Élisabeth contre Élisabeth

Août 1586 – février 1587

À présent le but est atteint. Marie Stuart est tombée dans le piège, elle a donné son « consent », elle est coupable. Élisabeth n’a plus besoin de s’occuper de rien, la justice agira et décidera pour elle. La lutte qui durait depuis un quart de siècle est terminée, la reine d’Angleterre l’a emporté. Elle pourrait se réjouir, comme le fait le peuple, qui, dans les rues de Londres, fête bruyamment à la fois la victoire de sa souveraine sur celle qui voulait attenter à ses jours et le succès de la cause protestante. Mais toute victoire comporte une part d’amertume. C’est justement maintenant qu’elle pourrait frapper qu’Élisabeth sent sa main trembler. Faire mourir la captive est mille fois plus difficile que de prendre l’imprudente au piège. Si elle avait voulu se débarrasser de sa rivale par la violence elle en aurait eu cent fois l’occasion. Déjà quinze ans plus tôt le Parlement avait demandé qu’on l’exécutât. Et de son lit de mort John Knox avait encore conjuré Élisabeth de ne pas l’épargner : « Si vous ne coupez pas le mal dans sa racine, les branches qui semblent mortes donneront de nouveaux bourgeons, et cela plus vite que vous ne le pensez », lui écrivait-il. Chaque fois elle avait répondu qu’elle ne pouvait pas tuer « l’oiseau fuyant l’épervier qui était venu chercher refuge auprès d’elle ». Mais maintenant il n’y a plus de choix qu’entre la grâce et la mort. La décision toujours ajournée et qu’on ne peut plus écarter se fait pressante. Élisabeth frémit, elle devine les conséquences immenses, d’une portée incalculable qu’aura son attitude. Il est difficile de se représenter aujourd’hui ce qu’il y avait de nouveau et de révolutionnaire dans la mesure prise contre Marie Stuart et qui ébranla toute la hiérarchie du monde. Car que signifie en somme l’envoi d’une reine à l’échafaud si ce n’est montrer à tous les peuples asservis de l’Europe que les monarques sont eux aussi responsables de leurs actes devant la justice et nullement intangibles ? Ce n’est pas la mort d’un être humain, c’est une idée qui arrête Élisabeth. Ce précédent d’une tête couronnée qui tombe sur le billot aura ses répercussions pendant des siècles, ce sera une menace permanente pour tous les rois de la terre. Sans cet exemple il n’y eût pas eu d’exécution de Charles 1er, ni ensuite de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Avec son regard d’aigle, son sens aigu des responsabilités, Élisabeth pressent toute l’importance de la décision qu’elle doit prendre ; elle hésite » elle atermoie, remet à plus tard. De nouveau, et plus passionnément que jamais, se déroule en elle le duel de la raison et du sentiment, la lutte d’Élisabeth contre Élisabeth. Et toujours c’est un spectacle émouvant que celui d’un être en lutte avec lui-même.

 

Obsédée par ce conflit entre ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas, Élisabeth essaie encore d’échapper à l’inévitable. Mais chaque fois qu’elle a voulu écarter une décision, celle-ci a fini par s’imposer. Au dernier moment elle essaie de se décharger sur Marie Stuart. Elle lui envoie une lettre (qui n’a malheureusement pas été conservée) où elle lui demande de faire par écrit, de reine à reine, l’aveu de sa participation au complot et de s’en remettre à son jugement personnel.

Cette proposition serait en somme une solution. Elle épargnerait à Marie Stuart l’humiliation d’un jugement public, la condamnation à mort et l’exécution. Pour Élisabeth, de son côté ce serait l’assurance absolue de tenir sa gênante rivale dans une sorte de captivité morale. Rendue inoffensive par son aveu, Marie Stuart eût sans doute pu vivre ensuite tranquillement dans l’obscurité, cependant qu’Élisabeth aurait poursuivi son règne dans l’éclat de la gloire et de la puissance. Les rôles seraient, dès lors, bien définis, Élisabeth et Marie Stuart ne se dresseraient plus l’une en face de l’autre dans l’histoire, on verrait une coupable à genoux devant celle qui lui a pardonné, une femme graciée devant celle qui lui a fait grâce.

