Virata

Légende

Ce n’est pas en évitant d’agir qu’on se libère en vérité de l’action, Jamais on ne parvient à s’en rendre entièrement libre, fût-ce un instant.

Bhagavad Gîtâ, 3e chant

Qu’est-ce en effet qu’agir ? Et ne pas agir, qu’est-ce ? – Ces questions troublent même le sage.

Car il faut contrôler l’action, contrôler l’action illicite.

Et contrôler l’absence d’action – car son essence est insondable.

Bhagavad Gîtâ, 4e chant

Ceci est l’histoire de Virata,

que son peuple célébrait par les quatre noms de la vertu, mais dont le nom n’est pas inscrit dans les chroniques des princes ni mentionné dans le livre des sages, et dont les hommes ont oublié jusqu’au souvenir.

En ce temps-là, avant même que le grand Bouddha fût venu sur la terre et eût répandu parmi ses fidèles la lumière de la connaissance, vivait au pays des Birwagha, auprès d’un roi radjpoute, un noble homme, Virata, qu’on appelait – l’Éclair du Glaive », parce que c’était, outre un chasseur dont les traits ne manquaient jamais le but, un guerrier intrépide par-dessus tous les autres, dont la lance ne se dressait point en vain, dont le bras s’abattait comme la foudre lorsqu’il avait brandi l’épée. Son front était serein, ses yeux soutenaient sans broncher le regard des humains ; personne ne l’avait vu plier sa main pour la crisper en un poing mauvais, et jamais on n’avait entendu sa voix pousser le cri de la colère. Il servait fidèlement son roi, et ses esclaves le servaient avec respect, car on ne connaissait pas d’homme plus juste le long des cinq bras du fleuve. Les gens pieux s’inclinaient en passant devant sa maison et le sourire des enfants, dès qu’ils l’apercevaient, se reflétait dans l’étoile de ses yeux.

Or, il arriva que le malheur s’abattit sur le souverain qu’il servait. Le frère de la femme du roi, que celui-ci avait mis comme administrateur à la tête de la moitié de son royaume, convoita le royaume entier, et il avait secrètement séduit par des présents les meilleurs guerriers du pays afin qu’ils lui prêtassent leurs services, et il avait gagné les prêtres, qui lui apportèrent de nuit les hérons sacrés du lac qui depuis des milliers et des milliers d’années étaient un signe de souveraineté au pays des Birwagha. Le rebelle fit équiper les éléphants et les hérons sacrés, rassembler les mécontents des montagnes en une armée et marcha contre la capitale en semant la terreur.

Le roi fit du matin au soir frapper les cymbales de cuivre et il fit souffler dans les cors d’ivoire blanc ; la nuit on alluma des feux au haut des tours et on jeta dans un brasier les écailles broyées des poissons, pour que leur flamme jaune brillât sous les étoiles comme un signe de détresse. Mais il ne vint que peu de monde ; la nouvelle de l’enlèvement des hérons avait abattu l’âme des chefs et ils étaient découragés. Le commandant des guerriers et le grand-maître des éléphants, les plus éprouvés parmi ses capitaines, étaient déjà dans le camp des ennemis, et c’est en vain que le roi abandonné attendait qu’il lui vînt des amis (car il avait été un maître despotique, dur dans ses jugements et cruel dans le recouvrement des impôts). Et ainsi il ne vit devant son palais aucun de ses grands capitaines ni aucun de ses chefs de guerre ; il n’y vit qu’une troupe d’esclaves et de valets désemparés.

Dans son malheur, le souverain songea à Virata qui au premier appel des cors lui avait envoyé un message de loyauté. Il fit apprêter sa litière d’ébène et il se fit porter devant sa maison. Virata s’inclina jusqu’à terre lorsque le roi descendit, mais celui-ci prit l’attitude d’un suppliant et lui demanda instamment de conduire son armée contre l’ennemi. Virata s’inclina et dit : « Je la conduirai, Seigneur, et je ne rentrerai pas dans cette maison avant que la flamme de la rébellion soit étouffée sous le pied de tes serviteurs. »

Et il rassembla ses fils, ses parents et ses esclaves ; il se joignit avec eux à la troupe des fidèles et il leur fit prendre une formation de combat. Tout le jour ils marchèrent à travers les taillis jusqu’au fleuve, sur l’autre rive duquel les ennemis, rassemblés en foule, s’enorgueillissaient de leur nombre et abattaient les arbres pour en faire un pont, afin de pouvoir eux-mêmes, le lendemain, se répandre tel un torrent dans le pays et l’inonder de sang. Mais Virata avait appris, à la chasse aux tigres, qu’il existait un gué en amont du pont ; lorsque l’obscurité fut tombée, il conduisit un à un ses fidèles au-delà du fleuve, et pendant la nuit ils se précipitèrent à l’improviste sur l’ennemi plongé dans le sommeil. Ils brandissaient des torches de poix qui effarouchèrent les éléphants et les buffles, si bien que dans leur fuite ceux-ci écrasaient les corps des dormeurs, et la blancheur de l’incendie tournoya autour des tentes. Or Virata, le premier de tous, s’était précipité dans la tente de l’anti-roi et avant que les chefs réveillés en sursaut eussent pu faire un mouvement, son glaive en avait déjà tué deux, et il abattit le troisième comme celui-ci se levait et sautait sur son épée ; quant au quatrième et au cinquième, Virata les tua en luttant contre eux, dans les ténèbres ; à l’un il perça le front et à l’autre la poitrine encore nue. Quand ils furent là gisant en silence, ombres parmi les ombres, il se mit devant l’entrée de la tente pour que personne ne pût s’emparer des hérons sacrés, le gage donné par la divinité. Mais il ne vint plus aucun ennemi, car tous fuyaient dans un effroi insensé, ayant à leurs trousses les serviteurs du roi qui, victorieux, poussaient des cris de triomphe. Le flot des vaincus s’écoula et devint de plus en plus lointain. Alors Virata s’assit tranquillement devant la tente, les genoux croisés, tenant dans ses mains son glaive sanglant et attendant que ses compagnons revinssent de leur poursuite acharnée.

Au bout de peu de temps, le jour divin s’éveilla derrière la forêt, les palmiers s’enflammèrent dans le rouge doré de l’aurore et brillèrent comme des torches dans le fleuve. Le soleil se leva tout sanglant, comme une blessure de feu, à l’orient. Alors Virata se redressa, se débarrassa de son vêtement, alla au fleuve, les mains levées au-dessus de sa tête, et il s’inclina en priant, devant l’œil brillant de la divinité ; puis il descendit dans l’eau pour les ablutions sacrées, et le sang qu’il avait sur les mains disparut. Mais dès que les ondes éclatantes de la lumière eurent touché sa tête, il revint sur la rive, s’enveloppa de son vêtement et, le visage illuminé, retourna vers la tente pour contempler à la clarté du matin les exploits de la nuit. Les morts étaient là étendus, l’épouvante empreinte sur la rigidité de leurs traits, les yeux révulsés et le corps crispé ; l’anti-roi avait le front fendu et l’infidèle qui naguère était chef d’armée au pays des Birwagha avait la poitrine défoncée. Virata leur ferma les yeux et continua son inspection pour voir les autres qu’il avait tués dans leur sommeil. Ils étaient encore à demi recouverts par leurs nattes ; le visage de deux d’entre eux lui était étranger, c’étaient des esclaves du séducteur, venus du pays du Sud, avec des cheveux laineux et le visage noir. Mais dès qu’il eut tourné vers lui la face du dernier, une ombre voila son regard ; car c’était là son frère aîné, Belangour, le prince des montagnes, que l’anti-roi avait appelé à son aide et que Virata, dans l’obscurité de la nuit, avait tué de sa propre main. Il se baissa en tremblant vers le cœur du guerrier recroquevillé. Mais le cœur ne battait plus ; les yeux du mort, grands ouverts, étaient fixes, et leur boule noire lui perçait l’âme. Alors Virata se sentit presque défaillir ; comme un cadavre vivant il était là, assis parmi les morts, détournant son regard, pour que l’œil figé de celui que sa mère avait engendré avant lui ne l’accusât pas de ce qu’il avait fait.

Or bientôt on entendit des cris ; comme des oiseaux sauvages, les serviteurs du roi, revenant de la poursuite des ennemis et chargés de riches butins, s’approchaient de la tente en poussant des exclamations d’allégresse. Lorsqu’ils aperçurent l’anti-roi mort au milieu des siens et virent que les hérons sacrés étaient sauvés, ils se mirent à danser et à sauter et embrassèrent l’ourlet du vêtement de Virata, qui était assis indifférent à côté d’eux, et ils le célébrèrent en le nommant « l’Éclair du Glaive ». Et il en arrivait toujours davantage ; ils chargèrent le butin sur des chars, mais il était si lourd que les roues s’enfonçaient dans la terre, menaçant de se renverser, et qu’ils durent aiguillonner les buffles avec des branches d’épines pour les faire avancer. Un messager traversa le fleuve à la nage et courut porter au roi la nouvelle, mais les autres restèrent auprès du butin et ils se réjouissaient de leur victoire. Cependant Virata était muet et comme plongé en un rêve. Une seule fois sa voix s’éleva lorsqu’ils voulurent dérober aux morts leurs vêtements. Alors il se leva et leur ordonna d’aller chercher du bois et d’entasser les cadavres sur un bûcher, pour qu’ils brûlent et qu’ainsi leurs âmes entrent purifiées dans le Devenir. Les serviteurs s’étonnèrent qu’il agît ainsi à l’égard des conjurés, dont le corps méritait d’être déchiré par les chacals de la forêt et les ossements de blanchir sous les feux du soleil ; cependant ils firent sa volonté. Lorsque le bûcher fut prêt, Virata y mit lui-même le feu, et il jeta des parfums et du santal dans le bois en combustion, puis il détourna son regard et il resta là, debout en silence jusqu’à ce que le bois devînt rouge, que le bûcher s’effondrât et que la braise tombât en cendres sur le sol.

Sur ces entrefaites des esclaves avaient achevé les ponts que, la veille, les serviteurs de l’anti-roi avaient commencés en fanfaronnant ; en tête s’avancèrent les guerriers couronnés de fleurs de pisang, puis suivirent les serviteurs et les princes à cheval. Virata les laissa passer devant lui, car leurs chants et leurs cris retentissaient douloureusement dans son âme, et lorsqu’il se mit en marche, un intervalle fut laissé entre eux et lui selon sa volonté. Au milieu du pont il s’arrêta et regarda longuement l’eau qui coulait à droite et à gauche, tandis que devant lui et derrière lui s’arrêtaient aussi, pour garder la distance, les guerriers surpris, et ils le virent qui levait le bras au bout duquel était son épée, comme s’il voulait la brandir contre le ciel, mais en l’abaissant il laissa négligemment glisser la poignée et l’épée tomba dans le fleuve. Des deux rives des garçons nus sautèrent dans l’eau pour la lui rapporter, pensant qu’elle lui-avait échappé par mégarde ; mais Virata les rappela avec sévérité et reprit sa marche, le visage immobile et le front assombri, parmi les serviteurs étonnés. Plus une parole ne sortit de ses lèvres pendant qu’au fil des heures la route jaune de leur patrie se déroulait sous leurs pas.

