver si rare, la ville prenait une sorte de majesté plus haute la mélancolique grandeur d’une cité reine, aujourd’hui déchut encore, qui attend, muette, immobile, dans l’air morne, le réveil éclatant, la royauté enfin reconnue de tous, qu’on lui a de nouveau promise. Des quartiers neufs du Viminal aux arbres lointains du Janicule, des toits roux du Capitole aux cimes vertes du Pincio, la houle des terrasses, des campaniles, des dômes, avait une largeur d’océan, dans un balancement sans fin de vagues profondes et grises.

Mais, brusquement, Orlando avait tourné la tête, saisi d’un accès de paternelle indignation, apostrophant le jeune Angiolo Mascara.

« Et, scélérat que tu es, c’est notre Rome que tu rêves de détruire à coups de bombe, que tu parles de raser comme une vieille maison branlante et pourrie, afin d’en débarrasser à jamais la terre !

Angiolo, jusque-là silencieux, avait écouté passionnément la conversation. Sur son visage imberbe, d’une beauté de fille blonde, les moindres émotions passaient en rougeurs soudaines ; et surtout ses grands yeux bleus avaient brûlé, à entendre parler du peuple, de ce peuple nouveau qu’il s’agissait de faire.

« Oui ! dit-il lentement de sa pure voix musicale, oui ! la raser, n’en pas laisser une seule pierre ! mais la détruire pour la reconstruire ! »

Orlando l’interrompit d’un rire de tendre raillerie.

« Ah ! tu la reconstruirais, c’est heureux !

– Je la reconstruirais, répéta l’enfant debout, d’une voix tremblante de prophète inspiré, je la reconstruirais, oh ! si grande, si belle, si noble ! Ne faut-il pas pour l’universelle démocratie de demain, pour l’humanité enfin libre, une cité unique, l’arche d’alliance, le centre même du monde ? Et n’est-ce pas Rome qui est désignée, que les prophéties ont marquée comme l’éternelle l’immortelle, celle en qui s’accompliront les destinées des peuples ? Mais, pour qu’elle devienne le sanctuaire définitif, la capitale des royaumes détruits où s’assembleront, une fois par an, les sages de toutes les contrées, on doit la purifier d’abord par le feu, ne rien laisser en elle des souillures anciennes. Ensuite, quand le soleil aura bu les pestilences du vieux sol, nous la rebâtirons dix fois plus belle, dix fois plus grande qu’elle n’a jamais été. Et quelle ville enfin de vérité et de justice, la Rome annoncée, attendue depuis trois mille ans, toute en or, toute en marbre, emplissant la Campagne, de la mer aux monts de la Sabine et aux monts Albains, si prospère et si sage, que ses vingt millions d’habitants vivront dans l’unique joie d’être, après avoir réglementé la loi du travail. Oui ! oui ! Rome, la Mère, la Reine, seule sur la face de la terre, et pour l’éternité ! »

Béant, Pierre l’écoutait. Eh quoi ! le sang d’Auguste en venait là ? Au Moyen Âge, les papes n’avaient pu être les maîtres de Rome, sans éprouver l’impérieux besoin de la rebâtir, dans leur volonté séculaire de régner de nouveau sur le monde. Récemment, dès que la jeune Italie s’était emparée de Rome, elle avait aussitôt cédé à cette folie atavique de la domination universelle, voulant à son tour en faire la plus grande des villes, construisant des quartiers entiers pour une population qui n’était pas venue. Et voilà que les anarchistes eux-mêmes, en leur rage de bouleversement, étaient possédés du même rêve obstiné de la race, démesuré cette fois, une quatrième Rome monstrueuse, dont les faubourgs finiraient par envahir les continents, afin de pouvoir y loger leur humanité libertaire, réunie en une famille unique ! C’était le comble, jamais preuve plus extravagante ne serait donnée du sang d’orgueil et de souveraineté qui avait brûlé les veines de cette race depuis qu’Auguste lui avait laissé l’héritage de son empire absolu, avec le furieux instinct de croire que le monde était légalement à elle et qu’elle avait la mission toujours prochaine de le reconquérir. Cela sortait du sol même, une sève qui avait grisé tous les enfants de ce terreau historique, qui les poussait tous à faire de leur ville la Ville, celle qui avait régné, qui régnerait, resplendissante, aux jours prédits par les oracles. Et Pierre se rappelait les quatre lettres fatidiques, le S. P. Q. R. I de l’ancienne Rome glorieuse, qu’il avait retrouvées partout dans la Rome actuelle, comme un ordre de définitif triomphe donné au destin, sur toutes les murailles sur tous les insignes, jusque sur les tombereaux de la voirie municipale qui, le matin, enlevaient les ordures. Et Pierre comprenait la prodigieuse vanité de ces gens hantés par la grandeur des aïeux, hypnotisés devant le passé de leur Rome, déclarant qu’elle renferme tout, qu’eux-mêmes ne parviennent pas à la connaître, qu’elle est le sphinx chargé de dire un jour le mot de l’univers, si grande et si noble que tout y grandit et s’y ennoblit, qu’ils en arrivent à exiger pour elle le respect idolâtre de la terre entière, dans cette vivace illusion de la légende où elle demeure, cette inextricable confusion de ce qui a pu être grand et de ce qui ne l’est plus.

« Mais je la connais, ta quatrième Rome, reprit Orlando, qui s’égayait de nouveau. C’est la Rome du peuple, la capitale de la république universelle, que Mazzini a déjà rêvée. Il est vrai qu’il y ajoutait le pape... Vois-tu, mon garçon, si nous, les vieux républicains nous nous sommes ralliés, c’est que notre crainte a été de voir, en cas de révolution, le pays tomber aux mains des fous dangereux qui t’ont troublé la cervelle. Et, ma foi ! nous nous sommes résignés à notre monarchie, qui n’est pas sensiblement différente d’une bonne république parlementaire... Allons, au revoir, et sois sage songe que ta pauvre mère en mourrait, s’il t’arrivait quelque ennui... Viens que je t’embrasse tout de même. »

Angiolo, sous le baiser affectueux du héros, devint rouge comme une jeune fille. Puis, il s’en alla, de son air doux de songeur éveillé après avoir salué poliment le prêtre, d’un signe de tête, sans ajouter une parole.

Il y eut un silence, et les regards du vieil Orlando ayant rencontré les journaux, épars sur la table, il reparla de l’affreux deuil du palais Boccanera. Cette Benedetta, qu’il avait adorée comme une fille chère, aux jours de tristesse où elle vivait près de lui, quelle mort foudroyante, quel tragique destin, d’avoir été ainsi emportée dans la mort de l’homme qu’elle aimait ! Et, trouvant les récits des journaux singuliers, le cœur douloureux et tourmenté par ce qu’il sentait là d’obscur, il demandait des détails, lorsque son fils Prada entra brusquement, la face torturée d’inquiétude, essoufflé d’avoir monté trop vite. Il venait de congédier ses entrepreneurs avec une brutalité impatiente, sans tenir compte de la situation grave, de sa fortune compromise, en train de crouler, cédant à un tel désir d’être en haut près de son père, qu’il ne les écoutait même pas, insoucieux de savoir si la maison n’allait pas s’effondrer sur sa tête. Et, quand il fut en haut, devant le vieillard, son premier regard anxieux fut pour le dévisager, pour se rendre compte si le prêtre, par quelque mot imprudent, ne venait pas de le frapper à mort.

Il frémit de le trouver frissonnant, ému aux larmes de l’aventure terrible dont il causait. Un instant, il crut qu’il arrivait trop tard, que le malheur était fait.

« Mon Dieu ! père, qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ? »

Et il s’était jeté à ses pieds, agenouillé, lui prenant les mains, le regardant passionnément, dans une telle adoration, qu’il semblait offrir tout le sang de son cœur, pour lui éviter la moindre peine.

« C’est cette mort de la pauvre femme, reprit tristement Orlando. Je disais à M. Froment combien elle m’avait désolé, et j’ajoutais que j’en étais encore à comprendre l’aventure... Les journaux parlent d’une mort subite, c’est toujours si extraordinaire ! »

Très pâle, Prada se releva. Le prêtre n’avait pas parlé. Mais quelle effrayante minute ! S’il répondait, s’il parlait !

« Vous étiez présent, n’est-ce pas ? continua le vieillard. Vous avez tout vu... Racontez-moi donc comment les choses se sont passées. » Prada regarda Pierre. Leurs regards se fixèrent, entrèrent l’un dans l’autre. Entre eux, tout recommençait. C’était encore le destin en marche, Santobono rencontré au bas des pentes de Frascati, avec son petit panier ; c’était le retour à travers la Campagne mélancolique, la conversation sur le poison, tandis que le petit panier roulait, se balançait doucement sur les genoux du curé : et c’était surtout l’osteria sommeillante au désert, la petite poule noire foudroyée, morte, un filet de sang violâtre au bec. Puis, c’était, dans la nuit même, le bal des Buongiovanni qui resplendissait, toute une odeur de femmes, tout un triomphe de l’amour. Enfin, c’était devant le palais Boccanera, noir sous la lune d’argent, l’homme qui allumait un cigare, qui s’en allait sans retourner la tête, laissant l’obscur destin faire sa besogne de mort. Cette histoire, l’un et l’autre la savaient, la revivaient, n’avaient pas besoin de se la répéter tout haut, pour être certains qu’ils s’étaient devinés, jusqu’au fond de l’âme.

Pierre n’avait pas répondu tout de suite au vieillard.

« Oh ! murmura-t-il enfin, des choses affreuses, des choses affreuses...

