Chapitre VII Vaines recherches

(20 septembre 1519 - 1er avril 1520)

Le 20 septembre 1519 la flotte de Magellan s’éloigne du continent. Mais déjà à cette époque les possessions espagnoles s’étendent bien au delà de l’Europe. Lorsque les cinq navires arrivent six jours plus tard à Ténérife, dans les îles Canaries, pour compléter leurs réserves d’eau fraîche et leur stock de provisions, ils se trouvent toujours dans la limite des territoires soumis à l’autorité de l’empereur. Une fois encore les explorateurs ont le plaisir de fouler le sol de la patrie et d’entendre parler leur langue avant de s’enfoncer dans l’inconnu.

Mais cette dernière escale ne dure pas longtemps. Déjà Magellan se prépare à donner l’ordre du départ, lorsqu’il aperçoit, faisant signe de loin, une caravelle venant d’Espagne, qui apporte à l’amiral un message secret de son beau-père, Diego Barbosa. Comme c’est presque toujours le cas message secret signifie mauvaise nouvelle. Barbosa fait savoir à son gendre qu’il a appris l’existence d’un pacte entre les capitaines espagnols de sa flotte en vue de lui refuser en chemin l’obéissance. La tête de la conspiration est Juan de Cartagena, le cousin de l’évêque de Burgos.

Magellan n’a aucune raison de mettre en doute la sincérité et le bien-fondé de cette information, car elle ne fait que confirmer la menace formulée par l’espion Alvarez. Mais le sort en est jeté ! En face du danger l’énergie de Magellan ne fait que croître. Il répond fièrement à son beau-père que, quoi qu’il arrive, il restera fidèle au service de l’empereur, dût-il lui en coûter la vie. Sans laisser soupçonner à qui que ce soit le sombre avertissement que cette lettre lui a apporté, la dernière qu’il recevra de sa vie, il donne l’ordre de lever l’ancre, et quelques heures plus tard le pic de Ténérife s’estompe déjà dans le lointain. C’est la dernière fois que la plupart d’entre eux auront vu la terre maternelle.

La tâche la plus difficile dans ce voyage consiste à tenir constamment groupés les cinq voiliers aux tonnages si différents et dont chacun a sa vitesse particulière : si l’un d’eux s’égare il est perdu à tout jamais dans l’Océan sans fin. C’est pourquoi déjà avant le départ Magellan a élaboré, d’accord avec la Casa de Contratacion, un système spécial en vue de maintenir entre ses navires un contact permanent. Certes on a communiqué aux « contremaîtres », aux capitaines et aux pilotes la direction générale, mais en pleine mer seul vaut l’ordre de suivre purement et simplement le sillage du Trinidad, le vaisseau-amiral. Le jour cela ne présente aucune difficulté. Même par gros temps les navires peuvent se maintenir constamment en vue.

Mais la nuit la chose est beaucoup plus difficile : il faut employer un système particulier de correspondance par signaux lumineux. À la tombée de la nuit on installe à l’arrière du Trinidad une torche allumée dans une lanterne, afin que les autres navires ne le perdent pas de vue. Mais si, outre la torche, on allume encore sur le Trinidad deux lanternes, cela signifie que les autres navires doivent ralentir l’allure ou louvoyer à cause du vent défavorable. Trois lumières signifient qu’une rafale est proche et qu’il faut amener la voile basse, quatre qu’il faut supprimer toutes les voiles. Un feu sur le vaisseau-amiral ou des coups de canon signifieront qu’il faut avancer avec prudence à cause de la proximité de bas-fonds ou de bancs de sable. Bref un système de signaux ingénieux prévoit tous les cas ou accidents possibles.

À chacun de ces signaux chaque navire doit répondre immédiatement de la même façon, afin que le capitaine-général sache que ses ordres ont été compris et exécutés. En outre chaque jour, avant la tombée du soir, chacun des quatre navires doit se rapprocher du vaisseau-amiral, saluer le commandant par les mots suivants : « Dios vos salve señor capitan-general y maestre é buena compania » et recevoir ensuite les ordres pour la nuit. Au moyen de ce rapport quotidien la discipline semble être assurée dès le premier jour. Le vaisseau-amiral conduit et les autres suivent ; le premier indique la direction à suivre, et les capitaines obéissent sans dire un mot.