Lointaines encore étaient les portes de jaspe et les tours crénelées de Birwagha lorsque, à l’horizon, une nuée blanche monta dans le ciel, et cette nuée ne cessait de s’approcher ; c’étaient des coureurs et des cavaliers qui soulevaient la poussière. Dès qu’ils aperçurent l’armée, ils s’arrêtèrent et déroulèrent des tapis sur la route pour indiquer que le roi venait au-devant de ses soldats, lui dont la semelle ne touche jamais la poussière terrestre depuis l’heure de la naissance jusqu’à celle de la mort, où la flamme reçoit et purifie son corps. Déjà là-bas, sur l’éléphant chargé d’années, le roi apparaissait, entouré de ses pages. L’éléphant, obéissant à l’aiguillon, plia les genoux et le roi descendit sur le tapis étendu à ses pieds. Virata voulut se courber devant son maître, mais celui-ci alla à lui et le prit dans ses bras, ce qui était pour un inférieur un honneur comme on n’en avait jamais encore vu de semblable dans le temps ni relaté de pareil dans les livres. Virata fit apporter les hérons et lorsqu’ils agitèrent leurs ailes blanches, de telles acclamations éclatèrent que les chevaux se cabrèrent et que les cornacs durent user de toute leur autorité sur les éléphants pour pouvoir les maîtriser. Voyant la marque de la victoire, le roi embrassa Virata une seconde fois et fit signe à un serviteur. Celui-ci apporta l’épée du héros éponyme des Radjpoutes qui, depuis sept fois sept cents ans, reposait dans le trésor des rois – cette épée dont la poignée était éblouissante de pierres précieuses et dont la lame portait inscrits en lettres d’or les mots mystérieux de la victoire, dans l’écriture des ancêtres, que ne pouvaient plus déchiffrer même les savants et les prêtres du grand temple. Le roi tendit à Virata le glaive des glaives, en gage de sa gratitude et comme emblème du pouvoir que désormais il posséderait en qualité de chef de ses guerriers et de conducteur suprême de ses peuples armés. Mais Virata baissant les yeux prononça ces paroles :

– Puis-je solliciter une grâce du plus gracieux des rois et adresser une demande au plus magnanime d’entre eux ?

Le roi le regarda et dit :

– Elle t’est accordée avant même que ton œil se lève sur moi. Tu peux me demander la moitié de mon royaume, il est à toi dès que tu remueras les lèvres.

Alors Virata déclara :

– Permets donc, ô mon roi, que ce glaive reste dans le trésor, car je me suis fait le serment dans mon cœur de ne plus jamais toucher un glaive depuis que cette nuit j’ai tué mon frère, le seul être qui ait grandi avec moi dans le même giron et qui ait joué avec moi dans les bras de ma mère.

Le roi le regarda avec étonnement, puis il dit :

– Le premier de mes guerriers, tu le seras donc sans porter de glaive, afin que je sache mon royaume en sûreté contre tout ennemi, car jamais un héros n’a mieux conduit une armée contre des adversaires supérieurs en nombre. Prends ma ceinture en signe d’autorité et prends mon cheval que voici, afin que tous te reconnaissent comme le premier de mes guerriers.

Mais Virata baissa encore une fois son visage vers la terre et répondit :

– L’Invisible m’a envoyé un avertissement, et mon cœur l’a compris. J’ai tué mon frère, afin que je sache que celui qui ôte la vie à un homme tue son frère. Je ne puis pas être chef de guerre, car dans l’épée réside la force et la force est l’ennemie du droit. Celui qui participe au péché d’homicide est lui-même un mort. Or je ne veux pas que ma personne inspire la peur, et je préfère manger le pain du mendiant plutôt que de ne pas respecter cet avertissement que j’ai reconnu. La vie est une chose brève dans l’éternel Devenir ; permets que j’en vive ma part comme un homme juste.

Le visage du roi s’obscurcit un instant, et il y eut autour de lui un silence d’effroi aussi grand qu’avait été précédemment la violence du bruit, car on n’avait jamais encore entendu dire dans les temps des pères et des arrière-grands-pères qu’un homme libre eût contredit le roi et qu’un prince eût refusé un présent de sa main. Mais le souverain regarda ensuite les hérons sacrés, signe de la victoire, que Virata avait capturés, et son visage s’éclaira de nouveau, tandis qu’il prononçait ces paroles :

– Je t’ai toujours reconnu brave contre mes ennemi, Virata, et comme un homme juste par-dessus tous les serviteurs de mon royaume. S’il faut donc que tu me manques dans les combats, je ne veux pas me passer entièrement de tes services. Puisque tu sais ce qu’est la faute et que tu la pèses comme un juste, tu seras le premier de mes juges et tu rendras la justice du haut de l’escalier de mon palais, afin que la vérité soit gardée dans l’enceinte de mes murailles et que le droit soit respecté dans le pays.

Virata s’inclina devant le roi et il embrassa ses genoux en signe de remerciement. Le roi le fit monter sur l’éléphant à son côté, et ils entrèrent dans la ville aux soixante tours, dont les acclamations déferlaient autour d’eux comme une mer déchaînée.

Du haut de l’escalier couleur de rose, à l’ombre du palais, Virata rendit désormais la justice au nom du roi, du lever du soleil à son coucher. Sa parole était semblable à une balance qui oscille longtemps avant de mesurer un poids ; son regard incisif sondait l’âme du coupable et ses questions pénétraient avec persévérance dans la profondeur des crimes, comme un blaireau fouille la profondeur de la terre. Sévère était sa sentence, mais il ne la rendait jamais dans la même journée, laissant toujours entre l’interrogatoire et l’arrêt prononcé le froid intervalle de la nuit : pendant les longues heures qui vont jusqu’au lever du soleil, les siens l’entendaient alors marcher, sans répit, sur la terrasse de sa maison, en méditant sur le juste et l’injuste, et avant de rendre son jugement il plongeait dans l’eau ses mains et son front, afin qu’il fût pur de la fièvre de la passion. Et toujours, lorsqu’il l’avait prononcé, il demandait aux condamnés si l’erreur était dans ses paroles ; mais il était très rare que quelqu’un y trouvât à redire ; en silence ils embrassaient le bas de son siège et, la tête inclinée, acceptaient la peine, comme si elle venait de la bouche même de la divinité.

Jamais la bouche de Virata n’avait annoncé une sentence de mort, même lorsqu’il s’agissait d’un grand criminel, et il n’écoutait pas ceux qui en étaient partisans, car il ne voulait pas verser le sang. La margelle du puits rond des ancêtres radjpoutes où le bourreau, autrefois, courbait les têtes pour frapper et qu’avait, à force d’y couler, brunie le sang des suppliciés, était redevenue blanche au cours des années, lavée par les pluies. Et cependant, dans le pays, les crimes n’étaient pas plus nombreux. Il faisait enfermer les malfaiteurs dans la prison des rochers, à moins qu’il ne les envoyât dans la montagne casser des pierres pour édifier les murs des jardins, ou dans les moulins à riz au bord de la rivière, dont ils tournaient les roues avec les éléphants ; il respectait la vie, et les hommes le respectaient, car jamais un manquement n’avait été découvert dans ses sentences, ni de la négligence dans ses interrogatoires, ni de la colère dans ses paroles. Du fond des campagnes lointaines venaient les paysans, dans leur chariot à buffles, pour lui soumettre leur différend, et les prêtres écoutaient ses discours, comme le roi cédait à ses conseils. Sa renommée grandissait comme grandit en une nuit la tige du bambou, claire, droite et lisse ; les hommes oublièrent le nom qu’ils lui donnaient autrefois. Il n’était plus l’Éclair du Glaive, mais d’un bout à l’autre du territoire des Radjpoutes, ils l’appelaient la « Source de la Justice ».

Or, c’était la sixième année que Virata disait le droit sur le degré du parvis du roi, lorsqu’il advint que des plaignants amenèrent un jeune homme de la tribu des Kazares, ces sauvages qui habitent sur les rochers et qui servent d’autres dieux ; ses pieds étaient comme une plaie, tellement il avait dû accomplir de journées de marche avant d’arriver, et un quadruple rang de chaînes entourait ses bras puissants, afin qu’il ne pût faire de mal à personne, comme le désir s’en lisait dans ses yeux qu’il roulait avec colère, sous ses paupières sombres. Ils le placèrent sur l’escalier et le firent agenouiller de force devant le juge ; puis ils s’inclinèrent eux-mêmes et ils levèrent les mains en signe d’accusation.

Virata regarda les étrangers avec étonnement : « Qui êtes-vous, frères, vous qui venez de si loin, et qui est cet homme que vous amenez enchaîné devant moi ? Le plus âgé s’inclina et dit :

– Seigneur, nous sommes des bergers, de paisibles habitants du pays oriental, et celui-ci est le plus exécrable d’une exécrable tribu, un monstre qui a tué plus d’hommes que ses mains ne comptent de doigts. Un des nôtres lui avait refusé sa fille en mariage parce qu’il est d’une race de gens aux mœurs impures, mangeurs de chiens et tueurs de vaches, et il l’avait donnée pour femme à un marchand de la vallée. Alors, dans sa colère, le brigand s’est précipité parmi nos troupeaux ; il a, pendant la nuit, abattu le père et ses trois fils, et chaque fois qu’un serviteur de la victime menait son bétail aux confins des montagnes, il l’a tué. Il a ainsi fait passer de vie à trépas onze personnes de notre village, jusqu’à ce que nous nous soyons réunis et ayons donné la chasse à ce forcené comme à une bête fauve, et maintenant nous l’avons amené devant le plus juste de tous les juges, afin que tu en délivres le pays.

Virata releva les yeux sur l’homme enchaîné.

– Est-ce vrai, ce qu’ils disent ?

– Qui es-tu ? Es-tu le roi ?

– Je suis Virata, son serviteur et le serviteur du droit, chargé de trouver pour toute faute une expiation et de séparer le vrai du faux.

L’homme enchaîné garda longtemps le silence. Puis son regard se fit dur :

– Comment peux-tu savoir de loin ce qui est vrai et ce qui est faux, puisque ta science ne s’abreuve que des paroles des hommes ?

– C’est à ton tour à présent de te faire entendre, afin que je discerne la vérité.

L’homme fronça dédaigneusement les sourcils :

– Je ne plaide pas contre ces gens-là. Comment peux-tu savoir ce que j’ai fait, alors que moi-même j’ignore ce que font mes mains quand la colère s’empare de moi ? J’ai traité comme il le méritait cet homme qui vendait une femme pour de l’argent, et j’ai fait justice à l’égard de ses enfants et de ses serviteurs. Ils ont beau m’accuser, je les méprise et je méprise ta sentence.