– Sans doute, c’est ce que j’ai soupçonné, reprit Orlando. Vous pouvez nous tout dire... Mon fils, devant la mort, a pardonné. »

Le regard de Prada chercha de nouveau celui de Pierre, s’appuya si lourd, si chargé d’une ardente supplication, que le prêtre en fut remué profondément. Il venait de se rappeler l’angoisse de cet homme pendant le bal, l’atroce torture jalouse qu’il avait subie, avant de laisser au destin le soin de sa vengeance. Et il reconstituait ce qui avait dû se passer au fond de lui, ensuite, après l’effroyable dénouement : d’abord, la stupeur de cette rudesse du destin, de cette vengeance qu’il n’avait pas demandée si féroce, puis, le calme glacé du beau joueur qui attend les événements, lisant les journaux, n’ayant d’autre remords que celui du capitaine à qui la victoire a coûté trop d’hommes. Tout de suite, il avait compris que le cardinal enterrerait l’affaire, pour l’honneur de l’Église. Il gardait seulement au cœur un poids lourd, le regret peut-être de cette femme si désirée, qu’il n’avait pas eue, qu’il n’aurait jamais, peut-être aussi une horrible jalousie dernière, qu’il ne s’avouait pas, dont il souffrirait toujours, celle de la savoir éternellement aux bras d’un autre homme, dans la tombe. Et voilà, de cet effort vainqueur pour être calme, de cette attente froide et sans remords, que se dressait le châtiment, la peur que le destin, cheminant avec les figues empoisonnées, ne se fût pas encore arrêté dans sa marche, et ne vînt par contrecoup frapper son père. Encore un coup de foudre, encore une victime, la plus inattendue, la plus adorée. Toute sa force de résistance avait croulé en une minute, il était là dans l’épouvante du destin, plus désarmé et plus tremblant qu’un enfant.

« Mais, dit Pierre avec lenteur, comme s’il eût cherché ses mots, les journaux ont dû vous dire que le prince avait d’abord succombé et que la contessina était morte de douleur, en l’embrassant une dernière fois... Les causes de la mort, mon Dieu ! vous savez que les médecins eux-mêmes, d’ordinaire, n’osent guère se prononcer exactement... »

Il s’arrêta, il venait d’entendre soudainement la voix de Benedetta mourante lui donner l’ordre terrible : « Vous qui verrez son père, je vous charge de lui dire que j’ai maudit son fils. Je veux qu’il sache, il doit savoir, pour la vérité et la justice. » Grand Dieu ! allait-il obéir, était-ce donc là un de ces ordres sacrés qu’il fallait exécuter quand même, dussent les larmes et le sang couler à flots ? Pendant quelques secondes, il souffrit du plus déchirant des combats, partagé entre cette vérité, cette justice invoquées par la morte, et son besoin personnel de pardon, l’horreur qu’il se serait faite à lui-même s’il avait tué ce vieillard, en remplissant son implacable mission, sans bénéfice pour personne. Et, certainement l’autre, le fils, dut comprendre que quelque lutte suprême se livrait en lui, d’où allait sortir le sort de son père, car son regard se fit plus lourd, plus suppliant encore.

« On a cru d’abord à une mauvaise digestion, continua Pierre. Mais le mal a si vite empiré, qu’on s’est affolé et qu’on a couru chercher le médecin... » Ah ! les yeux, les yeux de Prada ! Ils étaient devenus si désespérés si pleins des choses les plus touchantes, les plus fortes, que le prêtre y lisait toutes les raisons décisives qui allaient l’empêcher de parler. Non, non ! il ne frapperait pas le vieillard innocent, il n’avait rien promis, il aurait cru charger d’un crime la mémoire de la morte s’il avait obéi à sa haine dernière. Prada, lui, pendant ces quelques minutes d’angoisse, venait de souffrir une vie entière de douleur si abominable, que tout de même un peu de justice était faite.

« Alors, acheva Pierre, quand le médecin a été là, il a formellement reconnu qu’il s’agissait d’une fièvre infectieuse. Il n’y a aucun doute... J’ai assisté ce matin aux obsèques, c’était bien beau et bien touchant. »

Orlando n’insista pas. D’un geste, il se contenta de dire combien, lui aussi, avait été ému toute la matinée, en songeant à ces obsèques. Puis, comme le vieillard se tournait, rangeant les journaux sur la table, de ses mains restées tremblantes, Prada, le corps glace d’une sueur mortelle, chancelant, s’appuyant au dossier d’une chaise pour ne pas tomber, regarda Pierre encore, d’un regard fixe, mais d’un regard très doux, éperdu de reconnaissance, qui disait merci.

« Je pars ce soir, répéta Pierre brisé, voulant rompre la conversation. Je vais vous faire mes adieux... N’avez-vous pas de commission à me donner pour Paris ?

– Non, non, aucune », dit Orlando.

Puis, tout d’un coup, se souvenant :

« Eh, si, j’ai une commission... Vous vous rappelez, le livre de mon vieux compagnon de batailles Théophile Morin, un des Mille de Garibaldi, ce manuel pour le baccalauréat, qu’il voudrait faire traduire et adopter chez nous. Je suis bienheureux, j’ai la promesse qu’on le lui prendra dans nos écoles, mais à la condition qu’il fera quelques changements... Luigi, donne-moi donc le volume qui est là, sur cette planche. »

Et, quand son fils lui eut remis le volume, il montra à Pierre les notes qu’il avait écrites au crayon, sur les marges, il lui fit comprendre les modifications qu’on exigeait de l’auteur, dans le plan général de l’ouvrage.

« Soyez donc assez gentil pour porter vous-même cet exemplaire à Morin, dont l’adresse est au verso de la couverture. Vous m’épargnerez une longue lettre, vous en direz plus en dix minutes, d’une façon plus nette et plus complète, que je ne le ferais en dix pages... Et vous embrasserez Morin pour moi, vous lui direz que je l’aime toujours, ah ! de tout mon cœur d’autrefois, lorsque j’avais mes jambes et que l’un et l’autre nous nous battions comme des diables, sous la pluie des balles ! »

Il y eut un court silence, ce silence, cette gêne attendrie de la minute du départ.

« Allons, adieu ! embrassez-moi pour lui et pour vous, embrassez-moi tendrement, ainsi que le petit Angiolo m’a tout à l’heure embrassé... Je suis si vieux et si fini, mon cher monsieur Froment, que vous me permettez bien de vous appeler mon enfant et de vous embrasser comme un aïeul, en vous souhaitant le courage et la paix, la foi en la vie qui seule aide à vivre. »

Pierre fut si touché, que des larmes lui montèrent aux yeux, et lorsqu’il baisa de toute son âme, sur les deux joues, le héros foudroyé, il le sentit lui aussi qui pleurait. D’une main vigoureuse encore, pareille à un étau, il le retint un instant, contre son fauteuil d’infirme, tandis que de l’autre, d’un geste suprême, il lui montrait une dernière fois Rome, immense dans son deuil, sous le ciel de cendre. Sa voix se fit basse, frémissante et suppliante.

« Et, de grâce, jurez-moi de l’aimer quand même, malgré tout, car elle est le berceau, elle est la mère ! Aimez-la pour ce qu’elle n’est plus, pour ce qu’elle veut être !... Ne dites pas qu’elle est finie, aimez-la, aimez-la, pour qu’elle soit encore, pour qu’elle soit toujours ! »

Sans pouvoir répondre, Pierre l’embrassa de nouveau, bouleversé de tant de passion chez ce vieillard, qui parlait de sa ville comme on parle à trente ans d’une femme adorée. Et il le trouvait si beau, si grand, avec son hérissement de vieux lion blanchi, dans sa volonté obstinée de résurrection prochaine, qu’une fois encore l’autre grand vieillard, le cardinal Boccanera, s’évoqua devant lui, entêté également dans sa foi, n’abandonnant rien de son rêve, quitte à être écrasé sur place, par la chute du ciel. Ils étaient toujours face à face, aux deux bouts de leur ville, dominant seuls l’horizon de leur haute taille attendant l’avenir.

Puis, lorsque Pierre eut salué Prada et qu’il se retrouva dehors, dans la rue du 20-Septembre, il n’eut plus qu’une hâte, celle de rentrer au palais de la rue Giulia, pour faire sa malle et partir. Toutes ses visites d’adieu étaient faites, il ne lui restait qu’à prendre congé de donna Serafina et du cardinal, en les remerciant de leur hospitalité si bienveillante. Pour lui uniquement, leurs portes s’ouvrirent, car ils s’étaient enfermés chez eux, au retour des obsèques, résolus à ne recevoir personne. Dès le crépuscule, Pierre put donc se croire complètement seul dans le vaste palais noir, n’ayant plus que Victorine qui lui tînt compagnie. Comme il témoignait le désir de souper avec don Vigilio, elle le prévint que l’abbé, lui aussi, s’était enfermé dans sa chambre ; et, lorsqu’il alla frapper à cette chambre voisine de la sienne, désireux au moins de lui serrer une dernière fois la main, il n’obtint même pas de réponse, il devina que le secrétaire, pris de quelque crise de fièvre et de méfiance, s’entêtait à ne point le revoir, dans la terreur de se compromettre davantage. Dès lors, tout fut réglé, il fut entendu que, le train ne partant qu’à dix heures dix-sept, Victorine lui ferait servir son souper sur la petite table de sa chambre, à huit heures, comme d’habitude. Elle lui apporta elle-même une lampe, elle parla de ranger son linge. Mais il ne voulut absolument pas qu’elle l’aidât, et elle dut le laisser faire tranquillement sa malle.