Mais Marie ne veut pas qu’on la gracie. Sa plus grande force a toujours été la fierté, et elle préfère s’agenouiller devant le billot que devant Élisabeth. Plutôt nier, même contre l’évidence, que d’avouer, plutôt mourir que de s’incliner ! Et c’est ainsi qu’elle oppose un silence fier à cette offre qui la sauverait, mais l’humilierait en même temps. La reine d’Écosse est vaincue, soit, mais elle peut encore une chose sur terre : mettre dans son tort Élisabeth, son ennemie. Et puisqu’il lui est impossible de lui nuire ailleurs, c’est sur l’échafaud qu’elle lui fera honte aux yeux du monde de son injustice en mourant glorieusement.

 

Marie Stuart a repoussé la main qui lui était tendue. Élisabeth, pressée par Cecil et Walsingham, est maintenant contrainte de s’engager dans la voie qu’elle déteste. Pour donner à la procédure projetée une base juridique, on convoque tout d’abord les légistes de la couronne ; on sait que ces derniers prennent toujours les décisions qu’exige d’eux le maître de l’heure. Avec zèle ils fouillent l’histoire à la recherche de précédents, de rois soumis à un tribunal ordinaire, cela afin que l’accusation ne constitue pas une rupture trop visible avec la tradition. Mais ils sont assez pitoyables les exemples qu’ils trouvent à grand’peine : ils citent Caïétan, un petit tétrarque de l’époque de César, un certain Licinius, beau-frère de l’empereur Constantin, tout aussi inconnu que le précédent, et enfin Conradin von Hohenstaufen et Jeanne de Naples. Dans leur zèle servile ils vont jusqu’à déclarer superflu le tribunal composé de nobles proposé par Élisabeth. Il suffirait, à leur avis, du moment que le crime a été commis dans le Staffordshire, de traduire Marie Stuart devant le jury ordinaire de ce district. Mais cette interprétation par trop démocratique de la loi ne convient pas du tout à la reine d’Angleterre. Elle tient aux formes, elle veut qu’une petite-fille des Tudor et fille des Stuart soit jugée et condamnée d’une façon vraiment royale, avec tout le respect que l’on doit à une princesse, et non par une poignée de paysans et de boutiquiers. Elle réprimande vivement ses légistes trop zélés : « Ce serait en vérité une jolie procédure contre une princesse ! Je considère comme utile, pour éviter de telles absurdités, de confier l’examen d’une affaire aussi importante à un grand nombre de juges et de nobles du pays. » C’est un procès royal, une exécution royale, un enterrement royal qu’elle veut pour Marie Stuart, et c’est pourquoi elle convoque un tribunal de la noblesse, composé de quarante-six membres choisis parmi les hommes les plus distingués et les plus haut placés du royaume.

Marie Stuart ne montre aucune disposition à se laisser interroger ou condamner fût-ce par les sujets les plus authentiquement nobles de sa « sœur ». « Comment, déclare-t-elle avec hauteur aux envoyés, qu’elle reçoit dans sa chambre sans faire un seul pas à leur rencontre, votre maîtresse ne sait-elle pas que je suis née reine ? Croit-elle que je rabaisserai ma position, mon État, la race dont je suis issue, le fils qui me succédera, les rois et princes étrangers, dont les droits sont blessés en ma personne, en acceptant une telle invitation ? Non, jamais ! Aussi courbée que je puisse paraître, mon cœur est droit et ne se soumettra à aucune humiliation. »

C’est une loi constante pourtant que ni le bonheur ni le malheur ne peuvent changer complètement le caractère. Les qualités et les défauts de Marie Stuart restent les mêmes à travers sa vie. Elle aura toujours aux moments critiques une attitude fière, mais chaque fois elle sera trop nonchalante pour résister longtemps à une forte pression. De même que pour la conférence d’York, elle finit par abandonner sa thèse de la souveraineté inviolable, renonçant ainsi à la seule arme que redoute son ennemie. Après une longue lutte elle se montre prête à répondre aux envoyés d’Élisabeth.

 

Le 14 octobre 1586 la grande salle du château de Fotheringhay offre un spectacle solennel. Dans le fond on a érigé un dais surmontant un fauteuil d’apparat, qui, durant toutes ces heures tragiques, restera vide. Sa présence muette indique que la reine d’Angleterre préside, d’une façon invisible, ce tribunal, en sa qualité d’autorité suprême. À droite et à gauche de l’estrade sont alignés, selon leur rang, les membres du tribunal. Au milieu se trouve la table des accusateurs publics, des commissaires, des légistes et des greffiers.