En entendant cet irréductible insulter le juge intègre, un ouragan de protestations monta du bas de l’escalier et l’huissier du tribunal levait déjà son bâton d’épine pour frapper. Virata apaisa tout le monde d’un geste, et reprit son interrogatoire. Dès que les accusateurs avaient fini de lui répondre, il questionnait l’homme enchaîné. Mais celui-ci se contentait de serrer les dents avec un sourire de méchanceté. Une fois encore il dit :

– Comment veux-tu savoir la vérité d’après les paroles des autres ? Lorsque l’interrogatoire fut terminé, le soleil de midi pesait droit sur les épaules. Virata se leva et voulut, comme à son habitude, rentrer chez lui et ne prononcer la sentence que le lendemain. Mais les plaignants levèrent les mains. « Seigneur, dirent-ils, il nous a fallu sept jours de voyage pour voir ton visage, et il nous faut sept jours encore pour retourner dans notre pays. Nous ne pouvons pas attendre jusqu’à demain, car le bétail meurt de soif et les champs réclament notre charrue. Seigneur, nous t’en prions, prononce maintenant ta sentence. »

Virata se rassit alors et il réfléchit. Son visage était tendu comme celui d’une personne qui porte sur la tête un lourd fardeau : il ne lui était jamais arrivé de rendre un jugement contre quelqu’un qui n’eût pas imploré sa clémence et qui n’eût point exprimé des paroles de défense. Il réfléchit longtemps, et les ombres s’allongeaient à mesure que passaient les heures. Il se rendit alors au puits, se lava le visage et les mains dans l’eau fraîche, afin que sa parole fût pure de la fièvre de la passion. Alors il dit :

– Puisse la sentence que je prononce être juste. L’homme que j’ai devant moi s’est rendu coupable d’un crime capital : il a fait passer onze vivants de la chaleur de leurs corps dans le monde du Devenir. La vie de l’être humain mûrit pendant une année dans la profondeur du sein maternel ; aussi, que le coupable, pour chaque personne qu’il a tuée, soit enfermé une année dans l’obscurité de la terre, et parce qu’il a versé onze fois le sang, qu’il soit flagellé onze fois par an, jusqu’à ce que le sang lui coule, afin qu’il se rappelle ainsi le nombre de ses victimes. Mais il ne sera pas privé de la vie, car la vie appartient aux dieux, et l’homme ne doit pas porter atteinte à ce qui est divin. Puisse être juste mon jugement, que j’ai rendu sans autre considération que celle de la justice souveraine. » Et Virata de nouveau s’assit, et les plaignants baisèrent l’escalier en signe de respect. Mais l’homme enchaîné fixa son regard sombre sur celui du juge, qui était dirigé vers lui comme pour l’interroger. Alors Virata dit :

– Je t’ai invité à faire appel à mon indulgence et à m’aider contre tes accusateurs, tes lèvres sont restées closes. S’il y a une erreur dans ma sentence, ne m’accuse pas devant l’éternel, accuse ton silence. Moi, j’ai voulu t’être clément.

L’homme sursauta : « Je ne veux pas de ta clémence. Qu’est cette clémence que tu m’offres, en regard de la vie que tu me prends d’une seule haleine ?

– Je ne te prends pas la vie.

– Tu me la prends, et d’une façon plus cruelle que ne le font les chefs de notre tribu, qu’ils appellent sauvage. Pourquoi ne me condamnes-tu pas à mort ? J’ai tué, homme contre homme, mais toi tu me fais enfouir comme une charogne dans l’obscurité de la terre, pour que j’y pourrisse au cours des années, parce que ton cœur est lâche devant le sang et que tes entrailles sont sans force. L’arbitraire est ta loi, et ta sentence une torture. Tue-moi, car j’ai tué.

– J’ai mesuré ta peine avec justice…

– Mesuré avec justice ? Mais où donc, juge, est ta mesure ? Qui t’a flagellé, pour que tu connaisses les verges, et comment comptes-tu les années sur tes doigts, en un jeu, comme si les heures passées à la lumière du jour et celles qui sont ensevelies dans l’ombre de la terre étaient semblables ? As-tu croupi dans un cachot, pour que tu saches combien de printemps tu retranches de mes jours ? Tu es un ignorant et non un juste, car celui-là seul qui est frappé connaît le coup, et non pas celui qui le donne. Seul celui qui a souffert peut mesurer la souffrance. Ton orgueil s’arroge la prétention de punir les coupables, alors que c’est toi-même le plus coupable de tous, car j’ai tué dans la colère, sous l’empire de la passion, mais toi tu m’ôtes la vie de sang-froid et tu m’appliques une mesure que ta main n’a pas pesée et dont elle n’a jamais éprouvé la lourdeur. Ôte-toi du siège de justice, ô juge, de peur que tu ne roules au bas de l’escalier. Malheur à celui qui mesure avec une mesure arbitraire, malheur à l’ignorant qui pense qu’il connaît le droit ! Quitte ton siège, juge ignorant, et ne juge pas les hommes vivants avec des paroles mortes.

Pendant qu’il parlait, la haine sortait de sa bouche et le rendait blême, et de nouveau les autres voulurent se précipiter sur lui. Mais Virata les arrêta encore une fois, passa près du sauvage en détournant la tête et dit doucement : « Je ne puis pas rompre la sentence qui a été prononcée sur ce seuil. Puisse-t-elle avoir été juste. »

Puis Virata s’en alla, pendant qu’on s’emparait du condamné qui, bien qu’enchaîné, essayait de résister ; une dernière fois le juge se retourna : et il vit que les yeux de l’homme qu’on entraînait le regardaient, fixes et méchants. Et il sentit passer au cœur un frisson, en voyant combien ils ressemblaient aux yeux de son frère, qui l’avaient regardé en cette heure où il venait de le tuer dans la tente de l’anti-roi…

Ce soir-là, Virata n’adressa plus une parole à un être vivant. Le regard de l’étranger était enfoncé dans son âme comme un trait de feu. Et les siens l’entendirent aller et venir toute la nuit, heure après heure sans qu’il pût dormir, sur le toit de sa maison, jusqu’au moment où le matin se leva rouge entre les palmiers.

À l’aube, Virata prit son bain dans l’étang sacré du temple et fit sa prière, face à l’orient ; puis il rentra chez lui, revêtit son habit jaune des jours de fête, salua gravement les siens qui observaient ses manières solennelles avec étonnement, mais sans le questionner, et il se rendit seul au palais du roi, qui lui était ouvert à toute heure du jour et de la nuit. Il s’inclina devant lui et toucha le bas de sa robe, en signe de demande.

Le roi abaissa sur lui son regard clair et lui dit : « Ton désir a touché mon habit, Virata. Il est exaucé avant que tu le formules.

– Tu as fait de moi ton juge suprême. Depuis sept ans, je rends des sentences en ton nom et je ne sais pas si j’ai bien jugé. Accorde-moi de garder le silence pendant une lune pour chercher une voie vers la vérité, et permets que je taise cette voie, devant toi et tous les autres. Je veux agir sans commettre d’injustice et vivre pur de toute faute.

Le roi s’étonna :

– Mon royaume sera pauvre en justice, de cette lune jusqu’à l’autre lune. Pourtant je ne te demande pas la voie que tu as choisie. Puisse-t-elle te conduire à la vérité.

Virata baisa le seuil en signe de gratitude, inclina la tête une fois encore et se retira.

Passant alors dans l’ombre de sa maison, il rassembla sa femme et ses enfants : « Pendant tout le temps qu’une lune s’arrondit, vous ne me verrez pas. Prenez congé de moi et ne me posez pas de question. »

Sa femme le regarda avec timidité et ses fils avec déférence. Virata se pencha vers chacun d’eux et leur déposa un baiser entre les deux yeux. « Maintenant allez dans vos appartements et renfermez-vous, pour qu’aucun ne regarde où je vais en sortant d’ici. Et ne demandez pas de mes nouvelles avant la prochaine lune. »

Chacun d’eux se détourna sans mot dire.

Virata enleva son habit des grands jours, se couvrit d’un vêtement sombre, pria devant les images de la divinité aux mille formes, remplit de son écriture plusieurs feuilles de palmier, qu’il roula comme un parchemin. La nuit venue il se mit en route, abandonnant sa maison silencieuse, et se dirigea vers le rocher, devant la ville, où se trouvait l’entrée de la mine et des cachots souterrains. Il frappa à la porte du geôlier, jusqu’à ce que celui-ci se levât de sa natte et demandât qui était là. « Je suis Virata, le juge suprême. Je viens voir celui qu’on t’a amené hier. »

– Seigneur, il est enfermé dans le cachot qui se trouve au plus profond des ténèbres. Faut-il que je t’y conduise, Seigneur ?

– Je connais l’endroit. Donne-moi la clé et recouche-toi. Demain tu la trouveras devant ta porte. Et ne dis à personne que tu m’as vu aujourd’hui.

Le geôlier s’inclina, apporta la clé et un flambeau. Sur un signe de Virata, il se retira sans mot dire et s’étendit sur sa natte. Le juge ouvrit la porte d’airain qui fermait le creux du rocher et descendit dans la profondeur de la prison. Il y avait cent ans déjà que les rois radjpoutes y incarcéraient leurs condamnés et que, jour après jour, chacun des détenus creusait plus avant la montagne, préparant dans la froide pierre de nouvelles cellules pour de nouveaux reclus.

Avant de repousser la porte, Virata jeta un dernier regard vers le carré de ciel qui s’offrait encore et d’où jaillissaient les blanches étoiles ; puis il la referma, et les ténèbres humides, sur lesquelles la lueur incertaine de son flambeau bondissait comme une bête en chasse, s’avancèrent à sa rencontre, toujours plus épaisses. Le souffle du vent dans les arbres, le cri perçant des singes lui parvenaient encore faiblement ; arrivé à la première galerie, ce n’était plus qu’un léger et lointain bourdonnement. Dans la deuxième régnait déjà un silence immobile et froid comme sous le miroir de la mer. De la pierre ne se dégageait plus qu’une odeur d’humidité : disparue, la senteur de la terre végétale. Et plus il descendait profond sous la terre, plus son pas retentissait lourdement dans le silence glacial.

À la cinquième galerie, dont la profondeur sous la pierre dépassait la hauteur dans le ciel des palmiers les plus élevés, se trouvait la cellule du prisonnier. Virata entra et leva son flambeau vers une masse sombre, qui remua seulement un peu lorsque la lumière tomba sur elle. Une chaîne cliqueta.

Virata se pencha au-dessus du prisonnier : « Me reconnais-tu ?

– Je te reconnais. Tu es celui qu’ils ont fait maître de ma destinée et qui l’a foulée aux pieds.

– Je ne suis maître de personne. Je suis un serviteur du roi et de la justice, et c’est pour la servir que je suis venu ici.