Il avait acheté une petite caisse, car sa valise ne pouvait suffire pour emporter le linge et les vêtements qu’il s’était fait envoyer de Paris à mesure que son séjour se prolongeait. La besogne ne fut pourtant pas longue, l’armoire vidée, les tiroirs visités, la petite caisse et la valise emplies, fermées à clé. Il n’était que sept heures, il avait à attendre une heure, avant le souper, lorsque ses regards, en faisant le tour des murs, pour être certain de ne rien oublier, tombèrent sur le tableau ancien, cette peinture d’un maître ignoré qui l’avait si souvent ému, pendant son séjour. Justement, la lampe l’éclairait en plein, d’une lumière évocatrice ; et, cette fois encore, il reçut un coup au cœur, d’autant plus profond, qu’il s’imagina voir, à cette heure dernière, tout un symbole de son échec à Rome, dans cette dolente et tragique figure de femme, demi-nue, drapée en un lambeau, assise au seuil du palais dont on l’avait chassée, pleurant entre ses mains jointes. Cette rejetée, cette obstinée d’amour, qui sanglotait ainsi, dont on ne savait rien, ni quel était son visage, ni d’où elle venait, ni ce qu’elle avait fait, n’offrait-elle pas l’image de tout l’effort inutile pour forcer la porte de la vérité de tout l’abandon affreux où l’homme tombe, dès qu’il se heurte au mur qui barre l’inconnu ? Longuement il la regarda, repris du tourment de s’en aller ainsi, avant d’avoir connu sa face, noyée de ses cheveux d’or, cette face de douloureuse beauté qu’il rêvait rayonnante de jeunesse, si délicieuse dans son mystère. Et il croyait la connaître, il était sur le point de la posséder enfin lorsqu’on frappa à la porte.

Il eut la surprise de voir entrer Narcisse Habert, parti depuis trois jours à Florence, une de ces fugues où se plaisait la flânerie d’art du jeune attaché d’ambassade. Tout de suite Narcisse s’excusa de son brusque envahissement.

« Voici vos bagages, je sais que vous partez ce soir, je n’ai pas voulu vous laisser quitter Rome sans vous serrer la main... Et que d’épouvantables choses, depuis que nous nous sommes vus ! Je ne suis revenu que cet après-midi, je n’ai pu assister au convoi de ce matin. Mais vous devez penser quel a été mon saisissement, lorsque j’ai appris ces deux morts affreuses. »

Il le questionna, il se doutait de quelque drame inavoué, en homme qui connaissait la sombre Rome légendaire. D’ailleurs, il n’insista pas, bien trop prudent, au fond, pour se charger inutilement de secrets redoutables. Il se contenta de s’enthousiasmer sur ce que le prêtre lui dit des deux amants, enlacés aux bras l’un de l’autre, d’une beauté surhumaine dans la mort. Et il se fâcha de ce que personne n’en avait pris un dessin.

« Mais vous-même, mon chéri ! Ça ne fait rien que vous ne sachiez pas dessiner. Vous y auriez mis votre ingénuité, vous auriez peut-être laissé un chef-d’œuvre. »

Puis, se calmant :

« Ah ! cette pauvre contessina, ce pauvre prince ! N’importe. Voyez-vous, tout peut crouler dans ce pays, ils ont eu la beauté, et la beauté reste indestructible ! »

Pierre fut frappé du mot. Et ils causèrent longuement de l’Italie de Rome, de Naples, de Florence. Ah ! Florence, répétait languissamment Narcisse. Il avait allumé une cigarette, sa parole se faisait plus lente, tandis qu’il promenait les regards autour de la chambre.

« Vous étiez bien ici, dans un grand calme. Jamais encore je n’étais monté à cet étage. »

Ses yeux continuaient à errer sur les murs, lorsqu’ils furent arrêtés par la toile ancienne, que la lampe éclairait. Un instant il battit des paupières, l’air surpris. Et, tout d’un coup, il se leva, il s’approcha.

« Quoi donc ? quoi donc ? mais c’est très bien, mais c’est très beau, ça !

– N’est-ce pas ? dit Pierre. Je ne m’y connais point, je n’en ai pas moins été remué dès le premier jour, et que de fois j’ai été retenu là, le cœur battant et gonflé de choses indicibles ! »

Narcisse ne parlait plus, examinait de près la peinture, avec le soin d’un connaisseur, d’un expert dont le coup d’œil tranchant décide de l’authenticité, fixe la valeur marchande. La plus extraordinaire des joies se peignit sur sa face blonde et pâmée, tandis que ses doigts étaient pris d’un petit tremblement.

« C’est un Botticelli ! C’est un Botticelli ! Il n’y a pas un doute à avoir... Voyez les mains, voyez les plis de la draperie. Et ce ton de la chevelure, et ce faire, cet envolement de toute la composition... Un Botticelli, ah ! mon Dieu, un Botticelli ! »

Il défaillait, il était débordé par une admiration croissante, à mesure qu’il pénétrait dans ce sujet si simple et si poignant. Est-ce que cela n’était pas d’un modernisme aigu ? L’artiste avait prévu tout notre siècle douloureux, nos inquiétudes devant l’invisible, notre détresse de ne pouvoir franchir la porte du mystère, à jamais close. Et quel symbole éternel de la misère du monde, cette femme dont on ne voyait pas le visage et qui sanglotait éperdument, sans qu’on pût essuyer ses larmes ! Un Botticelli inconnu, un Botticelli de cette qualité absent de tous les catalogues, quelle trouvaille !

Il s’interrompit pour demander :

« Vous saviez que c’était un Botticelli ?

– Ma foi, non ! J’ai interrogé un jour don Vigilio, mais il a paru faire peu de cas de cette peinture. Et Victorine, à qui j’en ai parlé également, m’a répondu que toutes ces vieilleries, ce n’étaient que des nids à poussière. »

Stupéfait, Narcisse se récria.

« Comment ! dans cette maison, ils ont un Botticelli sans le savoir ! Ah ! que je reconnais bien là mes princes romains, incapables la plupart de se reconnaître parmi leurs chefs-d’œuvre, si l’on n’a pas collé des étiquettes dessus !... Un Botticelli qui a un peu souffert sans doute, mais dont un simple nettoyage ferait une merveille, une toile fameuse, que je crois estimer trop bas en disant qu’un musée la paierait... »

Brusquement, il se tut, il ne dit pas le chiffre, achevant la phrase d’un geste vague. La soirée s’avançait, et comme Victorine entrait suivie de Giacomo, pour mettre le couvert sur la petite table, il tourna le dos au Botticelli, il n’en souffla plus mot. Mais Pierre, dont l’attention était éveillée, devinait tout le travail qui se faisait au fond de lui, en le trouvant maintenant si froid, avec ses yeux mauves devenus d’un bleu d’acier. Il n’ignorait plus que sous le garçon angélique, sous le Florentin d’emprunt, il y avait un gaillard rompu aux affaires, menant admirablement sa fortune, un peu avare même, disait-on. Et il eut un sourire, lorsqu’il le vit se planter devant l’affreuse Vierge, une mauvaise copie d’une toile du dix-huitième siècle, pendue à côté du chef-d’œuvre, en s’écriant : « Tiens ! ce n’est pas mal du tout ! Et moi qu’un ami a chargé de lui acheter quelques vieux tableaux... Dites donc, Victorine, maintenant que voilà donna Serafina et le cardinal seuls, croyez-vous qu’ils se débarrasseraient volontiers de certaines toiles sans valeur ? »

La servante leva les deux bras, comme pour dire que, si ça dépendait d’elle, on pouvait bien tout emporter.

« Oh ! monsieur, à un marchand, non ! à cause des vilains bruits qui courraient tout de suite ; mais à un ami, je suis certaine qu’ils seraient heureux de faire ce plaisir. La maison est lourde, l’argent y serait le bienvenu. »

Vainement, Pierre tenta de retenir Narcisse à souper avec lui. Le jeune homme donna sa parole d’honneur qu’il était attendu. Même il s’était mis en retard. Et il se sauva, après avoir serré les deux mains du prêtre, en lui souhaitant affectueusement un bon voyage.

Huit heures sonnaient. Dès qu’il fut seul, Pierre s’assit devant la petite table, et Victorine resta là, à le servir, après avoir renvoyé Giacomo, qui avait monté la vaisselle et les plats, dans un panier.

« Ils me font bouillir, les gens d’ici, avec leur lenteur, dit-elle. Et puis, monsieur l’abbé, c’est un plaisir pour moi que de vous servir votre dernier repas. Vous voyez, je vous ai fait faire un petit dîner à la française, une sole au gratin et un poulet rôti. »

Il fut touché de son attention, heureux d’avoir pour compagne cette compatriote, pendant qu’il mangeait, au milieu de l’énorme silence du vieux palais noir et désert. Elle avait encore sur elle, en toute sa personne grasse et ronde, la tristesse de son deuil, la perte douloureuse de sa chère contessina. Mais, déjà, sa besogne quotidienne qui l’avait reprise, son servage accepté la redressait, lui rendait son activité alerte, dans son humilité de pauvre fille, résignée aux pires catastrophes de ce monde. Et elle causait presque paiement, tout en lui passant les plats.

« Dire, monsieur l’abbé, qu’après-demain matin vous serez à Paris ! Moi, vous savez, il me semble que j’ai quitté Auneau hier. Ah ! c’est la terre qui est belle par là, une terre grasse, jaune comme de l’or, oui ! pas de leur terre maigre d’ici, qui sent le soufre. Et les saules si frais, si gentils, au bord de notre ruisseau ! et le petit bois où il y a tant de mousse ! Ils n’en ont pas, ils n’ont que des arbres en fer-blanc, sous leur bête de soleil qui rôtit les herbes. Mon Dieu ! dans les premiers temps, j’aurais donné je ne sais quoi pour une bonne pluie qui me trempât, me nettoyât de leur sale poussière. Aujourd’hui encore, le cœur me bat, dès que je songe aux jolies matinées de chez nous, quand il a plu la veille et que toute la campagne est si douce, si agréable, comme si elle se mettait à rire après avoir pleuré... Non, non, jamais je ne m’y ferai, à leur satanée Rome ! Quelles gens, quel pays ! »

Il s’égayait de son obstination fidèle à son terroir, qui, après vingt-cinq ans de séjour, la laissait impénétrable, étrangère, ayant l’horreur de cette ville de lumière dure et de végétation noire, en fille d’une aimable contrée tempérée, souriante, baignée au matin de brumes roses. Lui-même ne pouvait se dire, sans une émotion vive, qu’il allait retrouver les bords attendris et délicieux de la Seine.