Mais précisément le fait que la direction de la flotte ne cesse pas un instant d’être entre les mains sévères et résolues d’un seul homme et que ce Portugais inabordable et silencieux, obstiné dans son secret, les fait mettre en rang chaque jour comme des recrues et les renvoie ensuite après leur avoir communiqué ses ordres, comme s’ils étaient de simples matelots, ce fait indispose fortement les capitaines des autres navires. Sans doute avaient-ils pensé – et non sans raison, il faut le dire – que si Magellan avait jusqu’alors évité avec tant de soin de donner le moindre renseignement sur le cours et le but du voyage c’était pour ne pas livrer le secret du « paso » aux bavardages et aux recherches des espions, mais qu’une fois en pleine mer il se départirait de cette attitude, les convoquerait à bord du vaisseau-amiral et leur expliquerait enfin, à l’aide de ses cartes, le plan qu’il avait tenu jusque-là si jalousement caché. Au lieu de cela ils constatent que Magellan est devenu plus taciturne, plus froid, plus inabordable encore. Il ne les convoque pas à son bord, ne leur demande pas leur opinion, ne fait pas une seule fois appel à leurs conseils. Ils n’ont qu’à suivre en silence le pavillon-amiral pendant le jour et le « farol » durant la nuit, comme le chien suit son maître. Pendant quelques jours les officiers espagnols acceptent avec flegme l’assurance avec laquelle Magellan les conduit. Mais lorsque ce dernier, au lieu de prendre la direction du sud-ouest vers le Brésil, se maintient dans celle du sud et continue à longer jusqu’au Sierra Leone les côtes de l’Afrique, Juan de Cartagena à l’appel du soir en demande les raisons.

Cette question n’a pas du tout le caractère d’une insolence. (Il est nécessaire de le souligner parce que dans la plupart des récits qui ont été faits de ce voyage on a, pour décharger Magellan, présenté Juan de Cartagena comme un traître.) Le capitaine du plus grand navire et « veedor » de la couronne d’Espagne a parfaitement le droit de demander à l’amiral pourquoi on a changé la direction qui avait été tout d’abord fixée. Quels sont les motifs qui ont déterminé Magellan à changer sa route ? Nul ne le sait. Peut-être n’est-il descendu le long des côtes de l’Afrique, jusqu’à la Guinée, que pour capter les vents d’ouest – un secret de la navigation portugaise que les Espagnols ne connaissaient pas. Peut-être ne s’est-il détourné de son chemin que pour échapper aux navires que le roi Manoel de Portugal a envoyés au Brésil pour s’emparer de sa flotte. En tout cas il eût été facile à Magellan d’expliquer loyalement aux autres capitaines les raisons qui le poussaient à prendre une autre route. Mais il ne s’agit ici que d’une question de principe et non pas d’une déviation de quelques milles dans la direction à suivre, sa détermination doit garantir dès le début la discipline de sa flotte. S’il y a des conspirateurs à bord, ainsi que l’en a averti son beau-père, il est préférable qu’ils se démasquent tout de suite. S’il existe vraiment des instructions qu’on lui a cachées, qu’on les fasse connaître. Il est donc très bien que ce soit justement Juan de Cartagena qui lui demande des explications, car on va savoir maintenant si ce dernier lui a été adjoint en qualité de collaborateur ou de subordonné. En effet leur situation réciproque ne semble pas très claire. Au début Juan de Cartagena avait été envoyé par l’empereur comme « veedor-general », et en cette qualité, comme en celle de capitaine du San Antonio, il avait été placé sous les ordres de l’amiral. Mais la situation avait changé après que Magellan eût écarté son associé Faleiro, car Juan de Cartagena avait été nommé à sa place « conjuncta persona », et « conjuncta » signifie adjoint. Dès lors l’un et l’autre peuvent s’appuyer sur un document officiel, Magellan sur celui qui lui attribue le commandement exclusif de la flotte, Juan de Cartagena sur le sien, qui le charge de surveiller tous les cas de négligence ou les manques de clairvoyance possibles « de la part des autres capitaines ». Mais l’adjoint a-t-il le droit de demander aussi des comptes à l’amiral ? Cette chose il faut la régler. Et c’est pourquoi, à la question que lui pose Juan de Cartagena concernant le changement de route, Magellan répond avec rudesse que « personne n’a d’explications à lui demander et que tous doivent lui obéir purement et simplement ».

La réponse est brutale. Mais Magellan préfère agir tout de suite avec brutalité que se livrer à des menaces ou faire des concessions. Et par là on fait entendre nettement à la clique des capitaines espagnols (qui sont peut-être des conspirateurs) qu’ils n’ont aucune illusion à se faire, qu’il tient fermement la barre en main. Mais s’il avait l’énergie et la rudesse, il manquait cependant à Magellan plus d’une qualité, et avant tout celle qui consiste à savoir apaiser après avoir frappé.