L’homme leva les yeux et son regard sinistre fixa le visage du juge : « Que me veux-tu ? » Longtemps, Virata garda le silence, puis il dit :

– Je t’ai fait mal en prononçant ma sentence, mais toi aussi tu m’as causé une souffrance avec tes paroles. J’ignore si cette sentence fut juste, mais dans tes remarques il y avait une vérité ; personne ne doit mesurer avec une mesure qu’il ne connaît pas. J’étais un ignorant et je veux savoir. J’ai envoyé des centaines de vivants dans la nuit de cette prison ; mes actes ont pesé lourdement sur beaucoup de gens, et je ne sais pas ce que signifient mes actes. Aujourd’hui, je veux m’en rendre compte, je veux l’éprouver, afin d’être juste et d’entrer dans le Devenir, pur de toute faute.

Les yeux du prisonnier restaient fixes. Sa chaîne cliquetait légèrement.

– Je veux savoir exactement ce que je t’ai infligé ; je veux connaître la morsure de la verge sur mon propre corps et ressentir en mon âme la souffrance de la captivité. Pendant une lune je prendrai ta place, afin que je sache à quelle expiation je t’ai condamné. Ensuite sur le seuil de justice je prononcerai un nouvel arrêt, dont je connaîtrai Cette fois le poids et la rigueur. Entre-temps tu seras libre. Je vais te remettre la clé qui te laissera la liberté durant toute une lune, si tu me promets de revenir au bout de ce temps. Alors, des ténèbres de ces profondeurs une lumière aura jailli et éclairé ma connaissance.

Le prisonnier était comme pétrifié. La chaîne ne remuait plus.

– Jure-moi, par la déesse impitoyable de la vengeance dont le bras atteint tout le monde, que pendant cette lune tu garderas le silence à l’égard de tous, et je vais te donner la clé et mon propre vêtement. La clé, tu la déposeras devant la porte du geôlier et tu t’en iras librement. Mais par ton serment tu t’engages, devant la divinité aux mille formes, à porter cet écrit au roi, aussitôt la lune écoulée, pour que je sois remis en liberté et que je juge dès lors en toute justice. Jures-tu devant la divinité aux mille incarnations, de faire ce que je te demande ?

– Je le jure, prononcèrent des lèvres tremblantes, – comme si ces mots sortaient des entrailles de la terre.

Virata détacha la chaîne et ôta de ses épaules son propre habit :

– Voici mon vêtement, donne-moi le tien et couvre-toi le visage pour que le gardien ne te reconnaisse pas. Maintenant prends ces ciseaux, coupe-moi les cheveux et la barbe de façon que, moi non plus, je ne sois pas reconnaissable.

Le prisonnier prit les ciseaux, mais sa main retomba tremblante. Pourtant devant ce regard impérieux et pénétrant, il fit ce qui lui était ordonné. Longtemps il demeura silencieux. Puis il se jeta à terre, et ces cris jaillirent de sa bouche :

– Seigneur il m’est impossible de supporter que tu souffres à cause de moi. J’ai tué, mes mains enfiévrées ont versé le sang. Juste fut ta sentence !

– Ni toi ni moi ne pouvons en mesurer la valeur, mais bientôt je serai éclairé. Maintenant, va-t’en et comme tu me l’as juré, présente-toi devant le roi le jour que la lune sera de nouveau ronde, pour qu’il me libère ; à ce moment-là je connaîtrai la portée de mes actes, et ma sentence sera à jamais pure de toute injustice. Va !

Le prisonnier s’inclina et baisa la terre… La porte retomba lourdement dans l’obscurité ; une dernière fois la lumière du flambeau se refléta contre le mur, puis la nuit s’abattit sur les heures.

Le jour suivant Virata, que personne ne reconnut, fut amené sur le terre-plein devant la ville et là on le flagella. Lorsque le premier coup sifflant dans l’air cingla ses épaules nues, Virata poussa un cri. Puis il serra les dents. À la soixante-dixième zébrure des verges, il avait perdu connaissance et ils l’emportèrent comme une bête morte.

Il se réveilla étendu dans sa cellule ; il lui semblait que son dos reposait sur des charbons ardents ; mais il sentait de la fraîcheur sur son front et il respirait un parfum d’herbes sauvages ; au-dessus de ses cheveux glissait une main d’où coulait de la douceur. À travers l’interstice des paupières légèrement soulevées, il vit à ses côtés la femme du geôlier qui lui lavait le front avec sollicitude. Comme il ouvrait tout à fait les yeux vers elle, il aperçut dans son regard l’étoile de la compassion qui brillait sur lui. Et à travers le feu qui brûlait son corps, il reconnut le sens de toute souffrance dans la secourable bonté. Il sourit doucement à la femme ; la douleur cessa de le tenailler.

Le deuxième jour, il pouvait déjà se lever et tâtonner avec ses mains dans l’obscurité de sa froide cellule. À chaque pas qu’il faisait, il sentait croître en lui un monde nouveau. Le troisième jour, ses blessures se cicatrisèrent, ses sens et ses forces lui revinrent. À présent il était tranquillement assis, n’ayant la notion des heures que par les gouttes d’eau qui tombaient du mur, divisant le grand silence en une infinité de petits espaces de temps qui se transformaient lentement en jour et en nuit, de même que l’écoulement de milliers de jours allonge à son tour une vie jusqu’à l’âge mûr et la vieillesse… Personne ne lui parlait. L’obscurité recouvrait son sang refroidi, mais du fond de son être surgissaient toutes sortes de souvenirs en un doux jaillissement qui, petit à petit, aboutissait à un paisible lac de contemplation, où toute sa vie était reflétée. Les divers événements de son existence se confondaient en un seul tout, et une fraîche clarté que ne troublait aucune vague, en suspendait dans son cœur l’image transfigurée. Jamais ses sens n’avaient été aussi purs que dans cet état de contemplation immobile où le monde se reflétait devant lui.

Chaque jour l’œil de Virata devenait plus clair ; les choses émergeaient de l’ombre et leurs formes devenaient familières dans sa perception. Au-dedans de lui-même aussi, tout devenait plus limpide : dans une contemplation sereine, la douce joie de la méditation s’élevant sans désirs au-dessus du souvenir – apparence d’une apparence – jouait avec les formes du Devenir comme les mains du prisonnier avec les cailloux épars dans la profondeur. Échappé même à son individualité, immobile dans son rêve, ayant perdu la notion des formes de sa propre personne plongée dans l’obscurité, il sentait plus fortement que jamais la puissance de la divinité aux mille incarnations ; il assistait à sa propre transmigration à travers la série des êtres, mais sans s’attacher à aucun, nettement délivré de la servitude du vouloir, mort dans la vie et vivant dans la mort… Toute crainte terrestre s’était dissoute dans la douce joie qu’il éprouvait d’être libéré de son corps. C’était comme si chaque heure il s’enfonçait davantage dans l’obscurité, devenant une pierre ou une noire racine souterraine, et cependant en gésine d’un nouveau germe, ver peut-être, s’agitant sourdement dans la glèbe, ou bien plante faisant effort pour soulever sa tige, ou simplement rocher se dressant solidement dans la bienheureuse inconscience d’exister.

Pendant dix-huit nuits Virata jouit du divin mystère de la contemplation et du ravissement, détaché de sa propre volonté, débarrassé de l’aiguillon du vouloir-vivre. L’expiation qu’il s’était imposée lui semblait une félicité, et déjà faute et punition ne lui apparaissaient plus que comme des songes flottant au-dessus de la lumière éternelle de la connaissance. Mais au cours de la dix-neuvième nuit, il se réveilla en sursaut ; une pensée terrestre l’avait saisi. Comme une aiguille brûlante, elle s’enfonçait dans son cerveau. L’épouvante secouait son corps avec violence ; au bout de sa main, ses doigts tremblaient comme la feuille sur la branche. C’était la pensée effrayante que le prisonnier pût ne pas tenir son serment et l’oublier dans son cachot ; qu’il dût rester là étendu des milliers et des milliers de jours, jusqu’à ce que sa chair se détachât des os et que sa langue se raidît dans le silence. La volonté de vivre bondit en lui comme une panthère et déchira son corps : le temps reprenait possession de son âme, avec la peur et l’espoir, inextricablement mêlés chez les hommes. Ses pensées ne pouvaient plus se tourner vers la divinité aux mille formes qui possède la vie éternelle, car toutes elles étaient concentrées sur lui ; ses yeux étaient avides de lumière et ses jambes, qui s’écorchaient à la pierre dure, voulaient l’ampleur de l’espace, voulaient sauter et courir. Il était contraint de penser à sa femme et à ses fils, à sa maison et à sa fortune, aux brûlantes tentations de ce monde où s’enivrent les sens et où s’exalte la vive chaleur du sang.

À partir du jour où Virata se souvint, le temps qui jusqu’alors n’avait plus été qu’un lac paisible aux eaux miroitantes et noires étendu à ses pieds, inonda tumultueusement sa pensée. Comme un torrent il se précipitait, mais toujours sans l’entraîner. Virata eût voulu qu’il l’emportât et le fît voguer comme un tronc d’arbre bondissant sur l’eau, vers l’instant immobile de la délivrance. Mais le flot allait en sens contraire. Et à bout de souffle, comme un nageur désespéré, il lui arrachait péniblement une heure après l’autre. Il lui semblait que les gouttes d’eau du mur s’arrêtaient tout à coup de tomber, tellement devenait grand l’intervalle qui s’écoulait entre leur chute. Il ne pouvait plus rester sur sa couche. L’idée que l’autre pourrait l’oublier et qu’il devrait pourrir dans ce cachot silencieux le faisait tourner comme une toupie entre les murs. Le silence l’étranglait. Il lançait aux pierres des mots d’insulte et d’accusation. Il se maudissait lui-même, et le roi et les dieux. Les ongles ensanglantés, il griffait l’ironique rocher et se jetait la tête contre la porte jusqu’à ce qu’il retombât sur le sol sans connaissance – pour s’élancer de nouveau, aussitôt revenu à la vie, et courir çà et là, dans son rectangle, comme un rat en furie.

Pendant la période qui s’écoula entre le dix-huitième jour de sa réclusion et la nouvelle lune, Virata parcourut des mondes d’épouvantes. Nourriture et boisson lui répugnaient, car la terreur emplissait son corps. Il ne pouvait plus retenir aucune pensée ; seules ses lèvres comptaient les gouttes d’eau qui venaient en tombant diviser le temps, le temps infini qui s’écoule d’un jour à l’autre. Et sans qu’il le sût, sa tête était devenue grise au-dessus de ses tempes battantes.