C’est là qu’est conduite Marie Stuart, vêtue sévèrement de noir comme de coutume depuis plusieurs années ; elle marche appuyée sur le bras de son majordome. En entrant elle jette un coup d’œil sur l’assemblée et dit avec mépris : « Que de juges ici et pas un seul pour moi ! » Puis elle s’avance vers le fauteuil qu’on lui a désigné, à quelques pas du dais et plus bas. L’« overlordship », la prédominance, tant contestée de l’Angleterre sur l’Écosse, est rendue ici visible par cette disposition. Mais même en face de la mort Marie Stuart se refuse à la reconnaître : « Je suis reine de naissance, dit-elle d’une voix assez haute pour que tous l’entendent, et j’ai été mariée à un roi de France. Ma place devrait être là ». Elle indique le trône vide.

L’audience commence. De même qu’à York et à Westminster tout a été organisé au mépris des règles du droit les plus élémentaires. Cette fois encore on a déjà exécuté avec une hâte suspecte les principaux témoins – autrefois le serviteur de Bothwell, aujourd’hui Babington et ses compagnons. Les juges devront se contenter de leurs déclarations arrachées par la torture. Et, nouvelle infraction à la loi, même les documents à charge sur la base desquels on se propose de la condamner, les lettres de Marie Stuart à Babington et celles de Babington à Marie Stuart, on n’en donne pas lecture – la chose est étrange – d’après l’original, mais d’après des copies. Avec raison Marie Stuart interpelle Walsingham : « Comment puis-je être sûre qu’on n’a pas contrefait mes chiffres pour me faire condamner à mort ? » Juridiquement un avocat aurait ici la possibilité d’engager une offensive vigoureuse, et si on en eût accordé un à l’accusée, il lui eût été facile de souligner toutes les illégalités manifestes commises à son détriment. Mais Marie Stuart est seule devant ses juges, ignorante des lois anglaises, sans la moindre connaissance des pièces de l’accusation. Elle ne se contente pas de contester certains faits vraiment suspects, elle nie tout en bloc, elle conteste même ce qui est incontestable. Elle commence par nier avoir jamais connu Babington et le lendemain elle est obligée, sous le poids de preuves contraires, de reconnaître qu’elle avait menti. Par là elle aggrave sa position, et il est trop tard lorsqu’à la dernière minute elle se retranche derrière son point de vue d’autrefois et revendique, en tant que reine, le droit d’être crue sur parole. C’est en vain qu’elle s’écrie : « Mylords, je suis venue dans ce pays me fiant à l’amitié et aux promesses de la reine d’Angleterre ». Car ce n’est pas représenter le droit, le droit éternel et inattaquable, que veulent ces juges, mais uniquement procurer la paix à leur reine, à leur pays. La sentence est préparée depuis longtemps, et lorsque le 25 octobre les commissaires se réunissent dans la Chambre Étoilée à Westminster, un seul, lord Zouche, a le courage de dire qu’il n’est pas très convaincu de la culpabilité de l’accusée. Par là, certes, il enlève au verdict le charme de l’unanimité, mais les autres, servilement, déclarent ce qu’on attendait d’eux. C’est ainsi qu’un greffier prenant note de leur jugement écrit de sa plus belle plume, sur parchemin, que « ladite Marie Stuart, qui prétend au trône du royaume d’Angleterre, a élaboré et approuvé divers plans dans le but de blesser, de détruire ou de tuer la personne royale de notre souveraine, la reine d’Angleterre ». Et le châtiment pour un tel crime, le Parlement l’a fixé d’avance, c’est la mort.

Dire le droit et juger est la tâche des commissaires. Ils se sont prononcés pour la culpabilité et la mort. Mais Élisabeth, en sa qualité de reine, dispose d’un droit supérieur : celui de grâce. Elle peut empêcher l’exécution de la condamnée. Encore une fois la voici devant une maudite décision à prendre. Que faire ? De nouveau Élisabeth est dressée contre Élisabeth. Et de même que dans la tragédie antique les chœurs se répondent et s’opposent l’un à l’autre, à droite et à gauche de l’homme tourmenté par sa conscience, de même s’élèvent maintenant des voix de l’extérieur et de l’intérieur, les unes lui conseillant la dureté, les autres l’indulgence. Au-dessus d’elles flotte, dans l’invisible, le juge de toute action humaine, l’histoire, qui jamais ne parle des vivants, mais attend qu’ils aient accompli leur destin pour peser leurs actes devant la postérité.