Magellan n’a jamais su dire des choses dures d’une façon amicale, s’entretenir cordialement avec ses supérieurs ou ses inférieurs. C’est ce qui explique que dès le début une atmosphère tendue, hostile, se soit créée autour de lui, et ce mécontentement devait s’aggraver au fur et à mesure que le changement de direction dont s’étonnait Juan de Cartagena s’avérait comme une erreur manifeste de Magellan. On ne trouva pas les vents cherchés, et les navires restèrent immobilisés pendant quinze jours sur une mer d’un calme absolu. Puis ils subirent des tempêtes tellement violentes que, selon la relation romantique de Pigafetta, ils ne furent sauvés que par l’apparition lumineuse du Corpo Santo, des patrons saint Anselme, saint Nicolas et sainte Claire (le feu Saint-Elme). Juan de Cartagena ne peut plus se retenir. Puisque Magellan ne veut écouter aucun conseil, ne tolère aucune critique, il faut que toute la flotte se rende compte en quelle piètre estime il tient, lui, ce triste navigateur. Certes, ce soir-là, comme tous les autres, son navire, le San Antonio, s’approche du Trinidad pour faire son rapport et recevoir les ordres de Magellan. Mais Juan de Cartagena ne paraît pas sur le pont. Il envoie à sa place le quartier-maître, et ce dernier salue l’amiral par ces mots : « Dios vos salve, señor capitan y maestre. »

Pas une minute, Magellan ne pense qu’il s’agit là d’une simple erreur. Si Juan de Cartagena le fait appeler seulement « capitaine » et non « capitaine-général », c’est qu’il veut montrer par là devant toute la flotte qu’il ne se reconnaît pas le subordonné de Magellan.

Aussi ce dernier fait-il savoir immédiatement à Juan de Cartagena qu’il espère qu’à l’avenir on le saluera comme il convient. L’intimé n’y va pas par quatre chemins. Il répond froidement qu’il regrette beaucoup ; cette fois-ci il l’a fait saluer par le meilleur homme de son équipage, la prochaine il pourrait recourir à son mousse. Pendant trois jours le San Antonio refuse tout salut, pour bien montrer aux autres que son capitaine ne s’incline pas devant la dictature du commandant portugais. C’est d’une façon tout à fait ouverte – contrairement aux rapports qui le présentent comme un homme sournois et perfide – que Juan de Cartagena jette son gant de fer aux pieds du Portugais.

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C’est toujours dans les moments critiques qu’on reconnaît le mieux le caractère d’un homme. Les qualités qui en temps ordinaire restent cachées dans les profondeurs de l’individu se manifestent brusquement à l’heure du danger. Chaque fois qu’il y a de graves décisions à prendre Magellan réagit de la même façon : il devient étonnamment froid et silencieux. Même l’offense la plus grossière ne fait pas briller d’un éclat plus vif ses yeux derrière ses sourcils touffus ni contracter ses nerfs. Il reste tout à fait maître de lui, mais cette froideur glaciale à de pareils moments lui fait voir les choses transparentes comme du cristal ; c’est pendant qu’il est muré dans son silence qu’il calcule le mieux ce qu’il convient de faire. Jamais il n’agit sous l’impulsion de la colère ou de façon précipitée, il se tait longtemps, puis soudain il éclate.

Cette fois aussi Magellan se tait. Ceux qui ne le connaissent pas – et les Espagnols se trouvent dans ce cas – pensent sans doute qu’il n’a pas compris le défi que lui a lancé Juan de Cartagena. En réalité il se prépare déjà pour la riposte. Il sait qu’il ne peut pas, en pleine mer, aller enlever de son poste le capitaine d’un navire plus grand et mieux armé que le sien. Mais patience, patience ! Mieux vaut feindre l’indifférence. C’est ainsi que Magellan se tait devant l’insulte, comme lui seul sait se taire, avec l’ardeur d’un fanatique, l’opiniâtreté d’un paysan, la passion d’un joueur. On le voit, comme tous les jours, aller et venir sur le pont du Trinidad, calme et complètement absorbé en apparence par les mille tâches quotidiennes du navire. Que le San Antonio continue à ne pas le saluer le soir semble lui être tout à fait indifférent, et c’est avec une certaine surprise que les capitaines constatent chez cet homme énigmatique une brusque tendance à la réconciliation : pour la première fois, à l’occasion d’une infraction à la discipline dont un matelot s’est rendu coupable, l’amiral convoque à son bord les quatre capitaines. Il en a assez, pensent-ils, de cette atmosphère d’hostilité dans laquelle il vit. Il a compris, depuis que la route choisie par lui s’est révélée fausse qu’il est préférable de demander leur avis à de vieux capitaines expérimentés que de les traiter comme quantité négligeable. Juan de Cartagena vient lui aussi, et comme il a enfin l’occasion de parler avec Magellan il lui demande encore une fois pour quelle raison il a changé de route. À cette question Magellan ne répond pas. Sans doute a-t-il son plan : provoquer par son attitude froide et réservée la colère de Juan de Cartagena. En sa qualité de fonctionnaire suprême du roi ce dernier croit avoir le droit de parler librement. En fin de compte il semble qu’entre les deux hommes un incident violent ait éclaté, et que Juan de Cartagena se soit laissé aller à une sorte de refus d’obéissance. Or c’est justement une telle manifestation d’insubordination que Magellan a calculée d’avance et même espérée. Car maintenant il peut frapper. Aussitôt il fait usage du droit de justice absolu que Charles-Quint lui a transmis. Il saisit Juan de Cartagena à la poitrine : « Vous êtes mon prisonnier ! » Et il ordonne à l’alguazil de procéder à l’arrestation du rebelle.