Mais le trentième jour un bruit s’éleva devant sa porte et retomba dans le silence. Puis des pas retentirent, le cachot s’ouvrit brusquement, la lumière fit irruption ; et devant celui que les ténèbres avaient enseveli, apparut le roi. Il l’embrassa avec amour, puis lui dit : « J’ai appris ton acte, qui est plus grand que tous ceux dont les écrits des anciens aient jamais fait mention. Comme une étoile, il brillera sur les plaines de notre vie. Viens, que le soleil de Dieu t’éclaire et que les regards du peuple aient le bonheur de contempler un juste. »

Virata leva la main devant ses yeux car, déshabitué de la lumière, elle lui blessait la vue, et son sang roulait des vagues pourpres. Il remonta en chancelant comme un homme ivre, au point que les gardiens durent le soutenir. Et avant d’arriver à la porte, il s’écria :

– Ô roi, tu m’as donné le nom de juste, mais maintenant je sais que celui qui rend la justice fait mal et se couvre de fautes. Dans les cachots de cette prison, il y a encore des hommes qui souffrent de mes sentences ; à présent seulement, je connais leurs souffrances, et je sais que rien ne peut être expié par rien. Libère ces hommes, ô roi, et écarte le peuple de mes pas, car je rougirais de ses louanges.

Le roi fit un signe et ses serviteurs chassèrent le peuple. De nouveau tout était silencieux autour d’eux. Le roi dit alors :

– Tu disais le droit, siégeant sur le plus haut degré de mon palais. Dorénavant, comme ta connaissance de la souffrance t’a rendu plus sage que jamais juge ne le fut, tu t’assoiras à mon côté et j’écouterai tes paroles, afin que ta justice me rende moi-même sage.

Mais Virata saisit le genou du roi, en signe de prière :

– Délivre-moi de ma charge, ô roi. Je ne peux plus rendre de jugement depuis que je sais que personne ne peut être le juge de personne. C’est à Dieu qu’il appartient de punir et non aux hommes, car qui touche à la destinée tombe dans la faute. Et je désire vivre ma vie sans commettre de faute.

– Soit, répondit le roi, mon empire ne t’aura pas pour juge, seulement tu seras mon conseiller ; tu me diras quand je dois faire la guerre et quand je dois faire la paix ; tu me guideras dans le juste prélèvement des impôts et des tributs, pour que mes décisions ne soient pas entachées d’erreur.

De nouveau les bras de Virata entourèrent le genou du roi :

– Ô roi, ne me donne aucun pouvoir, car le pouvoir pousse aux actes ; et quel est l’acte, ô mon roi, qui soit juste et qui n’attente pas à une destinée ? Que je te conseille la guerre, je sème la mort ; ce que je dis se transforme en acte et tout acte a une portée que j’ignore. Ne peut être juste que celui qui n’intervient dans le déroulement d’aucune destinée, celui qui vit solitaire ; jamais je n’ai été plus près de la lumière de la connaissance que quand j’étais seul et éloigné de la parole des hommes, et jamais je n’ai été plus exempt de faute. Permets que je vive en paix dans ma maison, sans autre office que de présenter mes offrandes aux dieux, afin que je reste pur de toute faute.

– Je te laisse aller à contrecœur, dit le roi, mais qui peut contredire un sage et troubler la volonté d’un juste ? Vis selon ta volonté ; c’est un honneur pour mon royaume qu’il se trouve dans ses frontières quelqu’un qui vit et agit sans faute.

Ils franchirent la porte, puis le roi le quitta. Virata partit seul, aspirant la douce chaleur du soleil, l’âme légère comme jamais, car il regagnait sa maison en homme libre de toute charge. Derrière lui il entendit le pas furtif d’un pied nu, et lorsqu’il se retourna, c’était le condamné dont il avait enduré le tourment. L’homme baisa la trace de Virata dans la poussière, salua craintivement et disparut. À cet instant, pour la première fois depuis l’heure où il avait vu l’œil vitreux de son frère, Virata sourit et, joyeux, il entra dans sa maison.

Virata vécut des jours de lumière. Son réveil était une action de grâces, car il lui était donné de percevoir la clarté du ciel, au lieu des ténèbres, il jouissait des couleurs et des parfums de la terre sacrée, ainsi que de la pure musique qui se fait entendre dans le matin. Chaque jour il accueillait comme un grand bienfait la merveille de la respiration et l’enchantement des membres agiles ; pieusement il cueillait les sensations que lui donnait son propre corps, le corps souple de sa femme, le corps vigoureux de ses fils – pénétré avec délices de l’universelle présence de la divinité aux mille formes, l’âme rendue ailée par la douce fierté de ne jamais sortir des limites de sa propre vie pour attenter à la destinée des autres et de ne jamais se montrer hostile envers l’une des mille incarnations de l’invisible divinité. Du matin au soir il lisait dans les livres de la Sagesse et il s’exerçait dans les diverses catégories de la prière, qui sont le silence de l’extase, la concentration d’esprit dans l’amour, la charité envers les pauvres et l’oraison propitiatoire. Son intelligence était devenue sereine, ses paroles étaient indulgentes, même pour le moindre de ses serviteurs, et les siens l’aimaient plus qu’ils ne l’avaient jamais aimé. Il était secourable aux pauvres et consolateur des malheureux. La prière de beaucoup d’êtres humains flottait autour de son sommeil, et on ne le nommait plus, comme autrefois, – l’Éclair du Glaive – et – la Source de la Justice », mais « le Champ du Conseil », car non seulement les voisins de la rue sollicitaient son avis, mais encore les étrangers venaient de loin pour qu’il réglât leurs litiges, bien qu’il ne fût plus juge officiel, et ils obéissaient sans hésitation à ce qu’il avait dit. Virata en était tout heureux, car il sentait que conseiller vaut mieux que commander et concilier mieux que juger ; sa vie était pour lui pure de toute faute, depuis qu’il n’exerçait plus de contrainte sur aucune destinée, tout en exerçant une influence décisive sur la destinée de beaucoup d’hommes. Et il goûtait le midi de sa vie avec une joie et une sérénité sans pareilles.

Ainsi s’écoulèrent trois années et trois autres encore, comme s’écoule un beau jour. Toujours plus apaisé devenait l’esprit de Virata : quand un différend était porté devant lui, il avait maintenant de la peine à comprendre dans son âme qu’il y eût tant de troubles sur la terre et que les hommes s’agitassent sans cesse au gré de la mesquine jalousie de l’individualité, alors qu’ils avaient devant eux l’immense vie et le parfum si doux de l’Être. Il n’enviait personne et personne ne l’enviait. Sa maison était comme une île de paix dans une vie étale, que ne touchaient ni les torrents de la passion ni le fleuve des désirs.

Un soir – c’était la sixième année de sa retraite – Virata était allé se reposer, lorsque soudain il entendit des cris perçants et ce bruit mouillé que font les coups. Il sauta de sa couche et vit que ses fils tenaient devant eux un esclave agenouillé et lui frappaient le dos avec une cravache en peau d’hippopotame, si fort que le sang coulait. Et les yeux de l’esclave, agrandis par la violence de la douleur, le regardaient fixement : Virata revit dans son âme le regard du frère qu’il avait tué jadis. Il accourut, arrêta le bras de ses fils et leur demanda ce qui s’était passé.

Il ressortit des réponses contradictoires que l’esclave dont le service était de puiser l’eau à la fontaine du rocher et de la rapporter à la maison dans des seaux de bois, avait l’habitude, prétextant la chaleur de midi et la fatigue, de s’attarder dans son travail, que déjà à plusieurs reprises il avait été puni et que la veille, après un châtiment plutôt cruel, il s’était échappé. Les fils de Virata l’avaient poursuivi à cheval et vite rattrapé dans un village d’au-delà du fleuve. Ils l’avaient ramené attaché avec une corde à la selle du cheval, de telle sorte que, tantôt courant, tantôt traîné, il était arrivé les pieds en sang à la maison où un châtiment encore plus implacable lui avait été infligé pour lui servir de leçon, à lui et aux autres esclaves qui, en frissonnant et les genoux tremblants, considéraient le malheureux, jusqu’à l’arrivée de Virata qui mit fin à son brutal supplice.

Virata regarda l’esclave. Le sable sous ses pieds était imprégné de sang, ses yeux terrorisés étaient grands ouverts comme ceux d’un animal qui va être égorgé, et Virata vit sous leur noire fixité l’horreur qu’il avait ressentie jadis dans la nuit de son cachot. » Lâchez-le, dit-il à ses fils, cette faute est expiée. »

L’esclave baisa la poussière devant ses chaussures. Pour la première fois ses fils s’éloignèrent de lui avec mécontentement. Virata rentra dans sa chambre. Machinalement, il se lava le front et les mains, et au contact de l’eau il se rendit compte soudain avec effroi que tout à l’heure il avait de nouveau agi comme un juge et prononcé une décision à l’égard d’un être humain. Et pour la première fois depuis six années, le sommeil lui manqua de nouveau.

Or comme il était là étendu dans l’ombre, sans pouvoir dormir, il revit les yeux épouvantés de l’esclave (ou étaient-ce ceux du frère qu’il avait tué ?), ainsi que ceux pleins de colère de ses fils. Et il se demanda, avec anxiété, si ses enfants n’avaient pas commis une injustice envers ce serviteur. Pour une légère négligence, du sang avait souillé le sable de sa maison ; les verges avaient meurtri un corps vivant pour un petit manquement, et cette faute le brûlait plus que n’avaient fait les coups qu’il avait lui-même sentis naguère, comme autant de brûlantes vipères, lui cingler la peau. Il est vrai que ce châtiment concernait, non pas un homme libre, mais un esclave dont le corps, depuis le sein maternel, était sa propriété, d’après la loi des rois. Mais est-ce que cette loi des rois était aussi un droit aux yeux de la divinité aux mille formes, cette loi qui faisait du corps d’un homme la chose des autres, qui ne laissait pas à cet homme le moindre libre arbitre et qui permettait à chacun, sans culpabilité, de déchirer ou de détruire sa vie ?

Virata se leva de sa couche et fit de la lumière pour trouver une réponse dans les livres des Sages. Nulle part son œil ne trouva de différence établie entre les hommes autre que la hiérarchie des castes et des états ; nulle part, dans l’être aux mille formes il n’y avait de différence et de degré dans l’exigence de l’amour. Avec une avidité qui ne faisait que croître, il buvait la science, car jamais son âme n’avait fouillé avec plus d’ardeur une question ; soudain la flamme de la lampe eut une brusque recrudescence de clarté, puis s’éteignit.

Mais comme l’obscurité descendait brusquement des murs, Virata éprouva une étrange impression ; il lui semblait que l’espace où tâtonnait aveuglément son regard était non pas sa chambre, mais le cachot d’autrefois, dans lequel il avait alors reconnu au milieu de ses souffrances que la liberté était le droit le plus essentiel de l’homme et que nul n’était autorisé à enfermer un être humain, ni pour la vie ni même pour une seule année. Pourtant, il le voyait maintenant, il avait emprisonné cet esclave dans le cercle invisible de sa volonté et il l’avait enchaîné à l’arbitraire de sa décision, si bien qu’il ne jouissait plus de la liberté d’un seul de ses pas. Tandis que Virata était ainsi plongé dans le silence et qu’il sentait que ses pensées élargissaient sa poitrine, une clarté se faisait en lui, une lumière descendant d’une hauteur invisible pénétrait en lui. À présent il se rendait compte qu’ici encore il était coupable, tant qu’il assujettissait des hommes à sa volonté et qu’il les nommait esclaves, d’après une loi qui n’était que la loi fragile des humains et non pas la loi éternelle de la divinité aux mille formes. Et il s’inclina pour prier : – Grâces te soient rendues, Être aux mille aspects, toi qui m’envoies des messagers de toutes tes incarnations, afin qu’ils me délivrent de mes fautes, me conduisant toujours plus près de toi, sur le chemin invisible de ta volonté. Fais que je les reconnaisse dans les yeux éternellement accusateurs du frère éternel que je rencontre en tous lieux, qui voit par mes yeux et dont je souffre les souffrances, afin que ma vie s’écoule dans la pureté et que je respire hors de toute faute.