« Mais, demanda-t-il, maintenant que votre jeune maîtresse n’est plus, qui vous retient ici, pourquoi ne prenez-vous pas le train avec moi ? »

Elle le regarda, pleine de surprise.

« Moi, m’en aller avec vous, retourner là-haut !... Oh ! non monsieur l’abbé, c’est impossible. Ce serait trop d’ingratitude d’abord, parce que donna Serafina est habituée à moi et que j’agirais très mal en les abandonnant, elle et Son Eminence, quand ils sont dans la peine. Et puis, que voulez-vous que je fasse ailleurs ? Moi, maintenant, mon trou est ici.

– Alors, vous ne verrez plus Auneau, jamais !

– Non, jamais, c’est certain.

– Et ça ne vous fera rien d’être enterrée ici, de dormir dans cette terre qui sent le soufre ? »

Elle se mit à rire franchement.

« Oh ! quand je serai morte, ça m’est égal d’être n’importe où !... On est bien partout pour dormir, allez, monsieur l’abbé ! Et c’est drôle que ça vous inquiète tant, ce qu’il y a quand on est mort. Il n’y a rien, pardi ! Ce qui me rassure, ce qui m’amuse, moi, c’est le me dire que ce sera fini pour toujours et que je me reposerai. Le bon Dieu nous doit bien ça, à nous autres qui aurons tant travaillé... Vous savez que je ne suis pas une dévote, oh ! non. Mais ça ne m’a pas empêchée de me conduire honnêtement, et c’est si vrai que, telle que vous me voyez, je n’ai jamais eu d’amoureux. Lorsqu’on dit cette chose-là, à mon âge, on a l’air bête. Tout de même, je la dis, parce que c’est la vérité pure. »

Elle continuait de rire, en brave fille qui ne croyait pas aux curés et qui n’avait pas un péché sur la conscience. Et Pierre s’émerveillait une fois encore de ce simple courage à vivre, de ce grand bon sens pratique, chez cette laborieuse si dévouée, qui incarnait pour lui le menu peuple incroyant de France, ceux qui ne croyaient plus, qui ne croiraient jamais plus. Ah ! être comme elle, faire sa tâche et se coucher pour l’éternel sommeil, sans révolte de l’orgueil, dans l’unique joie de sa part de besogne accomplie !

« Alors, Victorine, si je passe jamais par Auneau, je dirai bonjour pour vous au petit bois plein de mousse ?

– C’est ça, monsieur l’abbé, dites-lui qu’il est dans mon cœur et que je l’y vois reverdir tous les jours. »

Pierre ayant fini de souper, elle fit emporter la desserte par Giacomo. Puis, comme il n’était que huit heures et demie, elle conseilla au prêtre de passer bien tranquillement une heure encore dans sa chambre. À quoi bon aller se glacer trop tôt à la gare ? À neuf heures et demie, elle enverrait chercher un fiacre ; et, dès que cette voiture serait en bas, elle monterait le prévenir, elle ferait descendre ses bagages. Donc, il pouvait être bien tranquille, il n’avait plus à s’inquiéter de rien.

Quand elle s’en fut allée et que Pierre se trouva seul, il éprouva en effet un sentiment de vide, de détachement extraordinaire. Ses bagages, sa valise et sa petite caisse, étaient par terre, dans un coin de la chambre. Et quelle chambre muette, vague, morte, qui lui apparaissait déjà comme étrangère ! Il ne lui restait qu’à partir, il était parti, Rome autour de lui n’était plus qu’une image, celle qu’il allait emporter dans sa mémoire. Une heure encore, cela lui semblait d’une longueur démesurée. Sous lui, le vieux palais noir et désert dormait dans l’anéantissement de son silence. Il s’était assis pour patienter, il tomba à une rêverie profonde.

Ce fut son livre qui s’évoqua, La Rome Nouvelle, tel qu’il l’avait écrit, tel qu’il était venu le défendre. Et il se rappela sa première matinée sur le Janicule, au bord de la terrasse de San Pietro in Montorio, en face de la Rome qu’il rêvait, si rajeunie, si douce d’enfance, sous le grand ciel pur, comme envolée dans la fraîcheur du matin. Là, il s’était posé la question décisive : le catholicisme pouvait-il se renouveler, retourner à l’esprit du christianisme primitif, être la religion de la démocratie, la foi que le monde moderne bouleversé, en danger de mort, attend pour s’apaiser et vivre ? Son cœur battait d’enthousiasme et d’espoir, il venait, à peine remis de son désastre de Lourdes, tenter là une autre expérience suprême, en demandant à Rome quelle serait sa réponse. Et, maintenant, l’expérience avait échoué, il connaissait la réponse que Rome lui avait faite par ses ruines, par ses monuments, par sa terre elle-même, par son peuple, par ses prélats, par ses cardinaux, par son pape. Non le catholicisme ne pouvait se renouveler, non ! il ne pouvait revenir à l’esprit du christianisme primitif, non ! il ne pouvait être la religion de la démocratie, la foi nouvelle qui sauverait les vieilles sociétés croulantes, en danger de mort. S’il semblait d’origine démocratique, il était cloué désormais à ce sol romain, roi quand même, forcé de s’entêter au pouvoir temporel sous peine de suicide, lié par la tradition, enchaîné par le dogme, n’évoluant qu’en apparence, réduit réellement à une telle immobilité, que, derrière la porte de bronze du Vatican, la papauté était la prisonnière, la revenante de dix-huit siècles d’atavisme, dans son rêve ininterrompu de la domination universelle. Où sa foi de prêtre exalte par l’amour des souffrants et des pauvres, était venue chercher la vie, une résurrection de la communauté chrétienne il avait trouvé la mort, la poussière d’un monde détruit, sans germination possible, une terre épuisée de laquelle ne pousserait jamais plus que cette papauté despotique, maîtresse des corps ainsi qu’elle était maîtresse des âmes. À son cri éperdu qui demandait une religion nouvelle, Rome s’était contentée de répondre en condamnant son livre, comme entaché d’hérésie, et lui-même l’avait retiré, dans l’amère douleur de sa désillusion. Il avait vu il avait compris, tout s’était effondré. Et c’était lui, son âme et son cerveau, qui gisait parmi les décombres.

Pierre étouffa. Il quitta sa chaise, alla ouvrir toute grande la fenêtre qui donnait sur le Tibre, pour s’y accouder un instant. La pluie s’était remise à tomber vers le soir, mais, de nouveau, elle venait de cesser. Il faisait très doux, une douceur humide, oppressante. Dans le ciel d’un gris de cendre, la lune devait s’être levée car on la sentait derrière les nuages, qu’elle éclairait d’une lumière Jaune et louche, infiniment triste. Sous cette clarté dormante de veilleuse, le vaste horizon apparaissait noir, fantomatique, le Janicule en face, avec les maisons entassées du Transtévère, la coulée du fleuve là-bas, à gauche, vers la hauteur confuse du Palatin, tandis que le dôme de Saint-Pierre, à droite, détachait sa rondeur dominatrice au fond de l’air pâle. Il ne pouvait apercevoir le Quirinal, mais il le savait derrière lui, il se l’imaginait barrant un coin du ciel, avec sa façade interminable, dans cette nuit si mélancolique, d’un vague de songe. Et quelle Rome finissante, à demi mangée par l’ombre, différente de la Rome de jeunesse et de chimère qu’il avait vue et passionnément aimée, le premier jour, du sommet de ce Janicule, dont il distinguait si mal à cette heure la masse enténébrée ! Un autre souvenir s’éveilla, les trois points souverains, les trois sommets symboliques qui avaient, dès ce jour-là, résumé pour lui l’histoire séculaire de Rome l’antique, la papale, l’italienne. Mais, si le Palatin était resté le même mont découronné où ne se dressait que le fantôme de l’ancêtre, Auguste empereur et pontife, maître du monde, Il voyait avec d’autres yeux Saint-Pierre et le Quirinal, qui avaient comme changé de plans. Ce palais du roi qu’il négligeait alors, qui lui semblait une caserne plate et basse, ce gouvernement nouveau qui lui faisait l’effet d’un essai de modernité sacrilège sur une cité à part, il leur accordait maintenant, ainsi qu’il l’avait dit à Orlando, la place considérable, grandissante, qu’ils tenaient dans l’horizon, au point de l’emplir bientôt tout entier ; pendant que Saint-Pierre, ce dôme qu’il avait trouvé triomphal, couleur du ciel, régnant sur la ville en roi géant que rien ne pouvait ébranler, lui apparaissait à présent plein de lézardes, diminué déjà, d’une de ces vieillesses énormes dont la masse s’effondre parfois d’un seul coup, dans l’usure secrète, l’émiettement ignoré des charpentes.