 

À droite les voix disent nettement et impitoyablement : mort, mort, mort ! Le chancelier d’État, le conseil de la Couronne, les amis les plus proches d’Élisabeth, les lords et les bourgeois, le peuple, tous ne voient qu’un seul moyen d’obtenir la paix pour le pays et la tranquillité pour leur reine : la décapitation de Marie Stuart. Le Parlement lui envoie une pétition solennelle : « Nous demandons humblement, dans l’intérêt de notre religion, pour la sécurité de la personne de la reine et le bien du royaume que Votre Altesse donne l’ordre de publier sans retard la sentence prononcée contre la reine d’Écosse, et, comme nous ne voyons pas d’autre moyen d’assurer la tranquillité de Votre Majesté, de faire exécuter rapidement ladite sentence. »

Pour Élisabeth, cette pression est la bienvenue. Elle désire ardemment que le monde entier puisse constater qu’elle ne poursuit pas Marie Stuart de sa haine, mais que c’est le peuple anglais qui exige l’exécution du jugement. Et plus l’insistance est visible, plus elle fait de bruit, plus cela lui est agréable. L’occasion lui est ainsi donnée de jouer la comédie de la bonté et de l’humanité sur la grande scène de l’histoire, et, en tant que comédienne expérimentée, elle l’exploite jusqu’au bout. Tout d’abord elle déclare retenir l’avertissement éloquent du Parlement et remercie humblement Dieu de l’avoir sauvée du danger ; puis elle élève la voix et s’adresse en quelque sorte par delà l’espace au monde entier et à l’histoire pour dégager sa responsabilité dans le sort de Marie Stuart :

« Quoique ma vie ait été dangereusement menacée, dit-elle, j’avoue que rien ne m’a été plus douloureux que de voir une personne de mon sexe, de même rang et d’origine, et qui m’était si étroitement apparentée » se rendre coupable d’un si grand crime. J’étais si éloignée de toute méchanceté à son égard qu’aussitôt après la découverte des plans criminels dirigés contre moi, je lui ai écrit en secret que si elle voulait me faire l’aveu de sa faute dans une lettre confidentielle tout serait réglé en silence. Si j’ai fait cela, ce n’était pas pour l’attirer dans un piège, car à cette époque je savais déjà tout ce qu’elle pouvait m’avouer. Mais même maintenant que l’affaire est déjà allée si loin, si elle manifestait franchement son repentir et si personne n’élevait plus de prétention en son nom contre moi, je lui pardonnerais encore volontiers s’il ne s’agissait que de ma vie et non aussi de la sécurité et du bien de mes États » Elle avoue ensuite ouvertement à quel point son hésitation est déterminée par la crainte du jugement de l’histoire : « Nous autres princes nous sommes exposés comme sur une tribune aux regards et à la curiosité du monde entier. La plus petite tache sur nos vêtements est observée, la moindre faiblesse dans nos actions rapidement remarquée, et c’est pourquoi nous devons veiller particulièrement à ce que nos actions soient toujours justes et honorables. » Aussi prie-t-elle le Parlement de l’excuser si elle ne prend pas une décision immédiate : « C’est mon habitude, même dans les affaires beaucoup moins importantes que celle-là, de réfléchir longtemps à ce qui doit être finalement décidé. »

Ces paroles grandiloquentes sont-elles sincères ou non ? L’un et l’autre à la fois, car en Élisabeth s’opposent deux désirs : d’une part elle voudrait être débarrassée de son adversaire et d’autre part se montrer magnanime aux yeux du monde. Au bout de douze jours elle fait demander au lord-chancelier s’il n’y a pas moyen d’épargner la vie de Marie Stuart tout en préservant la sienne propre. Mais une fois de plus le conseil de la Couronne et le Parlement insistent en disant que la seule issue est la mort de la coupable. Et de nouveau Élisabeth répond. Un ton de sincérité presque convaincant anime ce qu’elle dit :