Le visage de Virata était redevenu serein ; les yeux clairs, il entra dans la nuit ; il but le salut éclatant des étoiles, aspirant profondément le murmure du vent matinal qui dilatait ses poumons et, traversant les jardins, il gagna la rivière. Lorsque le soleil monta de l’orient, il se plongea dans le flot sacré, et il revint vers les siens qui étaient rassemblés pour la prière.

Il se joignit à eux, les salua avec un bon sourire, renvoya d’un signe les femmes dans leurs appartements et parla à ses fils :

– Vous savez que depuis des années un seul souci occupe mon âme, celui d’être un homme juste et de vivre sur la terre exempt de faute ; or hier il est arrivé que le sang a coulé sur le sol de ma maison, le sang d’un être vivant, et je veux être pur de ce sang et expier la faute commise à l’ombre de mon toit. L’esclave qui a été châtié trop durement pour un manquement léger recevra dès maintenant la liberté et il ira où il lui plaît, afin qu’au jour du dernier jugement il ne nous accuse ni vous ni moi.

Les fils de Virata se taisaient. Et il sentit l’hostilité de ce mutisme.

– Je constate un silence qui va contre mes paroles. Envers vous non plus, je ne veux pas agir sans vous écouter.

– À un coupable, à un esclave qui a failli, tu veux donner la liberté, une récompense au lieu d’un châtiment, commença le fils aîné. Nous avons dans notre maison beaucoup de serviteurs, et un de moins importerait peu. Mais tout acte a sa répercussion et est lié à la chaîne des autres. Si tu rends la liberté à celui-ci, comment pourras-tu ensuite retenir les autres qui sont ta propriété, s’ils désirent s’en aller ?

– S’ils désirent s’en aller hors de ma vie, je dois les laisser faire. Je ne veux assujettir la destinée d’aucun être vivant, car celui qui contraint la destinée d’autrui commet une faute.

– Mais tu romps ainsi la marque du droit, continua le second fils. Ces esclaves sont notre propriété, comme la terre et l’arbre de cette terre et le fruit de cet arbre. Puisqu’ils sont tes serviteurs, ils sont liés à toi et tu es lié à eux. Tu détruis un ordre qui se perpétue depuis des millénaires ; l’esclave n’est pas maître de sa vie, il est le serviteur de son maître.

– Il n’y a qu’un droit, venu de la divinité, et ce droit est la vie qui a été donnée à chacun avec le souffle de sa bouche. Tu me fais souvenir de l’équité, moi qui étais aveuglé et pensais être affranchi de la faute : depuis des années j’opprimais la vie d’autrui. Mais maintenant j’y vois clair et je le sais : un juste ne doit pas faire d’un homme un animal. Je veux donner à tous leur liberté, afin d’être irréprochable à leur égard sur cette terre !

L’entêtement persistait sur le front des fils de Virata et l’aîné répondit durement :

– Qui arrosera les champs, afin que le riz ne dépérisse pas et qui conduira les buffles au champ ? Devons-nous devenir des laboureurs pour contenter ta chimère ? Toi-même, tu n’as jamais occupé, ta vie durant, tes mains à travailler et tu ne t’es jamais inquiété de ce que ta vie fût assise sur le service des autres. Et pourtant, il y a de la sueur d’autrui jusque dans la natte tressée sur laquelle tu t’étends, et c’est l’éventail des serviteurs qui a veillé sur ton sommeil. Et voici que tout à coup tu veux les chasser loin de toi pour que personne ne se fatigue plus, hors nous, qui sommes ton propre sang ? Peut-être devons-nous aussi dételer les buffles de la charrue et prendre leur place, afin que la baguette ne les atteigne plus ? Car en eux également passe le souffle de la divinité aux mille formes. Père, ne change pas ce qui existe, car cela aussi vient du dieu. Ce n’est pas volontairement que s’ouvre la terre ; il faut lui faire violence pour qu’elle porte des moissons ; la violence est la loi qui règne sous les étoiles, et nous ne pouvons pas nous en passer.

– Mais moi, je veux m’en passer, car le pouvoir est rarement dans le droit, et je veux vivre droitement sur cette terre.

– Le pouvoir est dans toute possession, qu’il s’agisse de l’homme, de l’animal ou de la terre patiente. Là où tu es propriétaire, tu dois aussi être dominateur ; celui qui possède est lié à la destinée des hommes.

– Mais moi, je veux m’affranchir de tout ce qui me met en faute. C’est pourquoi je vous ordonne de libérer les esclaves qui sont dans la maison et de vous occuper vous-mêmes de satisfaire nos besoins.

Le regard des fils était chargé de colère et à peine pouvaient-ils contenir leur mécontentement. L’aîné dit encore : « Tu as déclaré que tu ne voulais peser sur la volonté d’aucun homme. Tu ne veux pas commander à des esclaves, afin de ne pas commettre de faute ; mais nous, tu nous commandes et tu portes atteinte à notre vie. Est-ce là, je te le demande, bien agir devant la divinité et devant les hommes ? »

Virata garda longtemps le silence. Comme il levait les yeux, il vit dans leurs regards la flamme de la cupidité, et un frisson d’horreur parcourut son âme. Puis il dit doucement :

– Vous m’avez enseigné ce que je dois faire. Je ne vous imposerai pas de contrainte. Prenez la maison et partagez-la à votre gré ; quant à moi, je n’ai désormais plus part ni à la possession ni à la faute. Tu as bien parlé : celui qui commande rend les autres esclaves, et surtout leur âme. Qui veut vivre exempt de faute ne doit pas participer à un foyer, ni à la destinée d’autrui ; il ne doit pas se nourrir du travail des autres ; il ne doit pas s’abreuver de la sueur d’autrui, ni s’enchaîner à la volupté de la femme et à la paresse du rassasiement : il faut vivre seul si l’on veut vivre pour sa divinité, il faut travailler pour la sentir, et être pauvre pour l’avoir en entier. Or, je veux être plus près de la divinité invisible que de ma propre terre ; je veux vivre exempt de faute. Prenez la maison et partagez-la en paix.

Virata se détourna d’eux et s’en alla. Ses fils étaient là, immobiles, tout étonnés ; la cupidité satisfaite brûlait délicieusement dans leur corps et pourtant ils avaient honte dans leur âme.

Or Virata s’enferma dans ses appartements, n’écoutant ni les appels ni les exhortations. C’est seulement lorsque les ombres se perdirent dans la nuit qu’il se prépara à partir ; il prit un bâton, la coquille du pèlerin, une hache pour travailler, une poignée de fruits pour manger, et les feuilles du palmier contenant les écrits de la Sagesse pour prier ; il retroussa son vêtement jusqu’aux genoux et il quitta en silence sa maison, sans jeter un dernier regard vers sa femme, ses enfants et l’ensemble de ses biens. Toute la nuit il marcha jusqu’au fleuve, dans lequel jadis, à l’heure amère où sa conscience s’était éveillée, il avait laissé tomber son glaive ; il franchit le gué et remonta le cours du fleuve sur l’autre rive, là où n’habitait aucun homme et où la terre ne connaissait pas encore la charrue.

À l’aurore, il arriva à un endroit où la foudre était tombée sur un très vieux manguier et où le feu avait ouvert une clairière dans le taillis. Le fleuve y décrivait en passant une molle boucle, et un essaim d’oiseaux voltigeait sur l’eau basse, venant y boire sans crainte. On avait devant soi la clarté du large fleuve et derrière soi l’ombre des arbres. Il y avait encore, tout autour, du bois éparpillé par la foudre et de menus branchages brisés. Virata regarda longuement cet espace solitaire et nu, au milieu de la forêt. Il résolut d’y bâtir une hutte et d’y passer sa vie, uniquement dans la contemplation, loin des hommes et de toute faute.

Cinq jours durant, il bâtit sa cabane, car ses mains ignoraient le travail manuel. Et par la suite ses journées n’étaient pas sans fatigue, car il lui fallait chercher des fruits pour sa nourriture, se défendre contre l’envahissement des fourrés vivaces, défricher autour de sa demeure un certain espace et l’enclore de pieux aigus, afin que les tigres qui rugissaient, affamés dans la nuit, n’approchent pas. Mais aucun tumulte humain ne pénétrait dans sa vie et ne troublait son âme, ses journées coulaient dans la paix, comme l’eau dans le fleuve, doucement renouvelées d’une source infinie.

Seuls venaient encore les oiseaux, que cet homme paisible n’effarouchait pas et qui bientôt nichèrent sur sa cabane. Il leur jetait les graines des grandes fleurs et des fruits à coquille ; sans crainte ils descendaient vers lui et ne fuyaient pas ses mains ; lorsqu’il les appelait, ils quittaient les palmiers, et il jouait avec eux et ils se laissaient caresser. Une fois, il trouva dans la forêt un jeune singe qui, une patte cassée et criant comme un enfant, gisait sur le sol. Il le prit avec lui et l’éleva si bien que l’animal docile l’imita comme par jeu et ne tarda pas à le servir comme un domestique. Ainsi était-il bénignement entouré d’êtres vivants ; mais il n’ignorait pas que chez les bêtes comme chez l’homme sommeillaient la violence et le mal. Il voyait les alligators se poursuivre avec fureur et se déchirer entre eux, les oiseaux arracher aux ondes les poissons, de leur bec pointu et, à leur tour, les serpents s’enrouler soudain autour des oiseaux et les étouffer : la chaîne monstrueuse de la Destruction, cette déesse hostile enlacée autour du monde, lui devenait manifeste, comme une loi que l’on ne pouvait pas refuser de reconnaître. Mais cela lui faisait du bien de n’être que le spectateur de ces luttes, sans participer par aucune faute au cycle grandissant de la Destruction et de la Libération.

Durant une année et plusieurs lunes il n’avait vu aucun être humain. Mais un jour, il arriva qu’un chasseur suivit la trace laissée par un éléphant parti se désaltérer, et qu’il aperçut par-delà le fleuve un étrange tableau. La lumière jaune du soleil couchant enveloppant son corps, un homme à barbe blanche était assis devant une modeste hutte ; sur sa tête, des oiseaux se posaient en toute tranquillité ; à ses pieds, un singe lui cassait des noix en frappant des coups sonores. Le vieillard avait les yeux dirigés vers la cime des arbres où se balançaient des perroquets au plumage bleu et bigarré, qui, le voyant tout à coup lever les bras, descendaient, nuages dorés, en battant des ailes et venaient se poser sur ses mains. Le chasseur s’imagina qu’il avait devant les yeux le saint dont la venue était annoncée et dont il était dit : « Les bêtes lui parleront avec la voix des hommes et les fleurs croîtront sous ses pas. Il pourra cueillir les étoiles avec les lèvres et écarter la lune d’un souffle de son haleine. – Et laissant la chasse, il reprit avec hâte le chemin du logis pour narrer ce qu’il avait vu.