Un murmure sourd, une plainte grondante montait du Tibre grossi, et Pierre frissonna, au souffle glacé de fosse qui lui passa sur la face. Cette idée des trois sommets, du triangle symbolique, éveillait en lui la longue souffrance du grand muet, du peuple des petits et des pauvres, dont le pape et le roi s’étaient toujours disputé la possession. Cela venait de loin, du jour où, dans le partage de l’héritage d’Auguste, l’empereur avait dû se contenter des corps, en laissant les âmes au pape, qui, dès ce moment, n’avait plus brûlé que du désir de reconquérir ce pouvoir temporel, dont on dépouillait Dieu en sa personne. La querelle avait bouleversé et ensanglanté tout le Moyen Âge, sans que ni l’Église ni l’Empire pussent s’entendre sur la proie qu’ils s’arrachaient par lambeaux. Enfin, le grand muet, las de vexations et de misère, voulut parler, secoua le joug du pape, aux temps de la Réforme, commença plus tard de renverser les rois, dans sa furieuse explosion de 89. Et l’extraordinaire aventure de la papauté était partie de là, comme Pierre l’avait écrit dans son livre, une fortune nouvelle qui permettait au pape de reprendre le rêve séculaire, le pape se désintéressant des trônes abattus, se remettant avec les misérables, espérant bien cette fois conquérir le peuple, l’avoir enfin tout à lui. N’était-ce pas prodigieux, ce Léon XIII dépouillé de son royaume, qui se laissait dire socialiste, qui rassemblait sous lui le troupeau des déshérités, qui marchait contre les rois, à la tête du quatrième État, auquel appartiendra le siècle prochain ? L’éternelle lutte continuait aussi âpre pour cette possession du peuple, à Rome même, et dans l’espace le plus resserré, le Vatican en face du Quirinal, le pape et le roi pouvant se voir de leurs fenêtres, toujours se battant à qui aurait l’empire, ayant sous leurs yeux les toits roux de la vieille ville, cette menue population qu’ils en étaient encore à se disputer, comme le faucon et l’épervier se disputent les petits oiseaux des bois. Et c’était ici, pour Pierre, que le catholicisme se trouvait condamné, voué à une ruine fatale, parce que justement il était d’essence monarchique, à ce point que la papauté apostolique et romane ne pouvait renoncer au pouvoir temporel, sous peine d’être autre chose et de disparaître. Vainement elle feignait un retour au peuple, vainement elle apparaissait tout âme, il n’y avait pas de place, au milieu de nos démocraties, pour la souveraineté totale et universelle qu’elle tenait de Dieu. Toujours il voyait l’imperator repousser dans le pontife, et c’était là surtout ce qui avait tué son rêve, détruit son livre, amassé le tas de décombres, devant lequel il restait éperdu, sans force ni courage.

Cette Rome noyée de cendre, dont les édifices s’effaçaient finit par lui serrer tellement le cœur, qu’il revint tomber sur là chaise, près de ses bagages. Jamais encore il n’avait éprouvé une pareille détresse, il lui sembla que c’était la fin de son âme. Il se rappelait comment ce voyage à Rome, cette expérience nouvelle s’était posée pour lui, à la suite de son désastre de Lourdes. Il n’y était plus venu demander la foi naïve et entière du petit enfant mais la foi supérieure de l’intellectuel, s’élevant au-dessus des rites et des symboles, travaillant au plus grand bonheur possible de l’humanité, base sur son besoin de certitude. Et si cela croulait si le catholicisme rajeuni ne pouvait être la religion, la loi morale du nouveau peuple, si le pape à Rome, avec Rome, n’était pas le Père, l’arche d’alliance, le chef spirituel écouté, obéi, c’était à ses yeux le naufrage de l’espérance dernière, un suprême craquement où les sociétés actuelles s’abîmaient. La trop longue souffrance des pauvres allait incendier le monde. Tout cet échafaudage du socialisme catholique, qui lui avait semblé si heureux, si triomphant, pour consolider la vieille Église, il le voyait par terre à cette heure, il le jugeait sévèrement comme un simple expédient transitoire qui, pendant des années, pourrait peut-être étayer l’édifice en ruine, mais ces choses n’étaient construites que sur un malentendu volontaire, sur un mensonge habile, sur de la diplomatie et de la politique. Non, non ! le peuple encore gagné et dupé, caressé pour être asservi, cela répugnait à la raison, et tout le système apparaissait bâtard, dangereux, temporaire, fait pour aboutir à de pires catastrophes. Alors, c’était donc la fin rien ne restait debout, le vieux monde devait disparaître, dans l’effroyable crise sanglante dont des signes certains annonçaient l’approche. Et lui, devant ce chaos, n’avait plus d’âme, ayant de nouveau perdu sa foi, dans cette expérience qu’il avait sentie décisive, convaincu à l’avance d’en sortir raffermi ou foudroyé à jamais. C’était la foudre qui était tombée. Maintenant, grand Dieu ! qu’allait-il faire ?

Son angoisse l’étreignit si rudement, que Pierre se leva, se mit à marcher par la chambre, en quête d’un peu de calme. Grand Dieu ! que faire, à présent qu’il était rendu au doute immense, à la négation douloureuse, et que jamais sa soutane n’avait pesé si lourd à ses épaules ? Il se souvenait de son cri, quand il refusait de se soumettre, disant à monsignore Nani que son âme ne pouvait se résigner, que son espoir du salut par l’amour ne pouvait mourir, et qu’il répondrait par un autre hère, et qu’il dirait dans quelle terre neuve devait pousser la religion nouvelle. Oui, un livre enflammé contre Rome, où il mettrait tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait entendu, un livre où serait la Rome vraie, la Rome sans charité, sans amour, en train d’agoniser dans l’orgueil de sa pourpre ! Il voulait repartir pour Paris, sortir de l’Église, aller jusqu’au schisme. Eh bien ! ses bagages étaient là, il partait, il écrirait le livre, il serait le grand schismatique attendu. Ah ! le schisme, est-ce que tout ne l’annonçait pas ? Est-ce qu’il ne semblait pas imminent, au milieu du prodigieux mouvement des esprits, las des vieux dogmes, affamés pourtant du divin ? Léon XIII en avait bien la sourde conscience, car toute sa politique, son effort vers l’unité chrétienne, sa tendresse pour la démocratie, n’avait pas d’autre but que de grouper la famille autour de la papauté, de l’élargir et de la consolider, afin de rendre le pape invincible dans la lutte prochaine. Mais les temps étaient venus, le catholicisme allait bientôt se trouver à bout de concessions politiques, incapable de céder davantage sans en mourir, immobilisé à Rome, tel qu’une vieille idole hiératique, tandis qu’il pouvait évoluer ailleurs, dans ces pays de propagande où il se trouvait en lutte avec les autres religions. C’était bien pour cela que Rome était condamnée, d’autant plus que l’abolition du pouvoir temporel, en habituant l’esprit à l’idée d’un pape purement spirituel, dégagé du sol, semblait devoir favoriser l’avènement d’un antipape, au loin, pendant que le successeur de saint Pierre serait forcé de s’entêter dans sa fiction impériale et romaine. Un évêque, un prêtre était à la veille de se lever, où ? qui aurait pu le dire ? Peut-être là-bas, dans cette Amérique si libre, parmi ces prêtres dont les nécessités de la lutte pour la vie ont fait des socialistes convaincus, des démocrates ardents, prêts à marcher avec le siècle prochain. Et, pendant que Rome ne pourra rien lâcher de son passé, des mystères ni des dogmes, ce prêtre abandonnera de ces choses tout ce qui tombe de soi-même en poudre. Etre ce prêtre, ce grand réformateur, ce sauveur des sociétés modernes, quel rêve énorme, quel rôle de messie espère, appelé par les peuples en détresse ! Un instant, Pierre en fut affolé, un vent d’espérance et de triomphe le soulevait, l’emportait ; et si ce n’était en France, à Paris, ce serait donc plus loin, là-bas, de l’autre côté de l’Océan, ou plus loin encore, n’importe où dans le monde, sur une terre assez féconde pour que la semence nouvelle poussât en une débordante moisson. Une religion nouvelle, une religion nouvelle ! Comme il l’avait crié après Lourdes, une religion qui ne fût surtout pas un appétit de la mort ! Une religion qui réalisât enfin ici-bas le royaume de Dieu dont parle l’Évangile qui partageât équitablement la richesse, qui fît régner, avec la loi du travail, la vérité et la justice !

Pierre, dans la fièvre de ce nouveau rêve, voyait déjà flamboyer devant lui les pages de son prochain livre, où il achèverait de détruire la vieille Rome en proclamant la loi du christianisme rajeuni et libérateur, lorsque ses yeux rencontrèrent un objet resté sur une chaise, dont la présence le surprit d’abord. C’était un livre aussi, le volume de Théophile Morin, que le vieil Orlando l’avait chargé de remettre à son auteur ; et il fut fâché contre lui-même, quand il le reconnut, en se disant qu’il aurait

pu fort bien l’oublier là. Avant de rouvrir sa valise pour l’y mettre, il le garda un instant, le feuilleta, les idées brusquement changées comme si, tout d’un coup, un événement considérable s’était produit, un de ces faits décisifs qui révolutionnent un monde. L’œuvre était cependant des plus modestes, le classique manuel pour le baccalauréat, ne contenant guère que les éléments des sciences ; mais toutes les sciences y étaient représentées, il résumait assez bien l’état actuel des connaissances humaines. Et c’était en somme la science qui faisait irruption dans la rêverie de Pierre soudainement, avec la masse, avec l’énergie irrésistible d’une force toute-puissante, souveraine. Non seulement le catholicisme en était balayé, tel qu’une poussière de ruines, mais toutes les conceptions religieuses, toutes les hypothèses du divin chancelaient, s’effondraient. Rien que cet abrégé scolaire, cet infiniment petit livre classique, rien même que le désir universel de savoir cette instruction qui s’étend toujours, qui gagne le peuple entier et les mystères devenaient absurdes, et les dogmes croulaient, et rien ne restait debout de l’antique foi. Un peuple nourri de science qui ne croit plus aux mystères ni aux dogmes, au système compensateur des peines et des récompenses, est un peuple dont la foi est morte à jamais ; et, sans la foi, le catholicisme ne peut être. Là est le tranchant du couperet, le couteau qui tombe et qui tranche. S’il faut un siècle, s’il en faut deux, la science les prendra. Elle seule est éternelle. C’est une absurdité de dire que la raison n’est pas contraire à la foi et que la science doit être la servante de Dieu. Ce qui est vrai, c’est que, dès aujourd’hui, les Ecritures sont ruinées et que, pour en sauver des fragments, il a fallu les accommoder avec les certitudes nouvelles, en se réfugiant dans le symbole. Et quelle extraordinaire attitude, l’Église défendant à quiconque découvre une vérité contraire aux livres saints, de se prononcer d’une façon définitive, dans l’attente que cette vérité sera convaincue un jour d’être une erreur ! Le pape est seul infaillible, la science est faillible, on exploite contre elle son continuel tâtonnement, on reste aux aguets pour mettre ses découvertes d’aujourd’hui en contradiction avec celles d’hier. Qu’importent pour un catholique, ses affirmations sacrilèges, qu’importent les certitudes dont elle entame le dogme, puisqu’il est certain qu’à la fin des temps, la science et la foi se rejoindront, de façon que celle-là sera redevenue à la lettre l’humble esclave de celle-ci ? N’était-ce pas prodigieux d’aveuglement volontaire et d’impudente carrure niant jusqu’à la clarté du soleil ? Et le petit livre infime, le manuel de vérité continuait son œuvre, en détruisant quand même l’erreur, en construisant la terre prochaine, comme les infiniment petits, les forces de la vie ont construit peu à peu les continents.