« Je suis aujourd’hui dans la plus grande division avec moi-même. Dois-je parler ou me taire ? Si je parle et me plains, je ne serai pas sincère, si je me tais, tous vos efforts auront été vains. Cela peut vous paraître étrange que je me plaigne, et pourtant j’avoue que c’était mon plus grand désir qu’on pût trouver quelque autre moyen pour assurer votre sécurité et la mienne que celui qui a été proposé… Mais maintenant qu’il a été décidé que mon salut ne peut être assuré que par sa mort, j’éprouve une profonde tristesse à l’idée que moi, qui ai gracié tant de rebelles et pardonné tant de trahisons, je doive me montrer cruelle à l’égard d’une si haute princesse… » Déjà elle laisse entendre que, pourvu qu’on insiste suffisamment, elle est disposée à se laisser convaincre. Mais habile et équivoque comme toujours elle ne dit ni oui ni non et conclut de la façon suivante : « Je ne suis pas opposée à votre opinion, je comprends vos raisons, et je vous prie d’agréer mes remercîments, d’excuser mes incertitudes, et de prendre en bonne part une réponse qui n’en est pas une. »

À droite les voix ont parlé. Clairement, implacablement elles ont dit : mort, mort, mort ! Mais à gauche celles du cœur se font de plus en plus éloquentes. Le roi de France envoie une délégation spéciale chargée d’attirer l’attention de la reine d’Angleterre sur l’intérêt commun qui lie tous les rois. Il rappelle à Élisabeth qu’en défendant l’inviolabilité de Marie Stuart, c’est aussi la sienne qu’elle défend et que la première règle d’un État qui veut gouverner sagement et vivre heureux est de ne pas verser le sang. Il lui dit qu’elle ne doit pas oublier que le droit d’hospitalité est sacré chez tous les peuples. Il espère que la reine d’Angleterre ne commettra pas un crime contre Dieu en portant la main sur une tête couronnée. Et comme Élisabeth, avec sa ruse habituelle, ne donne que des demi-assurances et prononce des phrases impénétrables, le ton des envoyés étrangers se fait plus tranchant. Ce qui était tout d’abord une prière devient un avertissement impérieux, une menace ouverte. Mais Élisabeth, femme d’expérience et familiarisée depuis un quart de siècle avec toutes les habiletés de la politique, a l’oreille fine. Dans tous ces discours pathétiques, elle ne prête attention qu’à une chose ; les envoyés cachent-ils dans les plis de leur toge le mandat de rompre les relations diplomatiques et de déclarer la guerre ? Elle a vite fait de se rendre compte que derrière toutes ces phrases tapageuses ne résonne aucun acier, que ni Henri III ni Philippe II ne sont vraiment résolus à sortir l’épée du fourreau lorsque la hache aura frappé la nuque de Marie Stuart.

Aussi, en fin de compte, ne répond-elle plus que par des haussements d’épaules indifférents au tonnerre diplomatique de la France et de l’Espagne. À vrai dire il est une objection qu’il faut écarter d’une manière plus adroite : celle de l’Écosse. Plus que personne au monde, Jacques VI aurait le devoir sacré d’empêcher l’exécution d’une reine écossaise en pays étranger, surtout que le sang que l’on se propose de verser c’est son propre sang, la femme à qui l’on veut ôter la vie, c’est celle qui lui a donné le jour. Certes l’amour filial n’a jamais occupé une grande place dans le cœur de Jacques VI. Depuis qu’il est devenu le « pensionnaire » et l’allié d’Élisabeth, sa mère, qui lui a refusé le titre de roi, qui l’a renié solennellement et a essayé de passer son droit d’héritage à un roi étranger, n’est pour lui en fait qu’un obstacle. À peine la nouvelle lui est parvenue de la découverte du complot de Babington qu’il se dépêche d’envoyer ses félicitations à Élisabeth ; et, à l’ambassadeur de France, qui le dérange dans son occupation favorite, la chasse, en le priant d’intervenir en faveur de sa mère, il répond sur un ton courroucé, « qu’il fallait qu’elle bût la boisson qu’elle avait brassée ». Il lui est indifférent, déclare-t-il formellement « qu’on la traite d’une façon sévère et même qu’on pende tous ses ignobles serviteurs » ; le mieux serait « qu’elle ne s’occupât plus de rien d’autre que de prier Dieu ». Non, toute cette affaire ne l’intéresse pas, et ce fils peu sentimental se refuse tout d’abord d’envoyer une ambassade à Londres. Ce n’est que lorsque Marie Stuart est condamnée et que tout le pays s’indigne qu’une souveraine étrangère veuille porter atteinte à la vie de la reine d’Écosse qu’il finit par se rendre compte du triste rôle qu’il jouerait s’il continuait à se taire et ne faisait point quelque chose, ne fût-ce que pour la forme. Certes il ne va pas aussi loin que son Parlement, qui demande qu’au cas où Marie Stuart serait exécutée on dénonce immédiatement l’alliance avec l’Angleterre et même qu’on lui déclare la guerre. Mais il se met néanmoins à son pupitre et écrit des lettres énergiques et menaçantes à Walsingham, en même temps qu’il envoie une ambassade à Londres.