Déjà le jour suivant les curieux affluaient pour observer, de l’autre rive, le prodige ; et le nombre des spectateurs étonnés grossissait toujours, jusqu’au moment où l’un d’entre eux reconnut Virata, celui qui avait disparu de son pays, abandonnant maison et richesse pour l’amour de la grande justice. La nouvelle vola et se répandit au loin, elle atteignit le roi, qui ressentait douloureusement l’absence du fidèle Virata. Et il fit équiper une barque montée par quatre fois sept rameurs, et ils fendirent les flots en remontant le cours du fleuve jusqu’à l’endroit où se trouvait la hutte. Des tapis furent étendus sous les pieds du roi, qui s’avança au-devant du sage. Mais il y avait un an et six lunes que la voix des hommes n’avait plus touché les oreilles de Virata ; il restait là devant ses hôtes, en proie à l’hésitation et à la timidité ; il oubliait le salut du serviteur devant son seigneur et roi, et il se contenta de dire : « Bénie soit ta venue, ô mon roi. »

Le roi le prit dans ses bras.

– Depuis des années, je vois que ton chemin te conduit vers la perfection et je suis venu contempler ce spectacle rare qu’est la vie d’un juste, afin d’en tirer un enseignement.

Virata s’inclina.

– Ma science réside uniquement en ce que j’ai désappris de vivre avec les hommes, pour rester pur de toute faute. Le solitaire ne peut instruire que lui seul. Je ne sais pas si ce que je fais est sage, je ne sais pas si ce que je ressens est le bonheur. Je ne peux rien enseigner ni conseiller. La sagesse du solitaire est autre que celle du monde, la loi de la contemplation n’est point celle de l’action.

– Mais voir comment vit un juste, c’est déjà apprendre, répondit le roi. Depuis que j’ai vu tes yeux, j’éprouve une joie innocente. Je n’en demande pas davantage.

De nouveau Virata s’inclina. Et de nouveau le roi le serra dans ses bras :

– Désires-tu quelque chose de moi dans mon royaume ou veux-tu que je porte un mot aux tiens ?

– Plus rien n’est mien, ô roi, ou plutôt tout ici-bas est mien. J’ai oublié que j’eus jadis une maison parmi d’autres maisons, et des enfants parmi d’autres enfants. L’homme qui n’a pas de patrie a l’univers à lui ; celui qui est détaché a la plénitude de la vie, l’homme qui est exempt de faute possède la paix. Je n’ai qu’un désir : rester dans cet état sur cette terre.

– Adieu, donc, et pense à moi dans tes prières.

– Je pense à la divinité, et ainsi je pense également à toi et à tous ceux qui vivent sur cette terre, qui participent de la divinité et de son souffle.

Virata s’inclina. Le bateau du roi redescendit, en glissant, le cours du fleuve, et durant beaucoup de lunes aucune voix humaine ne retentit aux oreilles de l’ermite.

De nouveau la renommée de Virata déploya ses ailes et, comme un faucon blanc, vola au-dessus du pays. La nouvelle de l’homme qui avait quitté sa maison et ses biens pour mener une vie de pure méditation atteignit les villages les plus éloignés, jusqu’aux huttes des bords de la mer ; et les gens appelèrent cet homme qui vivait dans la crainte de la divinité l’« Étoile de la Solitude », l’honorant ainsi du quatrième nom de la vertu. Les prêtres dans les temples et le roi devant ses serviteurs célébraient son renoncement ; si quelque juge dans le pays prononçait une sentence, il ne manquait pas d’ajouter : « Puisse mon jugement être juste comme l’a été celui de Virata, qui vit maintenant pour la divinité et qui connaît toute sagesse ! »

Par la suite, il arriva maintes fois, et de plus en plus avec les années, qu’un homme ayant reconnu l’injustice de ses actes et prenant conscience de l’égarement de sa vie, abandonnait sa maison et son pays après avoir distribué ses biens et prenait le chemin de la forêt, afin d’y bâtir une cabane et vivre pour la divinité, comme Virata. Car l’exemple est le lien qui unit le plus fortement les hommes sur la terre ; l’acte d’un individu éveille chez le prochain une volonté de justice, au point qu’il s’arrache à la torpeur du rêve et se met à remplir utilement les heures. Et ceux qui s’étaient ainsi éveillés s’apercevaient du vide de leur vie ; ils voyaient du sang à leurs mains et de la faute dans leur âme ; ils sortaient alors de leur engourdissement et s’en allaient, comme lui, se construire une hutte à l’écart, n’ayant plus d’autre but que de satisfaire aux besoins les plus simples du corps et de se consacrer à la méditation. Quand ils se rencontraient sur les chemins en train de chercher des fruits, ils ne se disaient pas un mot, pour ne point lier de nouvelles relations, mais leurs yeux souriaient amicalement et leurs âmes s’apportaient mutuellement la paix. Quant au peuple, il avait dénommé cette forêt l’ermitage de la piété. Et aucun chasseur n’en parcourait les fourrés pour éviter de souiller par le meurtre cette sainteté.

Or un matin que Virata allait par la forêt, il aperçut un des ermites étendu sans mouvement sur le sol ; comme il se penchait sur lui pour le relever, il remarqua que son corps était sans vie. Virata ferma les yeux du mort, dit une prière et essaya de transporter hors du fourré cette dépouille d’une âme, pour lui édifier un bûcher, afin que le corps de ce frère entrât purifié dans le Devenir. Mais le fardeau était trop lourd pour ses bras, qu’une maigre alimentation, faite de seuls fruits, avait privés de leurs forces. Il se rendit donc au prochain village, par le gué du fleuve, pour demander assistance.

Quand ils virent s’avancer dans leur rue le noble vieillard, les habitants vinrent respectueusement à sa rencontre pour recevoir ses ordres ; puis ils s’en allèrent aussitôt abattre des arbres et incinérer le mort. Mais partout où Virata passait, les femmes s’inclinaient, les enfants s’arrêtaient et le suivaient de leurs yeux étonnés ; lui, marchait silencieusement et plus d’un homme sortit de chez lui pour baiser l’habit de l’illustre visiteur et recevoir la bénédiction du saint homme. Virata traversait donc en souriant cette foule bienveillante et sentait de quel amour profond et pur il lui était maintenant donné d’aimer à nouveau les hommes depuis qu’il n’était plus lié à eux.

Mais en passant devant la dernière maison, qui était aussi la plus basse du village, alors qu’il répondait partout avec enjouement à l’aimable salut de ceux qui l’approchaient, il vit, dirigés sur lui, deux yeux de femme pleins de haine. Il eut un recul d’effroi, car il lui semblait qu’il revoyait les yeux fixes, oubliés depuis de longues années, de son frère tué par lui. Il s’était brusquement reculé parce que son âme avait désappris l’inimitié, depuis qu’il vivait dans la solitude. Il se dit que peut-être c’était là une erreur de ses sens. Mais ces yeux d’une sombre fixité ne l’avaient pas encore quitté. Son calme retrouvé, comme il s’apprêtait à marcher vers la maison, la femme se retira avec hostilité dans le corridor d’où, malgré la profonde obscurité, il sentait encore peser sur lui l’éclat brûlant de son regard, qui était comme l’œil du tigre dans le morne silence de la jungle.

Virata se ressaisit : « Comment puis-je être coupable envers cette femme que je ne connais pas et dont la haine jaillit sur moi ? Vraiment ce doit être une erreur. Je veux éclaircir la chose. » Tranquillement, il gagna la maison et frappa un petit coup à la porte. Seul le son du bois répondit et pourtant il sentait la présence haineuse de cette inconnue. Il continua à frapper avec patience, attendit et frappa encore, comme un mendiant. Finalement, après avoir longtemps hésité, la femme se montra, dirigeant sur lui des yeux sombres et méchants.

– Que me veux-tu ? » lui lança-t-elle dans un feulement. Et il remarqua qu’elle était obligée de se tenir au chambranle tellement la colère la secouait.

Mais Virata se contentait de la dévisager et son cœur se faisait léger, car à présent il était certain de ne l’avoir jamais vue auparavant. Elle était jeune, et lui depuis des années avait quitté les voies des hommes ; jamais il ne pouvait l’avoir croisée dans sa vie ni lui avoir fait aucun mal.

– J’ai voulu t’apporter le salut de la paix, ô inconnue, répondit Virata, et te demander pourquoi tu me regardes avec colère. T’ai-je par hasard offensée ? Dis-moi, que t’ai-je fait ?

– Ce que tu m’as fait ?… un sourire mauvais courut autour de sa bouche… presque rien, quelque chose de tout à fait insignifiant. Ma maison était pleine et tu l’as vidée ; tu m’as ravi ce que j’avais de plus cher au monde et tu as fait de ma vie une mort. Va-t’en, que je ne voie plus ton visage, sans quoi je ne pourrais pas contenir plus longtemps ma colère.

Virata la regardait. L’inconnue avait les yeux si bizarres qu’il pensa qu’elle avait été frappée de folie. Et se tournant pour partir, il lui dit : « Je ne suis pas celui que tu penses. Je vis à l’écart des hommes et je ne porte la responsabilité d’aucune destinée. Ton œil s’est mépris.

Mais sa haine éclata derrière lui.

– Je te reconnais bien, toi que tout le monde connaît. Tu es Virata, qu’on appelle l’« Étoile de la Solitude », celui à qui on a donné, en signe de louange, les quatre noms de la vertu. Mais moi je ne te louangerai pas, car ma bouche t’accusera jusqu’à ce qu’elle atteigne le juge suprême des vivants. Viens donc, puisque tu veux savoir, et contemple ce que tu m’as fait.