Dans la grande clarté brusque qui se faisait, Pierre enfin se sentait sur un terrain solide. Est-ce que la science a jamais reculé ? C’est le catholicisme qui a sans cesse reculé devant elle et qui sera forcé de reculer sans cesse. Jamais elle ne s’arrête, elle conquiert pas à pas la vérité sur l’erreur, et dire qu’elle fait banqueroute parce qu’elle ne saurait expliquer le monde d’un coup, est simplement déraisonnable. Si elle laisse, si elle laissera toujours sans doute un domaine de plus en plus rétréci au mystère, et si une hypothèse pourra toujours essayer d’en donner l’explication, il n’en est pas moins vrai qu’elle ruine, qu’elle ruinera à chaque heure davantage les anciennes hypothèses, celles qui s’effondrent devant les vérités conquises. Et le catholicisme, qui est dans ce cas, y sera demain plus qu’aujourd’hui. Comme toutes les religions, il n’est au fond qu’une explication du monde, un code social et politique supérieur, destiné à faire régner toute la paix, tout le bonheur possible sur la terre. Ce code, qui embrasse l’universalité des choses, devient dès lors humain, mortel comme ce qui est humain. On ne saurait le mettre à part, en disant qu’il existe par lui-même d’un côté, tandis que la science existe de l’autre. La science est totale, et elle le lui a bien fait voir déjà, et elle le lui fera bien voir encore, en l’obligeant à réparer les continuelles brèches qu’elle lui cause, jusqu’au jour où elle le balaiera, sous un dernier assaut de l’éclatante vérité. Cela prête à rire de voir des gens assigner un rôle à la science, lui défendre d’entrer sur tel domaine, lui prédire qu’elle n’ira pas plus loin, déclarer qu’à la fin de ce siècle, lasse déjà, elle abdique. Ah ! petits hommes, cervelles étroites ou mal bâties, politiques à expédients, dogmatiques aux abois, autoritaires s’obstinant à refaire les vieux rêves, la science passera et les emportera, comme des feuilles sèches !

Et Pierre continuait à parcourir l’humble livre, écoutait ce qu’il lui disait de la science souveraine. Elle ne peut faire banqueroute, car elle ne promet pas l’absolu, elle qui est simplement la conquête successive de la vérité. Jamais elle n’a affiché la prétention de donner, d’un coup, la vérité totale, cette sorte de construction étant précisément le fait de la métaphysique, de la révélation, de la foi. Le rôle de la science n’est au contraire que de détruire l’erreur, à mesure qu’elle avance et qu’elle augmente la clarté. Dès lors, loin de faire banqueroute, dans sa marche que rien n’arrête, elle demeure la seule vérité possible, pour les cerveaux équilibrés et sains. Quant à ceux qu’elle ne satisfait pas, à ceux, qui éprouvent l’éperdu besoin de la connaissance immédiate et totale, ils ont la ressource de se réfugier dans n’importe quelle hypothèse religieuse, à la condition pourtant, s’ils veulent sembler avoir raison, de ne bâtir leur chimère que sur les certitudes acquises. Tout ce qui est bâti sur

l’erreur prouvée, croule. Si le sentiment religieux persiste chez l’homme, si le besoin d’une religion reste éternel, il ne s’ensuit pas que le catholicisme soit éternel, car il n’est en somme qu’une forme religieuse, qui n’a pas toujours existé, que d’autres formes religieuses ont précédée, et que d’autres suivront. Les religions peuvent disparaître, le sentiment religieux en créera de nouvelles, même avec la science. Et Pierre pensait à ce prétendu échec de la science, devant le réveil actuel du mysticisme, dont il avait indiqué les causes dans son livre : le déchet de l’idée de liberté parmi le peuple qu’on a dupé lors du dernier partage, le malaise de l’élite désespérée du vide où la laissent sa raison libérée, son intelligence élargie. C’est l’angoisse de l’inconnu qui renaît, mais ce n’est aussi qu’une réaction naturelle et momentanée, après tant de travail, à l’heure première où la science ne calme encore ni notre soif de justice, ni notre désir de sécurité, ni l’idée séculaire que nous nous faisons du bonheur, dans la survie, dans une éternité de jouissance. Pour que le catholicisme pût renaître, comme on l’annonce, il faudrait que le sol social fût changé, et il ne saurait changer, il n’a plus la sève nécessaire au renouveau d’une formule caduque, que les écoles et les laboratoires, chaque jour, tuent davantage. Le terrain est devenu autre, un autre chêne y grandira. Que la science ait donc sa religion, s’il doit en pousser une d’elle, car cette religion sera bientôt la seule possible, pour les démocraties de demain pour les peuples de plus en plus instruits, chez qui la foi catholique n’est déjà que cendre !

Et Pierre, tout d’un coup, conclut, en songeant à l’imbécillité de la congrégation de l’Index. Elle avait frappé son livre, elle frapperait certainement le nouveau livre dont il venait d’avoir l’idée, s’il l’écrivait jamais. Une belle besogne en vérité ! De pauvres livres de rêveur enthousiaste, des chimères qui s’acharnaient sur des chimères ! Et elle avait la sottise de ne pas interdire le petit livre classique qu’il tenait là, entre ses mains, le seul redoutable, l’ennemi toujours triomphant qui renverserait sûrement l’Église ! Celui-ci avait beau être modeste, dans sa pauvre allure de manuel scolaire : le danger commençait à l’alphabet épelé par les bambins, et il croissait à mesure que les programmes se chargeaient de connaissances, il éclatait avec ces résumés des sciences physiques, chimiques et naturelles, qui ont remis en question la création du Dieu des Ecritures. Mais le pis était que l’Index, déjà désarmé, n’osait pas supprimer ces humbles volumes, ces terribles soldats de la vérité, destructeurs de la foi. Qu’importait alors tout l’argent que Léon XIII prélevait sur son trésor caché du denier de saint Pierre, afin d’en doter les écoles catholiques, dans la pensée d’y former la génération croyante de demain, dont la papauté avait besoin pour vaincre ! Qu’importait le don de cet argent précieux, s’il ne devait servir qu’à acheter ces volumes infimes et formidables, qu’on n’expurgerait jamais assez, qui contiendraient toujours trop de science, de cette science grandissante dont l’éclat finirait par faire sauter un jour le Vatican et Saint-Pierre ! Ah ! l’Index imbécile et vain, quelle misère et quelle dérision !

Puis, lorsque Pierre eut mis dans sa valise le livre de Théophile Morin, il revint s’accouder à la fenêtre, et là il eut une extraordinaire vision. Dans la nuit si douce et si triste, sous le ciel nuageux jauni par la lune, couleur de rouille, des brumes flottantes s’étaient levées, qui cachaient en partie les toitures, derrière des lambeaux traînants, pareils à des suaires. Des monuments entiers avaient disparu de l’horizon. Et il s’imagina que les temps étaient accomplis que la vérité venait de faire sauter le dôme de Saint-Pierre. Dans cent ans ou dans mille ans, il sera de la sorte, écroulé, rasé au fond du ciel noir. Déjà, il l’avait bien senti qui chancelait et se crevassait sous lui, le jour de fièvre où il y avait passé une heure désespéré de voir de là-haut la Rome papale entêtée dans la pourpre des Césars, prévoyant dès lors que ce temple du Dieu catholique s’effondrerait, comme s’était effondré le temple de Jupiter, au Capitole. Et c’était fait, le dôme avait jonché le sol de ses débris, il ne restait plus debout, avec un pan de l’abside, que cinq des colonnes de la nef centrale, supportant encore un morceau de l’entablement. Mais surtout les quatre piliers de la croisée, qui avaient porté le dôme, les piliers cyclopéens se dressaient toujours, isolés et superbes, parmi les écroulements voisins, l’air indestructible. Des brumes épaissies roulèrent leur flot, mille années sans doute passèrent encore, et plus rien ne resta. Maintenant, l’abside, les dernières colonnes, les piliers géants eux-mêmes étaient abattus. Le vent en avait emporté la poussière, il aurait fallu fouiller le sol, pour retrouver sous les orties et les ronces, quelques fragments de statues brisées, des marbres gravés d’inscriptions, sur le sens desquelles les savants ne pouvaient s’entendre. Comme autrefois, au Capitole, parmi les décombres enfouis du temple de Jupiter, des chèvres grimpaient, se nourrissaient des buissons, dans la solitude, dans le grand silence des lourds soleils d’été, empli du seul bourdonnement des mouches.