Élisabeth a, bien entendu, compté avec cette protestation. Mais ici aussi elle prête uniquement attention à ce qu’il y a derrière les déclarations officielles. Les envoyés de Jacques VI se partagent en deux groupes. L’un, le groupe officiel, demande à haute et intelligible voix que la condamnation ne soit en aucun cas exécutée. Il menace de rompre l’alliance, fait résonner le fer, et les nobles qui le composent s’expriment avec une sincère conviction patriotique. Mais ils ne se doutent pas que pendant qu’ils prononcent de fermes paroles dans la salle de réception un représentant secret de Jacques VI s’est glissé par une porte dérobée dans les appartements privés d’Élisabeth à l’effet d’y traiter une affaire beaucoup plus importante pour le roi d’Écosse que la vie de sa mère : sa reconnaissance comme héritier du trône d’Angleterre. Ce négociateur a l’ordre – ainsi que le communique l’ambassadeur de France, toujours très bien informé – de lui faire savoir que si son maître la menace si énergiquement ce n’est que pour sauver l’honneur et les apparences et il la prie de ne pas « prendre cette vivacité en mauvaise part ». C’est ainsi qu’Élisabeth sait d’une façon certaine ce qu’elle savait probablement depuis longtemps : Jacques VI est prêt à « avaler » (to digest it) sans protester l’exécution de sa mère, pourvu qu’on lui donne une assurance ou une demi-assurance qu’il héritera du trône d’Angleterre. Et bientôt commence dans la coulisse un maquignonnage des plus ignobles. Liés par le même et sombre intérêt l’ennemie et le fils de Marie Stuart se rapprochent. Tous deux veulent en secret la même chose, et tous deux ont également intérêt à le tenir caché. Pour l’un comme pour l’autre la reine d’Écosse est un obstacle, mais ils doivent procéder comme si c’était leur intérêt et leur devoir le plus sacré de la défendre et de la protéger. En réalité Élisabeth ne lutte pas pour la vie de Marie Stuart ni Jacques VI pour la vie de sa mère : ce qu’ils veulent c’est faire un geste « sur la scène du monde ». En fait Jacques VI a donné à entendre depuis longtemps que même dans le cas où une décision extrême serait prise il ne créerait aucune difficulté à Élisabeth, lui laissant ainsi la liberté d’exécuter sa mère. Avant même que l’ennemie, l’étrangère l’ait envoyée à la mort, son propre fils l’avait sacrifiée !

 

Ni la France, ni l’Espagne, ni l’Écosse, ni personne, Élisabeth en est maintenant convaincue, ne l’empêchera d’agir si elle veut en finir. Et il n’y a peut-être plus qu’un seul être au monde qui puisse encore sauver Marie Stuart : la condamnée elle-même. Elle n’aurait qu’à demander sa grâce, il est probable qu’Élisabeth se satisferait de ce triomphe. Au fond elle n’attend même que cet appel, qui la délivrerait de ses tortures morales. Tout sera fait au cours de ces dernières semaines pour briser la fierté de Marie Stuart. Dès que la condamnation à mort est prononcée, Élisabeth lui en fait parvenir le texte, et Amyas Paulett, ce fonctionnaire zélé qu’une honnêteté excessive rend antipathique, profite immédiatement de l’occasion pour offenser la malheureuse, qui n’est plus pour lui « qu’une femme morte sans nulle dignité ». Tout d’abord il ne se découvre plus devant elle – petite et sotte insolence d’un être subalterne, que le malheur d’autrui rend arrogant ; puis il ordonne aux serviteurs de Marie Stuart d’enlever le dais, surmonté de ses armes, qui l’a suivie partout. Comme ceux-ci refusent d’obéir, Paulett veut le faire abattre par ses propres gens. Aussitôt Marie Stuart remplace les armes par un crucifix, pour montrer qu’elle s’appuie sur une force bien plus grande encore que sa royauté. À chaque petite offense mesquine et vexatoire de ses ennemis elle réplique par un geste énergique. « On me menace de me tuer, écrit-elle à ses amis, si je ne demande pas grâce, mais je dis que s’ils ont déjà décidé de me faire mourir, ils n’ont qu’à consommer l’injustice jusqu’au bout. » Tant pis pour Élisabeth si elle la fait exécuter ! Plutôt la mort, qui rabaisse son adversaire devant l’histoire, qu’une bienveillance hypocrite, qui lui donnera une auréole de magnanimité ! Au lieu de protester contre sa condamnation ou de faire appel à la clémence de son ennemie elle remercie humblement le Seigneur, en tant que chrétienne, de cette décision, mais en tant que reine elle répond avec hauteur à Élisabeth :