Et elle empoigna Virata étonné, l’entraîna dans la maison, ouvrit brusquement la porte d’une pièce basse et sombre ; là, elle l’attira dans un coin où, à terre, sur une natte, était étendu quelque chose d’immobile. Virata se pencha, mais il recula aussitôt, horrifié : le corps d’un enfant mort gisait là, et ses yeux le fixaient comme jadis les yeux de son frère, avec leur éternelle accusation. Mais à côté de lui, la femme tremblante de douleur s’écriait : « C’était le troisième, le dernier que j’ai porté, et tu me l’as tué aussi, toi qu’on appelle le saint et qu’on dit être le serviteur des dieux ! »

Et comme Virata voulait l’interrompre pour la questionner et se défendre, elle l’entraîna plus loin : « Vois, là, ce métier à tisser, ce métier vide. Ici dans la journée se tenait Paratika, mon époux, tissant la toile blanche ; dans tout le pays, il n’était pas de meilleur tisserand. De loin, les gens venaient lui apporter du travail, et le travail nous apportait la vie. Nous coulions des jours limpides, car Paratika était un homme bon et son activité était sans relâche. Il évitait les gens débauchés, il évitait aussi la rue ; grâce à lui, j’eus trois enfants que nous élevions pour en faire des hommes à son image, bons et justes. Mais un jour il apprit par un chasseur – plût au Ciel que l’étranger ne fût jamais venu ! – qu’un homme dans le pays avait abandonné sa maison et sa fortune pour se joindre déjà sur cette terre à la divinité, et qu’il s’était bâti un abri de ses mains. À partir de ce moment l’esprit de Paratika s’assombrit, s’assombrit toujours plus ; le soir il réfléchissait beaucoup et rarement il prononçait une parole. Une nuit, je me réveillai : il n’était plus à mes côtés, il était parti dans cette forêt, que l’on appelle la forêt de la piété, et où tu vivais, avec la volonté de se consacrer à la divinité. Mais en pensant à elle, il nous oubliait, et il oubliait que ses forces nous faisaient vivre. La pauvreté entra dans la maison ; les enfants manquèrent de pain, l’un mourut après l’autre, et aujourd’hui celui-ci, c’est le troisième, le dernier, qui meurt à cause de toi. Car tu as détourné mon époux. Pour que toi, tu sois plus près de l’essence véritable de la divinité, trois enfants, issus de mes entrailles, sont descendus sous la froide terre. Le jour que je t’appellerai devant le juge des vivants et des morts, que diras-tu pour te défendre, homme orgueilleux, quand je crierai que leur petit corps, avant de perdre la vie, s’est tordu au milieu de mille tourments, cependant que toi tu jetais des graines aux oiseaux, éloigné de toute souffrance ? Comment expieras-tu cela, toi qui as entraîné un homme juste à abandonner le travail qui le nourrissait, lui et ses enfants innocents, dans l’illusion insensée qu’il serait plus près de la divinité en restant à l’écart des hommes qu’en menant la vie des vivants ? »

Virata était pâle, et ses lèvres tremblaient.

– Je n’ai pas su que je poussais d’autres hommes à faire comme moi. Je pensais agir pour moi seul.

– Où donc est ta sagesse, toi le sage, si tu ignores ce que les enfants savent déjà, c’est-à-dire que tout ce qui se fait vient de la divinité, que personne ne se soustrait à la volonté divine ni à la loi de la faute ? Tu n’as été qu’un orgueilleux, toi qui pensais être maître de tes actes et pouvoir enseigner autrui. Ce qui fut douceur pour toi est cause de mon amertume, et ta vie est la mort de cet enfant. Virata réfléchit un instant. Puis il s’inclina :

– Ta parole est vraie, et je vois que toujours la souffrance engendre une plus grande connaissance de la vérité que la sérénité de tous les sages. Ce que je sais, ce sont des malheureux qui me l’ont appris ; ce que j’ai vu, c’est le regard de la douleur qui me l’a montré, le regard du frère éternel. Je ne me suis pas humilié devant la divinité, ainsi que je le pensais ; au contraire, j’ai été un orgueilleux. Je le sais par ta souffrance que maintenant je partage. Pardonne-moi puisque je te fais cet aveu : je me sens coupable envers toi, et aussi envers beaucoup d’autres que j’ignore et sur la destinée de qui j’ai influé. Car même celui qui n’agit pas commet une action qui le rend responsable sur cette terre ; et même le solitaire communique sa vie à tous ses frères. Pardonne-moi, ô femme. Je veux quitter la forêt et revenir parmi les hommes, afin que Paratika revienne aussi et qu’il éveille en ton sein de nouvelles vies pour remplacer celles qui ne sont plus.

Il s’inclina encore une fois et toucha des lèvres le bord de sa robe. Alors, toute colère la quitta et ses yeux étonnés le regardèrent s’en aller.

Virata passa encore une nuit dans sa hutte, vit les étoiles naître dans la profondeur du firmament et s’éteindre au matin. Une dernière fois il appela les oiseaux pour leur donner à manger et les caressa. Puis il prit son bâton et sa coquille et, tel qu’il était venu des années et des années auparavant, il s’en retourna à la ville.

À peine la nouvelle que le saint homme avait quitté sa solitude et se trouvait de nouveau dans les murs de la cité s’était-elle répandue, que les gens accoururent en foule de toutes les rues, heureux de voir celui qu’on avait aperçu si rarement ; toutefois, une inquiétude secrète avait aussi gagné certains à l’idée que le retour de celui qui avait approché la divinité pût signifier l’annonce d’un malheur. Virata s’avançait doucement au milieu d’un flot de vénérations ; il eût voulu répondre au salut des hommes en leur montrant un visage gai, mais pour la première fois il lui était impossible de retrouver le sourire empreint de douceur, posé naguère sur ses lèvres : son regard restait sévère et sa bouche fermée.

Il arriva ainsi dans la cour du palais. L’heure du Conseil était passée et le roi se trouvait seul. Virata s’avança vers lui, qui se leva pour le prendre dans ses bras. Mais Virata s’inclina jusqu’à terre et toucha l’ourlet de l’habit du roi en signe de prière.

– Ta demande est exaucée, dit celui-ci, avant même que tes lèvres la formulent. C’est un honneur pour moi de pouvoir servir un juste et d’aider un sage.

– Ne m’appelle pas sage, répondit Virata, car ma voie n’était pas la bonne. J’ai tourné dans un cercle et me voici de nouveau à tes pieds, comme le jour où je te priai de me délier de ma charge. Je voulais être exempt de faute et je m’abstins de toute action ; mais moi aussi, j’étais pris dans le filet que les divinités tendent aux êtres terrestres.

– Je me garde de croire ce que tu dis, répondit le roi. Comment aurais-tu pu mal agir à l’égard des hommes, toi qui t’en es écarté ; comment aurais-tu pu tomber dans la faute, quand tu vivais pour la divinité ?

– Ce n’est pas de façon consciente que j’ai mal agi ; j’ai fui la faute, mais nos pieds sont enchaînés à la terre et nos actes soumis aux Lois Éternelles. L’inaction, c’est encore l’action ; il m’était impossible d’échapper aux yeux du frère éternel envers qui, toujours, nous pratiquons sans le vouloir le bien et le mal. Pourtant je suis sept fois coupable, car j’ai fui la divinité et me suis refusé à servir les vivants ; je fus un inutile, puisque je me contentais d’alimenter ma vie et ne rendais service à personne. À présent, je veux servir de nouveau.

– Ton discours est étrange, Virata ; je ne puis te comprendre. Dis-moi ton désir que je l’accomplisse.

– Je ne veux plus disposer de ma volonté. Car l’homme libre de tout n’est pas libre, de même que celui qui n’agit pas n’est pas exempt de faute. Seul est libre celui qui est au service de quelqu’un, qui abandonne à un autre sa volonté, consacre ses forces à un travail et agit sans questionner. Seule la moitié de l’acte que nous accomplissons est nôtre œuvre véritable ; le commencement et la fin, la cause et l’effet, dépendent des divinités. Débarrasse-moi de ma volonté, car tout vouloir est confusion, toute servitude est sagesse : fais que je te remercie, ô roi !

– Je ne te comprends pas. Il faut que je te libère, dis-tu, et en même temps tu demandes à servir. Ainsi, seul est libre qui accepte d’être sous les ordres d’un autre et non celui-là qui commande ? Je ne saisis pas le sens de tes paroles.

– Il est bon, ô mon roi, que ton cœur ne comprenne pas mon langage. Car comment pourrais-tu encore être roi et commander, s’il en était autrement ?

Le visage du roi s’assombrit de colère.

– Alors tu penses que le maître serait inférieur au serviteur devant la divinité ?

– Il n’est point d’inférieur ni de supérieur devant elle. Celui qui se borne à servir et qui fait abandon de sa volonté, sans poser de question, s’est débarrassé de toute faute et l’a renvoyée à la divinité. Mais qui veut et croit qu’avec la sagesse il lui sera possible d’éviter le mal, celui-là tombe dans la tentation et la faute.

Le visage du roi demeurait sombre.

– De cette manière, une charge en vaut une autre et il n’en est pas de plus élevée ni de plus humble devant la divinité et devant les hommes ?

– Il se peut, ô mon roi, que certaine fonction paraisse plus élevée aux yeux des hommes, mais devant la divinité toutes sont égales.

Le roi regarda Virata longtemps et d’un œil dur. Son orgueil se cabrait méchamment en son âme. Mais lorsqu’il remarqua le visage décrépit du vieillard et les cheveux blancs qui surmontaient son front ridé, l’idée lui vint qu’il était tombé en enfance avant l’âge, et pour le mettre à l’épreuve, il lui dit narquoisement :

– Accepterais-tu d’être gardien de chenil dans mon palais ? Virata s’inclina et baisa le sol en signe de reconnaissance.

À partir de ce jour, le vieillard que le pays avait jadis honoré des quatre noms de la vertu eut la garde du chenil, dans une grange devant le palais, et il logea dans les sous-sols avec la valetaille. Ses fils rougissaient de lui, ils contournaient lâchement le château pour ne pas le voir et n’être pas obligés de reconnaître leur parenté devant les autres ; les prêtres se détournaient de cet indigne. Seul le peuple s’arrêta et s’étonna pendant quelques jours, quand passait avec la meute celui qui avait été autrefois le premier de l’empire et qui maintenant était domestique. Mais comme il ne regardait personne, les gens se dispersaient vite et bientôt ils finirent par ne plus se soucier de lui.

Virata accomplissait consciencieusement sa tâche depuis le matin rougissant jusqu’aux rougeurs du soir. Il lavait les babines des bêtes et raclait leur gale ; il leur portait à manger, nettoyait leurs niches et balayait leurs ordures. Bientôt les chiens l’aimèrent plus que n’importe quelle personne du palais, et il en était heureux. Sa vieille bouche plissée, qui rarement s’ouvrait pour parler aux hommes, avait toujours un sourire devant leur joie, et les années qu’il vécut de la sorte, longues et sans grands événements, lui furent douces. Le roi mourut avant lui, un autre vint, qui ne fit pas attention à lui et qui même, un jour, le bâtonna, parce qu’à son passage un chien avait grogné. Les autres hommes eux aussi oublièrent peu à peu qu’il vivait.

Et lorsque son temps fut accompli et qu’il mourut, Virata fut enfoui dans la fosse immonde où l’on jetait les domestiques ; à ce moment-là il n’était plus personne, parmi le peuple, qui se souvînt de celui que le pays avait autrefois célébré par les quatre noms de la vertu. Ses fils se cachèrent et pas un prêtre ne chanta le chant des morts devant sa dépouille. Seuls les chiens hurlèrent durant deux jours et deux nuits, puis eux aussi ils oublièrent Virata – ce Virata dont le nom n’est point inscrit dans les chroniques des princes ni mentionné dans le livre des sages.

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