Alors seulement, Pierre sentit en lui l’écroulement suprême. C’était bien fini, la science était victorieuse, il ne demeurait rien du vieux monde. Etre le grand schismatique, le réformateur attendu, à quoi bon ? N’était-ce pas édifier un autre rêve` ? Seule, l’éternelle lutte de la science contre l’inconnu, son enquête qui traquait, qui réduisait sans cesse chez l’homme la soif du divin, lui semblait importer à présent, le laissait dans l’attente de savoir si elle triompherait jamais au point de suffire un jour à l’humanité, en rassasiant tous ses besoins. Et, dans le désastre de son enthousiasme d’apôtre, en face des ruines qui comblaient son être, sa foi morte, son espoir mort d’utiliser le vieux catholicisme pour le salut social et moral, il n’était plus tenu debout que par la raison. Elle avait fléchi un moment. S’il avait rêvé son livre, s’il venait de traverser cette seconde et terrible crise, c’était que le sentiment l’avait de nouveau chez lui emporté sur la raison. Sa mère s’était mise à pleurer en son cœur, devant la souffrance des misérables, dans l’irrésistible désir de les soulager, afin de conjurer les prochaine massacres ; et son besoin de charité lui avait ainsi fait perdre les scrupules de son intelligence. Maintenant, il entendait la voix de son père, la raison haute, la raison âpre, la raison qui avait pu s’éclipser, mais qui revenait souveraine. Comme après Lourdes, il protestait contre la glorification de l’absurde et la déchéance du sens commun, il était la raison. Elle seule le faisait marcher droit et solide, parmi les débris des croyances anciennes, même au milieu des obscurités et des avortements de la science. Ah ! la raison, il ne souffrait que par elle, il ne se contentait que par elle, il jurait de la satisfaire toujours davantage, comme la maîtresse unique, quitte à y laisser le bonheur !

Ce qu’il fallait faire ? il aurait vainement, à cette heure, tâché de le savoir. Tout restait en suspens, il avait devant lui l’immense monde, encore encombré des ruines du passé, débarrassé demain peut-être. Là-bas, dans le faubourg douloureux, il allait retrouver le bon abbé Rose, qui, la veille encore, lui avait écrit de revenir, de revenir bien vite soigner ses pauvres, les aimer, les sauver, puisque cette Rome, si resplendissante de loin, était sourde à la charité. Et, autour du bon prêtre paisible, il retrouverait aussi le flot toujours croissant des misérables, les petits tombés des nids, qu’il ramassait pâles de faim, grelottant de froid, les ménages d’épouvantable détresse, où le père boit, où la mère se prostitue, où les fils et les filles tombent au vice et au crime, les maisons entières à travers lesquelles la famine soufflait, la saleté la plus basse, la promiscuité la plus honteuse, pas de meubles, pas de linge, une vie de bête qui se contente et se soulage comme elle peut, au hasard de l’instinct et de la rencontre. Puis, ce seraient encore les coups de froid de l’hiver, les désastres du chômage, des rafales de phtisie emportant les faibles, tandis que les forts serraient les poings, en rêvant de vengeance. Puis, un soir, il rentrerait peut-être dans quelque chambre d’épouvante, où une mère se serait tuée avec ses cinq petits, son dernier-né entre les bras, à sa mamelle vide, les autres épars sur le carreau nu, heureux enfin et rassasiés d’être morts. Non, non ! cela n’était plus possible, la misère noire aboutissant au suicide, au milieu de ce grand Paris regorgeant de richesses, ivre de jouissances, jetant pour le plaisir les millions à la rue ! L’édifice social était pourri à la base, tout croulait dans la boue et dans le sang. Jamais il n’avait senti à ce point l’inutilité dérisoire de la charité. Et, tout d’un coup, il eut conscience que le mot attendu, le mot qui jaillissait enfin du grand muet séculaire, du peuple écrasé et bâillonné, était le mot de justice. Ah ! oui, justice, et non plus charité ! La charité n’avait fait qu’éterniser la misère, la justice la guérirait peut-être. C’était de justice que les misérables avaient faim, un acte de justice pouvait seul balayer l’ancien monde, pour reconstruire le nouveau. Le grand muet ne serait ni au Vatican ni au Quirinal, ni au pape ni au roi, car il n’avait sourdement grondé au travers des âges, dans sa longue lutte, tantôt mystérieuse, tantôt ouverte, il ne s’était débattu entre le pontife et l’empereur, qui chacun le voulait à lui seul, que pour se reprendre, pour dire sa volonté de n’être à personne, le jour où il crierait justice. Demain allait-il donc être enfin ce jour de justice et de vérité ? Au milieu de son angoisse, partagé entre le besoin du divin qui tourmente l’homme et la souveraineté de la raison, qui l’aide à vivre debout, Pierre n’était sûr que de tenir son serment, prêtre sans croyance veillant sur la croyance des autres, faisant chastement, honnêtement son métier, dans la tristesse hautaine de n’avoir pu renoncer à son intelligence, comme il avait renoncé à sa chair d’amoureux et à son rêve de sauveur des peuples. Et, de nouveau, de même qu’après Lourdes, il attendrait.

Mais, à cette fenêtre, en face de cette Rome envahie d’ombre submergée sous les brumes dont le flot semblait en raser les édifices ses réflexions étaient devenues si profondes, qu’il n’entendit pas une voix qui l’appelait. Il fallut qu’une main le touchât à l’épaule.

« Monsieur l’abbé, monsieur l’abbé... »

Et, comme il se tournait enfin, Victorine lui dit :

« Il est neuf heures et demie. Le fiacre est en bas, Giacomo a déjà descendu les bagages... Il faut partir, monsieur l’abbé. »

Puis, le voyant battre des paupières, effaré encore, elle eut un sourire.

« Vous faisiez vos adieux à Rome. Un bien vilain ciel.

– Oui, bien vilain », dit-il simplement.

Alors, ils descendirent. Il lui avait remis un billet de cent francs pour qu’elle le partageât avec les domestiques. Et elle s’était excusée de prendre la lampe et de le précéder, parce que, expliquait-elle, on y voyait à peine clair, tant le palais était noir, cette nuit-là.

Ah ! ce départ, cette descente dernière, au travers du palais noir et vide, Pierre en eut le cœur bouleversé ! Il avait donné, autour de sa chambre, ce coup d’œil d’adieu qui le désespérait toujours, qui laissait là un peu de son âme arrachée, même quand il quittait une pièce où il avait souffert. Puis, devant la chambre de don Vigilio, d’où ne sortait qu’un silence frissonnant, il se l’imagina la tête au fond de l’oreiller, retenant son souffle, de peur que son souffle ne parlât encore, ne lui attirât des vengeances. Mais ce fut surtout, sur les paliers du second étage et du premier, en face des portes closes de donna Serafina et du cardinal, qu’il frémit de ne rien entendre, pas même un souffle, comme s’il passait devant des tombes. Depuis leur rentrée du convoi, ils n’avaient pas donné signe de vie, enfermés, disparus, immobilisant avec eux la maison entière, sans qu’on pût y surprendre le chuchotement d’une conversation, le pas perdu d’un serviteur. Et Victorine descendait toujours, la lampe à la main, et Pierre la suivait, songeant à ces deux qui restaient seuls, dans le palais en ruine, les derniers d’un monde à demi écroulé, au seuil du monde nouveau. Dario et Benedetta venaient d’emporter tout espoir de vie, il n’y avait plus là que la vieille fille et le prêtre infécond, sans résurrection possible. Ah ! ces couloirs interminables d’une ombre lugubre, cet escalier froid et gigantesque qui semblait descendre au néant, ces salles immenses dont les murs se lézardaient de pauvreté et d’abandon ! et la cour intérieure, pareille à un cimetière, avec son herbe, avec son portique humide où pourrissaient des torses de Vénus et d’Apollon ! et le petit jardin désert, embaumé par les oranges mûres, dans lequel personne n’irait plus, maintenant qu’il n’y rencontrerait plus la contessina adorable, sous le laurier, près du sarcophage ! Tout cela s’anéantissait dans l’abominable deuil, dans le silence de mort, où les deux derniers Boccanera n’avaient plus qu’à attendre, en leur grandeur farouche, que leur palais, ainsi que leur Dieu, s’effondrât sur leurs têtes. Et Pierre ne percevait rien autre chose qu’un bruit très léger, un trot de souris sans doute, les dents d’un rongeur peut-être, l’abbé Paparelli en train quelque part, au fond des pièces perdues, d’émietter les murailles, de manger sans fin la vieille demeure à la base, pour en hâter l’écroulement.

Le fiacre stationnait devant la porte, avec ses deux lanternes dont les deux rayons jaunes trouaient l’obscurité de la rue. Les bagages y étaient chargés déjà, la petite caisse près du cocher, la valise sur la banquette. Et le prêtre monta tout de suite.

« Oh ! vous avez le temps, dit Victorine, restée debout sur le trottoir. Rien ne vous manque, je suis contente de voir que vous partez à l’aise. »

À cette minute dernière, il fut réconforté d’avoir là cette compatriote, cette bonne âme, qui l’avait accueilli, le jour de l’arrivée, et qui le saluait, au départ.

« Je ne vous dis pas au revoir, monsieur l’abbé, car je ne crois pas que vous reviendrez de sitôt dans leur satanée ville... Adieu, monsieur l’abbé.

– Adieu, Victorine. Et merci bien, de tout mon cœur. »

Déjà, la voiture partait, au trot vif du cheval, tournait dans les rues étroites et tortueuses qui mènent au cours Victor-Emmanuel. Il ne pleuvait pas, la capote n’avait pas été relevée ; mais l’air humide avait beau être doux, le prêtre se sentit tout de suite pris de froid, sans vouloir perdre le temps à faire arrêter le cocher, un silencieux, celui-ci, qui semblait n’avoir que la hâte de se débarrasser de son voyageur.