Stupéfaits les autres capitaines ont assisté à la scène sans dire un mot. Il y a quelques minutes à peine ils étaient entièrement d’accord avec Juan de Cartagena ; maintenant encore ils sont au fond d’eux-mêmes avec leur compatriote, contre le commandant étranger. Mais la rapidité du coup de griffe, l’énergie démoniaque avec laquelle Magellan a saisi et fait arrêter son adversaire comme s’il s’agissait d’un vulgaire criminel ont paralysé leur volonté. En vain Juan de Cartagena les supplie-t-il de venir à son secours. Aucun d’eux n’ose faire un pas, aucun d’eux n’ose même lever les yeux sur le petit homme trapu, qui, sortant pour la première fois de son mutisme obstiné, vient de faire preuve d’une telle énergie. Ce n’est qu’au moment où on va emmener Juan de Cartagena que l’un des capitaines se tourne vers Magellan et le prie humblement de ne pas faire mettre aux fers un gentilhomme espagnol. Qu’on le remette à l’un d’eux, en échange de sa parole d’honneur, comme prisonnier. Magellan accepte la proposition, à condition que Luis de Mendoza, à qui l’on confie la surveillance du rebelle, s’engage par serment à le tenir en tout temps à la disposition de l’amiral. Par là tout est réglé. Une heure plus tard un autre officier espagnol, Antonio de Coca, commande le San Antonio. Le soir il salue correctement le « capitan general » du pont de son navire ; rien ne paraît changé, et la flotte poursuit son voyage, sans nouvel incident. Le 29 novembre un cri poussé du haut de la hune annonce la côte brésilienne, qu’ils aperçoivent près de Pernambouc. Le 13 décembre les cinq navires pénètrent après un voyage de onze semaines dans la baie de Rio de Janeiro.

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La baie, qui n’était Certainement pas moins belle à cette époque-là qu’aujourd’hui dans sa splendeur citadine, dut apparaître aux équipages épuisés comme un vrai paradis. Ainsi appelé parce que découvert le jour de la Saint Janvier et aussi parce qu’on supposait que derrière le groupe d’îles qui en masque l’entrée se trouvait l’embouchure d’un rio, d’un fleuve, Rio de Janeiro est dans la sphère des possessions portugaises. S’il s’en tenait strictement aux ordres reçus Magellan ne devrait donc pas débarquer. Mais à cette époque les Portugais n’ont pas encore installé de comptoir ni construit de forteresse aux canons menaçants. En fait toute cette région est encore neutre. Aussi les navires espagnols peuvent-ils jeter l’ancre sans être inquiétés. À peine se sont-ils approchés du rivage que les indigènes se précipitent hors de leurs huttes et de leurs forêts et accueillent avec curiosité et sans méfiance ces étrangers qui viennent à eux couverts d’une cuirasse. Ils se montrent doux et paisibles, quoique par la suite Pigafetta apprenne avec regret qu’ils sont cannibales et qu’il leur arrive de temps en temps d’embrocher et de rôtir les corps de leurs ennemis abattus et d’en dévorer les meilleurs morceaux. Mais à l’égard des blancs ils ne manifestent aucune disposition de ce genre, de sorte que les soldats n’ont pas à faire usage de leurs lances et de leurs arquebuses.