« Madame, je rends grâce à Dieu de tout mon cœur de ce qu’il luy plaist de mettre fin par vos arrests au pèlerinage ennuyeux de ma vie. Je ne demande point qu’elle me soit prolongée, n’ayant eu que trop de temps pour expérimenter ses amertumes. Je supplie seulement Votre Majesté que, puisque je ne dois attendre aucune faveur de quelques ministres zélez qui tiennent les premiers rangs dans l’Estat d’Angleterre, je puisse tenir de vous seule, et non d’autres, les bienfaits qui s’en-suyvent :

« Premièrement je vous demande que, comme il ne m’est pas loisible d’espérer une sépulture en Angleterre selon les solennitez catholiques pratiquées par les anciens rois vos ancêtres et les miens, et que dans l’Écosse on a forcé et violenté les cendres de mes ayeuls, quand mes adversaires seront saoulez de mon sang innocent, mon corps soit porté par mes domestiques en quelque terre saincte pour y être enterré, et surtout en France, où les os de la reyne ma très honorée mère reposent, afin que ce pauvre corps qui n’a jamais eu de repos tant qu’il esté joint à mon âme le puisse finalement rencontrer alors qu’il en sera séparé ;

« Secondement, je prie Votre Majesté, pour l’appréhension que j’ay de la tyrannie de ceux au pouvoir desquels vous m’avez abandonnée, que je ne sois point suppliciée en quelque lieu caché, mais à la veue de mes domestiques et autres personnes qui puissent rendre témoignage de ma foy et obeyssance envers la vraye Église et défendre les restes de ma vie et mes derniers soupirs contre les faux bruits que mes adversaires pourroient faire courir ;

« En troisième lieu, je requiers que mes domestiques, qui m’ont servy parmy tant d’ennuys et avec tant de fidélité, se puissent retirer librement où ils voudront et jouyr des petites commoditez que ma pauvreté leur a léguées dans mon testament.

« Je vous conjure, Madame, par le sang de Jésus-Christ, par notre parenté, par la mémoire de Henri Septième, nostre père commun, et par le titre de reyne que je porte encore jusques à la mort, de ne me point refuser des demandes si raisonnables et me les assurer par un mot de votre main ; et là-dessus je mourray comme j’ay vescu. Votre affectionnée sœur prisonnière. »

On le voit, au cours des derniers jours de cette lutte qui se poursuit déjà depuis plusieurs décades les rôles se sont renversés d’une façon étrange et inattendue. Depuis qu’elle a appris sa condamnation à mort, Marie Stuart se sent plus sûre d’elle-même. En recevant le document fatal son cœur tremble moins que la main d’Élisabeth lorsqu’elle l’a signé. Marie Stuart a moins peur de mourir qu’Élisabeth de la faire mourir.

Peut-être croit-elle, au fond d’elle-même, que la reine d’Angleterre n’aura pas l’audace de la livrer, elle, une autre reine, au bourreau ? Peut-être son assurance est-elle trompeuse ? Toujours est-il qu’un observateur aussi soupçonneux qu’Amyas Paulett ne peut découvrir en elle la moindre trace d’inquiétude. Elle ne se plaint pas, ne questionne pas, ne demande aucune faveur à ses gardiens ; elle n’essaie pas d’avoir des rapports secrets avec ses amis à l’étranger ; toutes ses colères, ses résistances, ses révoltes sont finies ; elle s’incline devant son sort, devant Dieu : qu’il décide !