Et, lorsque Pierre déboucha sur le cours Victor-Emmanuel, il fut surpris de le trouver déjà si désert, à cette heure peu avancée de la nuit, les maisons barricadées, les trottoirs vides, les lampes électriques brûlant seules dans la mélancolique solitude. À la vérité, il ne faisait guère chaud, et le brouillard paraissait grandir, noyait de plus en plus les façades. Quand il passa devant la Chancellerie, il lui sembla que le sévère et colossal monument se reculait, s’évanouissait dans un rêve. Et, plus loin, à droite, au bout de la rue d’Aracœli étoilée de rares becs de gaz fumeux, le Capitole avait sombré en pleines ténèbres. Puis, le large cours se resserra, la voiture fila entre les deux masses sombres, écrasantes, du Gesù obscur et du lourd palais Altieri ; et ce fut dans ce couloir étranglé où par les beaux soleils eux-mêmes tombait toute l’humidité des temps anciens, qu’il s’abandonna à une songerie nouvelle, la chair et l’âme envahies d’un frisson.

Brusquement, le réveil se faisait en lui de cette pensée, dont il avait eu parfois l’inquiétude, que l’humanité, partie là-bas de l’Asie, avait toujours marché dans le sens du soleil. Un vent d’est avait toujours soufflé, emportant à l’ouest la semence humaine, pour les moissons futures. Et, depuis longtemps déjà, le berceau était frappé de destruction et de mort, comme si les peuples ne pouvaient avancer que par étapes, laissant derrière eux le sol épuisé, les villes détruites, les populations décimées et abâtardies, à mesure qu’ils marchaient du levant au couchant, vers le but ignoré. C’étaient Ninive et Babylone sur les bords de l’Euphrate, c’étaient Thèbes et Memphis sur les bords du Nil, réduites en poudre, tombées de vieillesse et de lassitude à un engourdissement mortel, sans qu’un réveil fût possible. Puis, de là, cette décrépitude avait gagné les bords du grand lac méditerranéen, ensevelissant dans la poussière de l’âge Tyr et Sidon, allant plus loin encore endormir Carthage, frappée de sénilité en pleine splendeur. Cette humanité en marche, que la force cachée des civilisations roulait ainsi de l’orient à l’occident, marquait ses journées de route par des ruines, et quelle effrayante stérilité aujourd’hui que celle de ce berceau de l’histoire, cette Asie cette Egypte, retournées au bégaiement de l’enfance, immobilisées dans l’ignorance et dans la caducité, sur les décombres des antiques capitales, jadis maîtresses du monde !

Au passage, à travers sa songerie, Pierre eut conscience que le palais de Venise, noyé de nuit, semblait crouler sous quelque assaut de l’invisible. La brume en avait entamé les créneaux, et les hautes murailles nues, si redoutables, fléchissaient sous la poussée de l’obscurité croissante. Puis, après la trouée profonde du Corso, à gauche, désert lui aussi dans l’éclat blafard des lampes électriques, le palais Torlonia apparut sur la droite, avec son aile éventrée par la pioche des démolisseurs ; tandis que, de nouveau sur la gauche, plus haut, le palais Colonna allongeait sa façade morne, ses fenêtres closes, comme si, déserté par ses maîtres déménagé de son ancien faste, il attendait les démolisseurs à son tour.

Alors, au roulement ralenti de la voiture, qui commençait à gravir la montée de la rue Nationale, la rêverie continua. Est-ce que Rome n’était pas atteinte, est-ce que son heure n’était pas venue de disparaître, dans cette destruction que les peuples en marche laissaient continuellement derrière eux ? La Grèce, Athènes et Sparte s’ensommeillaient sous leurs glorieux souvenirs, ne comptaient plus dans le monde aujourd’hui. Tout le bas de la péninsule italique était déjà gagné par la paralysie montante. Et, en même temps que Naples, c’était bien le tour de Rome désormais.

Elle se trouvait à la limite de la contagion, à cette marge de la tache de mort qui s’étend sans cesse sur le vieux continent, cette marge où l’agonie se déclare, où la terre appauvrie ne veut plus nourrir ni supporter des villes, où les hommes eux-mêmes semblent frappés de vieillesse dès la naissance. Depuis deux siècles, Rome allait en déclinant, s’éliminait peu à peu de la vie moderne, sans industrie, sans commerce, incapable même de science, de littérature et d’art. Et ce n’était plus seulement la basilique de Saint-Pierre, qui s’effondrait, qui semait l’herbe de ses débris, comme autrefois le temple de Jupiter Capitolin. Dans la rêverie noire et douloureuse, c’était Rome entière qui croulait en un suprême craquement qui couvrait les sept collines du chaos de ses ruines, les églises, les palais, les quartiers entiers disparus, dormant sous les orties et les ronces. Comme Ninive et Babylone, comme Thèbes et Memphis, Rome n’était plus qu’une plaine rase, bossuée par des décombres, au milieu desquels on cherchait vainement à reconnaître la place des anciens édifices, et qu’habitaient seuls des nœuds de serpents et des bandes de rats.

La voiture tournait, et Pierre reconnut, à droite, dans un trou énorme de nuit entassée, la colonne Trajane. Mais, à cette heure, elle se dressait noire, telle que le tronc mort d’un arbre géant, dont le grand âge aurait abattu les branches. Et, plus haut, en traversant la place triangulaire, lorsqu’il leva les yeux, l’arbre réel qu’il distingua sur le ciel de plomb, le pin parasol de la villa Aldobrandini, qui était là comme la grâce et la fierté de Rome, ne fut désormais pour lui qu’une salissure, le petit nuage de poussière charbonneuse qui montait du total écroulement de la ville.

Une épouvante le prenait maintenant, au bout de ce rêve tragique, dans sa fraternité inquiète. Et, lorsque l’engourdissement qui monte à travers le monde vieilli aurait dépassé Rome lorsque la Lombardie serait prise, que Gênes, et Turin, et Milan s’endormiraient comme Venise déjà s’endort, ce serait donc ensuite le tour de la France ! Les Alpes seraient franchies, Marseille verrait ses ports comblés par le sable, comme ceux de Tyret de Sidon, Lyon tomberait à la solitude et au sommeil, Paris enfin envahi par l’invincible torpeur, changé en un champ de pierres stérile, hérissé de chardons, rejoindrait dans la mort Rome, et Ninive, et Babylone, tandis que les peuples continueraient leur marche du levant au couchant, avec l’éternel soleil. Un grand cri traversa l’ombre, le cri de mort des races latines. L’histoire, qui semblait être née dans le bassin de la Méditerranée, se déplaçait, et l’Océan aujourd’hui devenait le centre du monde. Où en était-on de la journée humaine ? Partie de là-bas, du berceau, au lever de l’aube, l’humanité, d’étape en étape, semant sa route de ses ruines, se trouvait-elle à la moitié du jour, lorsque midi flamboie ? C’était alors l’autre moitié des temps qui commençait, le Nouveau Monde après l’Ancien, ces villes d’Amérique où s’ébauchait la démocratie, où poussait la religion de demain, les reines souveraines du prochain siècle, avec, là-bas, au-delà d’un autre Océan, en revenant vers le berceau, sur l’autre face de la terre, l’Extrême-Orient immobile, la Chine et le Japon mystérieux, tout le pullulement menaçant de la race jaune.

Mais, à mesure que le fiacre gravissait la rue Nationale, Pierre sentait son cauchemar se dissiper. Un air plus léger soufflait, il rentrait dans plus d’espérance et de courage. La Banque, cependant, avec sa laideur neuve, son énormité crayeuse encore, lui fit l’effet d’un fantôme promenant son linceul dans la nuit ; tandis qu’en haut des jardins confus, le Quirinal n’était qu’une ligne noire, barrant le ciel. Seulement, la rue montait, s’élargissait toujours, et sur le sommet du Viminal enfin, sur la place des Thermes, lorsqu’il passa devant les ruines de Dioclétien, il respira à pleins poumons. Non, non ! la journée humaine ne pouvait finir, elle était éternelle, et les étapes des civilisations se succéderaient à l’infini. Qu’importait ce vent d’est qui roulait les peuples à l’ouest, comme charriés dans la force du soleil ? S’il le fallait, ils reviendraient par l’autre face du globe, ils feraient plusieurs fois le tour de la terre, jusqu’au jour où ils pourraient se fixer dans la paix, dans la vérité et la justice. Après la prochaine civilisation, autour de l’Atlantique, devenu le centre, bordé des villes maîtresses, une civilisation encore naîtrait, ayant pour centre le Pacifique, avec d’autres capitales riveraines, qu’on ne pouvait prévoir, dont les germes dormaient sur des rivages ignorés. Puis, d’autres encore, toujours d’autres, en recommençant toujours ! Et, à cette minute dernière, il eut cette pensée de confiance et de salut que le grand mouvement des nationalités était l’instinct, le besoin même que les peuples avaient de revenir à l’unité. Partis de la famille unique, séparés, dispersés en tribus plus tard, heurtés par des haines fratricides, ils tendaient malgré tout à redevenir l’unique famille. Les provinces se réunissaient en peuples, les peuples se réunissaient en races, les races finiraient par se réunir en la seule humanité immortelle. Enfin, l’humanité sans frontières sans guerres possibles, l’humanité vivant du juste travail, dans la communauté universelle de tous les biens ! N’était-ce pas l’évolution, le but du labeur qui se fait partout, le dénouement de l’histoire ? Que l’Italie fût donc un peuple sain et fort, que l’entente se fît donc entre elle et la France, et que cette fraternité des races latines devînt le commencement de la fraternité universelle ! Ah ! cette patrie unique, la terre pacifiée et heureuse, dans combien de siècles, et quel rêve !

Puis, à la gare, au milieu de la bousculade, Pierre ne pensa plus. Il dut prendre son billet, faire enregistrer ses bagages. Et, tout de suite, il monta en wagon. Le surlendemain, au lever du jour, il serait à Paris.

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