Au bout de quelques heures un échange actif commence déjà entre les indigènes et les visiteurs. Enfin le brave Pigafetta est dans son élément ! Pendant les onze semaines qu’a duré la traversée il n’a pas eu grand’chose à raconter : à peine quelques petites histoires de requins et d’oiseaux étranges. Il semble même n’avoir pas été au courant de l’arrestation de Juan de Cartagena. Mais maintenant il n’a pas assez de plumes pour fixer dans son journal toutes les magnificences qui se présentent à ses yeux. Du paysage il ne donne nulle description, ce dont on ne peut d’ailleurs lui faire aucun reproche, étant donné que la description de la nature n’a été inventée que trois siècles plus tard par Jean-Jacques Rousseau. Ce qui provoque sa vive admiration, ce sont les fruits du pays, les ananas, « qui ressemblent à de grosses pommes de pin, mais ont une saveur extraordinaire », les « batates », qui, elles, ressemblent à des châtaignes, et la canne à sucre. Il ne peut se tenir d’enthousiasme devant les prix extrêmement bas que les indigènes vendent leurs produits. Pour un petit hameçon ils donnent cinq ou six poules, pour un peigne deux oies, pour une petite glace dix perroquets aux couleurs magnifiques, contre une paire de ciseaux une quantité de poisson suffisante pour nourrir une dizaine d’hommes. Pour une clochette (et nous nous rappelons que les navires n’en avaient pas emporté moins de vingt mille) ils offrent une lourde corbeille de batates. Pour le roi d’une vieille carte à jouer Pigafetta obtient même cinq poules, et encore les indigènes s’imaginent l’avoir trompé. Mais ce qui est également très bon marché, ce sont les jeunes filles qui, ainsi que l’écrit délicatement Pigafetta, « ont leur chevelure pour tout vêtement ». Contre un couteau ou une hache on en a immédiatement deux ou trois pour toute la vie.

Tandis que Pigafetta se livre avec activité à son reportage, que les matelots passent leur temps à manger, à pêcher à la ligne et à se divertir avec les jeunes filles du pays, Magellan prépare la suite du voyage. Il ne lui déplaît nullement que l’équipage s’amuse, mais il maintient cependant une stricte discipline. Fidèle au serment qu’il a prêté au roi d’Espagne il interdit tout le long de la côte brésilienne l’achat d’esclaves, ainsi que tout acte de violence, afin que les Portugais n’aient aucun motif de se plaindre.

Cette attitude loyale vaut encore à Magellan un succès particulier. Comme ils voient qu’on ne leur fait aucun mal, les indigènes perdent toute crainte, ils accourent en masse chaque fois qu’on dit la messe sur la plage. Ils contemplent avec curiosité les cérémonies étranges du culte, et comme ils remarquent que les blancs, qui, croient-ils, leur ont apporté la pluie désirée depuis longtemps, s’agenouillent devant la croix, ils en font autant, ce que les pieux Espagnols interprètent comme un signe qu’ils se sont assimilé inconsciemment le mystère de la foi chrétienne. Lorsqu’au bout de treize jours, à la fin de décembre, la flotte quitte la baie inoubliable, Magellan peut poursuivre sa route avec la conscience plus tranquille que beaucoup d’autres conquistadors de ce siècle. Car s’il n’a pu conquérir ici des territoires pour Charles-Quint, il a du moins gagné de nouvelles âmes à son maître céleste. Aucune violence n’a été commise contre qui que ce fût et personne n’a été arraché à son foyer. C’est dans la paix qu’il est venu, c’est dans la paix qu’il est reparti.

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Les matelots ont quitté à regret la baie paradisiaque de Rio de Janeiro, et c’est à regret également qu’ils longent, sans pouvoir débarquer, la côte attirante du Brésil. Mais Magellan ne peut plus se permettre aucun repos. Une impatience fébrile le pousse en avant, à la découverte du passage, que, d’après la carte de Martin Behaim et le rapport des Portugais il suppose exister à un endroit précis. Si les récits des navigateurs portugais et les indications de latitude portées sur la carte de Martin Behaim sont exacts, ce passage doit en effet se trouver juste derrière le cap Santa Maria, et c’est pourquoi il poursuit sa route avec diligence. Enfin le 10 janvier le cap est atteint et un peu plus loin ils voient au-dessus d’une plaine illimitée se dresser une petite colline, qu’ils appellent Montevidi (aujourd’hui Montevideo). Pour échapper à la tempête ils se réfugient dans l’immense golfe qui semble s’étendre sans fin vers l’ouest.

Ce golfe n’est en réalité que l’embouchure du Rio de la Plata. Mais à ce moment Magellan l’ignore. Il constate seulement avec une satisfaction à peine contenue qu’à l’endroit indiqué par les rapports la mer s’étend vers l’ouest, par conséquent dans la direction des îles Moluques. Tout semble très bien concorder avec les descriptions qu’on lui a données à Lisbonne et c’est là à coup sûr le « golfo », par lequel, selon la Newe Zeytung, les Portugais voulaient vingt ans auparavant se rendre vers l’ouest. Pigafetta confirme que tous étaient alors convaincus qu’on avait enfin découvert le passage cherché. « Si era creduto una volta esser questo un canal che mettesse nel Mar del Sur », écrit-il.

Rien d’étonnant que Magellan lui aussi ait cru dès le premier jour, devant cette immense nappe d’eau, qu’il avait enfin trouvé le « paso » qu’il cherchait. À peine la tempête qui les a assaillis dès leur arrivée s’est-elle un peu calmée qu’il divise la flotte. Il envoie les trois petits navires dans ce qu’il croit être le canal qui conduit vers l’ouest, et qui n’est donc que le Rio de la Plata, cependant que sous ses ordres les deux grands se dirigent vers le Sud à travers l’embouchure du fleuve pour voir également si le passage ne se trouve pas dans cette direction. Après de vaines recherches de son côté et au bout de quinze jours il aperçoit enfin les voiles des trois navires qui reviennent au lieu du rendez-vous. Mais, amère déception ! aucune flamme ne flotte joyeusement à leur mât et les capitaines apportent une nouvelle décourageante : cette géante voie d’eau qu’ils ont prise précipitamment pour le canal cherché n’est autre chose qu’un fleuve d’une impétuosité extraordinaire ! En souvenir de Juan de Solis, qui lui aussi a cherché ici la route vers Malacca, et au lieu de cela a trouvé la mort, on lui donne provisoirement le nom de Rio de Solis (c’est seulement plus tard qu’on l’appellera Rio de la Plata). Il s’agit pour Magellan de raidir ses muscles. Il ne faut pas qu’on voie à quel point son assurance a été ébranlée par cette désillusion. Désormais une chose est certaine, il le sait ; la carte de Martin Behaim est fausse, les récits des Portugais concernant la découverte d’un soi-disant passage au quarantième degré de latitude sont inexacts. Fausses sont ses informations, faux tous les calculs de Faleiro, fausses ses propres affirmations, faux tout ce qu’il a promis à l’empereur et à ses conseillers. Si ce passage existe – et pour la première fois, lui jusqu’alors si fermement convaincu de son existence, il est obligé de se poser la question – il doit se trouver plus bas dans le Sud. Mais poursuivre vers le Sud ne signifie pas aller au-devant de la chaleur, au contraire, étant donné qu’on a dépassé depuis longtemps l’Équateur c’est se rapprocher des régions polaires. Là février et mars ne signifient pas, comme en Espagne, la fin de l’hiver, mais le commencement. Si l’on ne trouve pas vite le passage vers la mer du Sud on aura définitivement manqué la saison favorable et on sera placé devant cette alternative : ou retourner vers des zones plus tempérées ou passer ici l’hiver.

Du jour où les navires envoyés en reconnaissance sont revenus apportant leur nouvelle décevante des pensées lugubres doivent avoir obscurci l’âme de Magellan, et comme son âme le monde extérieur lui aussi s’embrunit. La côte est de plus en plus maussade, de plus en plus nue et désolée, le ciel de plus en plus morne. Éteinte la blanche lumière du Sud, assombri en un amas de nuages gris le zénith bleu, disparues les forêts tropicales qui de loin déjà caressaient de leurs effluves les navires s’approchant du rivage. Disparus pour toujours le paysage amical du Brésil et ses arbres chargés de fruits, les palmiers au feuillage bruissant, les animaux au pelage varié, les populations indigènes aux mœurs si hospitalières ! Seuls des pingouins vont et viennent en se dandinant sur la plage désolée, des phoques se vautrent paresseusement sur les écueils. À part cela, aussi loin que le regard porte, on n’aperçoit aucun être vivant : ni homme ni animal. Toute vie semble s’être éteinte dans cette solitude accablante. Une seule fois ils aperçoivent des hommes de haute taille, à l’aspect sauvage et couverts de peaux comme des Esquimaux. Mais ni les clochettes ni les bonnets de couleur qu’on agite ne peuvent les attirer. Maussades et hargneux ils s’enfuient dès qu’on veut les approcher, et c’est en vain qu’on s’efforce de trouver des traces d’habitation.

Le voyage devient de plus en plus pénible, de plus en plus lent, mais Magellan se maintient impitoyablement près de la côte. La moindre petite baie, le plus petit port est examiné à fond, exploré à la sonde. Certes il y a déjà longtemps qu’il ne se fie plus à cette maudite carte qui l’a poussé à ce voyage et trahi ensuite. Mais qui sait ? Peut-être le miracle se produira-t-il : à un endroit inattendu s’ouvrira le passage qui lui permettra d’entrer, avant le début de l’hiver, dans la mer du Sud ! On le sent nettement accroché à ce dernier espoir que peut-être la carte et les Portugais se sont trompés seulement dans l’indication de la latitude, et que la route cherchée se trouve un peu plus bas. Comme le 24 février la flotte s’approche de nouveau d’un immense golfe, le golfe de San Matthias, l’espoir se ranime encore une fois comme une flamme secouée par le vent. Aussitôt Magellan envoie en avant les petits navires « viendo si habia alguna salida para el Maluco », pour voir si le passage vers les Moluques ne se trouve pas là. Mais, de nouveau, rien ! De nouveau un golfe fermé ! Les pilotes reviennent encore une fois déçus, et c’est sans plus de succès qu’on fouille deux autres golfes, la Bahia de los Patos, ainsi appelée d’après le grand nombre de pingouins qui s’y trouvent, et la Bahia de los Trabajos, en souvenir des souffrances qu’y endurèrent les équipages. Mais les hommes qui y débarquent ne ramènent que les corps de phoques abattus et non la nouvelle attendue. De plus ils sont à demi-gelés.

Et le voyage se poursuit, le long de la côte, plus loin, toujours plus loin sous le ciel morne. La solitude devient de plus en plus horrible, les jours de plus en plus courts et les nuits de plus en plus longues. Maintenant les navires n’avancent plus dans l’azur tendre, doucement portés par une brise légère : de violentes tempêtes secouent les voiles, la neige et la grêle s’abattent sur eux avec fracas, la mer se dresse toute grise et menaçante. Il faut deux mois entiers pour parcourir la courte distance qui sépare le Rio de la Plata de Port San Julian. Presque tous les jours la flotte lutte avec la tempête, qui secoue violemment les mâts et les voiles, et le passage ne se montre toujours pas. Les semaines perdues se vengent ainsi cruellement, car tandis que la flotte fouille attentivement tous les golfes l’hiver est arrivé. Le voici à présent devant eux, qui leur barre le chemin. Six mois se sont écoulés depuis le départ de Séville, et Magellan n’est pas plus avancé qu’au premier jour.

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Peu à peu les hommes commencent à montrer leur inquiétude. Ils sentent d’instinct qu’il se passe quelque chose qui n’est pas normal. Ne leur a-t-on pas dit à Séville, au moment de s’engager, qu’on allait aux îles des épices, dans le sud radieux, dans une contrée paradisiaque ? L’esclave Henrique ne leur a-t-il pas décrit sa patrie comme un pays de cocagne, où l’on cueille sans effort les épices les plus précieuses ? Ne leur a-t-on pas promis la richesse et un retour rapide au pays ? Au lieu de cela cet homme sombre et taciturne les conduit dans des contrées de plus en plus froides et tristes. De loin en loin un soleil sans forces perce les nuages, mais la plupart du temps le ciel est complètement voilé, et l’air sent la neige. Le vent les frappe brutalement au visage et s’infiltre à travers leurs vêtements qui commencent à se déchirer. Déjà les mains gèlent au contact des cordages couverts de glace, et l’haleine s’exhale en buée. Et puis : quelle solitude autour d’eux, quelle désolation ! Même les cannibales ont fui devant le froid : quand on débarque, on ne trouve ni plante ni bête : rien que des coquillages et des phoques. Dans ces régions, les animaux préfèrent vivre sous l’eau glaciale que sur le rivage fouetté par là tempête. Où ce Portugais les a-t-il conduits ? Où les entraîne-t-il ? Veut-il les mener en Islande ou au pôle antarctique ?

En vain Magellan s’efforce-t-il d’apaiser les murmures. Qu’ils ne se laissent pas effrayer par un peu de froid et ne perdent pas tout de suite courage ! Les côtes de Norvège et d’Islande se trouvent à des latitudes encore plus hautes, et cependant au printemps on y navigue aussi facilement que le long des côtes espagnoles. Qu’ils tiennent encore quelques jours ! En cas de nécessité on pourra toujours hiverner et attendre pour continuer le voyage un temps plus propice. Mais les hommes ne se laissent plus apaiser par des mots. Non, un voyage dans ces régions glaciales ne peut pas avoir été prévu par leur roi, et si l’amiral leur parle de la Norvège et de l’Islande, la comparaison ne tient pas. Car là les gens sont habitués au froid dès l’enfance, et en outre ils ont la certitude de pouvoir rentrer chez eux au bout de huit ou de quinze jours. Mais eux on les a entraînés dans une région désolée, où aucun chrétien n’a jamais été, qui n’est même pas habitée par les païens et les cannibales et qu’ont fuie les ours et les loups. Qu’y cherchent-ils ? Pourquoi suit-on cette route, alors qu’il y en a une autre, celle des Indes orientales, qui mène si commodément aux îles des épices sans passer par ces déserts de glace et ces régions meurtrières ? C’est ainsi que les hommes répondent ouvertement aux exhortations de l’amiral. Mais, entre eux, dans l’ombre protectrice de la cale, ils emploient sans doute un langage bien plus violent. Et de nouveau réapparaît le vieux soupçon qui courait déjà à Séville : ce Portugais du diable ne jouerait-il pas un double jeu ? Ne se propose-t-il pas, pour rentrer en grâce auprès de son roi, de mener à la ruine cinq bons navires espagnols avec leurs équipages ?

Les capitaines espagnols voient avec une secrète satisfaction le mécontentement croissant des hommes. Eux ne disent rien et évitent de parler avec l’amiral ; ils sont même de plus en plus taciturnes, mais leur silence est peut-être encore plus dangereux que le bavardage des matelots. Mieux au courant des choses de la mer il ne leur a pas échappé que Magellan a subi une grave déception et qu’il n’est plus sûr de son « secret ». Car s’il connaissait vraiment l’endroit où s’ouvre le passage, pourquoi leur a-t-il fait remonter le Rio de la Plata pendant quinze jours ? Pourquoi perd-il un temps précieux à explorer des journées entières la moindre petite baie ? En prétendant connaître la route Magellan a trompé le roi ou il s’est trompé lui-même. Car une chose est sûre : il cherche un chemin qu’il ne connaît pas. Avec une joie maligne qu’ils ne se donnent même pas la peine de cacher, ils l’observent quand, à chaque ouverture de la côte, il explore le rivage à l’aide de sa longue-vue. Qu’il continue à conduire la flotte dans le froid et l’océan sans fin ! Ils n’ont plus besoin de lui résister ni de se plaindre. Bientôt viendra l’heure où il sera obligé d’avouer : je ne sais plus. Alors on pourra lui faire plier la nuque à cet orgueilleux !

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Il est difficile d’imaginer situation morale plus effroyable que celle de Magellan durant ces quelques semaines. Même si le passage se trouve plus bas dans le Sud, comme il le pense à présent, il est trop tard pour y arriver cette année. L’hiver l’en empêche ; et s’il le découvrait avec des navires et des équipages fatigués comme le sont les siens il ne pourrait plus l’utiliser avant le printemps. Neuf mois déjà se sont écoulés et non seulement il n’est pas arrivé aux Moluques comme il l’avait promis mais sa flotte erre dans l’océan immense, assaillie par les ouragans et en proie aux plus grands dangers.

Le plus raisonnable serait de dire la vérité, de convoquer les capitaines, de leur déclarer qu’il a été trompé par les cartes et les récits des navigateurs portugais, qu’il est préférable de retourner sur ses pas, de remonter la côte vers le Brésil pour y passer l’hiver, ce qui permettrait aux hommes de se remettre et de réparer les navires en attendant de reprendre au printemps la route du Sud. Ce serait la façon d’agir la plus logique, la plus humaine. Mais Magellan s’est trop avancé pour pouvoir reculer. Trop longtemps il a affirmé qu’il connaissait un chemin plus court vers les Moluques. Il a puni trop brutalement ceux qui mettaient timidement en doute son omniscience. Il a offensé les officiers espagnols, destitué et traité comme un vulgaire criminel le plus haut fonctionnaire du roi à bord. Tout cela seul un triomphe peut l’excuser. Car les capitaines et les hommes ne lui laisseraient pas une minute de plus le commandement s’il avouait n’être plus aussi sûr de son affaire qu’il l’avait prétendu au départ. Le dernier des mousses refuserait de le saluer. Il n’y a donc pas de retour en arrière possible pour Magellan. À partir du moment où il dirait de se diriger sur le Brésil, il ne serait plus le maître de ses officiers, mais leur prisonnier. Aussi prend-il une résolution désespérée. De même que Cortez cette année-là brûle les vaisseaux derrière lui pour enlever à ses soldats toute possibilité de retraite, de même Magellan décide de maintenir ses navires et ses hommes en un lieu si écarté que, le voudraient-ils, ils ne pourraient l’obliger à faire demi-tour. S’il trouve le passage au printemps, alors tout va bien. S’il ne le trouve pas, tout est perdu. Il n’y a pas de milieu, seul l’entêtement peut lui conserver son autorité, seule l’audace peut le sauver.

La tempête se jette sur la flotte avec une violence qui ne fait que redoubler. C’est à peine si les navires peuvent avancer à présent. Il a fallu deux mois pour parcourir péniblement douze degrés vers le Sud. Enfin, le 31 mars, on aperçoit de nouveau un golfe. Est-ce le passage tant désiré ? Non, il est fermé. Cependant Magellan ordonne de s’y engager. Et comme on se rend compte qu’il ne manque pas d’eau douce et de poisson, il donne l’ordre de jeter l’ancre. À leur stupéfaction, ou plutôt à leur effroi, les capitaines et les hommes apprennent que leur amiral, sans avoir pris l’avis de personne, a décidé de passer l’hiver ici, à San Julian, ce petit golfe inconnu et désert, au 49e degré de latitude, à l’endroit le plus désolé et le plus désert qui soit, où jamais encore un Européen n’a mis les pieds.

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