La condamnée passe son temps à se préparer sérieusement à la mort. Elle fait son testament, partage ses biens entre ses serviteurs, écrit aux princes et aux rois, non plus cette fois pour les exhorter à envoyer des armées et à faire la guerre, mais pour leur assurer qu’elle est prête à mourir dans la foi catholique et pour la foi catholique. Le calme est enfin venu. La crainte et l’espoir, « les pires ennemis de l’homme », comme dit Gœthe, ne peuvent plus rien sur son âme affermie. De même que plus tard Marie-Antoinette c’est seulement en face de la mort qu’elle comprend son véritable devoir. Le sens de sa responsabilité devant l’histoire lui fait surmonter son indolence native. Ce n’est point pour sauver sa vie qu’elle se prépare, mais en vue d’une mort efficace, démonstrative, d’un triomphe final. Elle sait que seul un trépas héroïque peut racheter aux yeux du monde les erreurs tragiques de sa vie et qu’une dernière victoire lui est réservée dans cette existence par une fin digne.

À ce calme souverain de la condamnée s’opposent le trouble, l’embarras, la nervosité d’Élisabeth. Alors que Marie Stuart est résolue, Élisabeth est encore en lutte avec elle-même pour prendre une décision. Jamais elle n’a autant souffert de son adversaire que maintenant qu’elle la tient tout à fait entre ses mains. Elle en perd le sommeil et reste plongée des journées entières dans un sombre silence. On devine que cette question insupportable ne la quitte pas ; signera-t-elle la condamnation à mort ? laissera-t-elle exécuter Marie Stuart ? Elle a beau vouloir écarter ce rocher de Sisyphe, toujours il revient lui meurtrir l’âme. En vain ses ministres s’efforcent de la décider, elle n’entend que la voix de sa conscience. Elle repousse toutes les propositions et ne cesse d’en demander de nouvelles. Cecil la trouve « changeante comme le temps ». Une fois elle est pour la mort, une autre pour la grâce. À chaque instant elle interroge ses amis pour savoir s’il n’y a pas « un autre moyen », tout en sachant bien qu’il n’en existe pas. Mais si cela pouvait être fait sans qu’elle eût besoin d’en donner l’ordre formel, pour elle et non pas par elle. De plus en plus elle lutte avec cette peur de la responsabilité qui l’arrête, sans cesse elle pèse les avantages et les inconvénients de l’exécution de sa rivale, et au grand désespoir de ses ministres elle ajourne constamment sa décision par des phrases obscures et équivoques qui ne font que trahir sa nervosité. « With weariness to talk her Majesty left off all till a time I know not when », déplore Cecil, qui, en calculateur habile et froid, ne comprend pas les scrupules qui assaillent la reine. Cependant si celle-ci a donné à Marie Stuart un dur geôlier, il en est un autre beaucoup plus dur, le plus cruel qu’il y ait au monde, qui la tient, elle, prisonnière jour et nuit : sa conscience.

 

Cette lutte intérieure d’Élisabeth contre Élisabeth, pour savoir si elle doit obéir à la voix de la raison ou à celle de l’humanité dure près de six mois. Étant donné la tension nerveuse, intolérable que peut créer une pareille situation, il est tout naturel qu’un beau jour la décision arrive aussi soudaine qu’une explosion.

Le mercredi 1er février 1587 le secrétaire privé d’Élisabeth, William Davison – Walsingham a la chance ou la sagesse d’être malade durant ces jours-là – est brusquement avisé, dans le parc de Greenwich, par l’amiral Howard que la reine désire qu’il soumette à sa signature l’ordre d’exécution de Marie Stuart. Davison va chercher le document, que Cecil a rédigé de sa propre main, et le remet à sa souveraine en même temps qu’un certain nombre d’autres pièces. Mais, chose étrange, voilà qu’Élisabeth, comédienne consommée, ne paraît nullement pressée de signer. Elle fait l’indifférente, bavarde avec Davison de choses tout à fait en dehors et admire par la fenêtre la limpidité de cette belle matinée d’hiver. Ce n’est qu’ensuite qu’elle lui demande tout à fait incidemment – a-t-elle vraiment oublié pourquoi elle l’a fait venir – ce qu’il lui apporte. Davison répond : des papiers à signer, entre autres celui que lord Howard l’a chargé spécialement de lui remettre. Élisabeth prend les pièces, mais se garde bien de les lire. Rapidement elle les signe l’une après l’autre, y compris, bien entendu, l’ordre d’exécution. Il semble qu’elle ait voulu tout d’abord faire croire qu’elle l’avait signé par inadvertance. Mais avec cette femme versatile on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Toujours est-il que l’instant d’après elle trahit déjà à quel point elle était consciente de ce qu’elle faisait en déclarant à Davison que si elle a hésité si longtemps à mettre sa signature au bas du document c’est uniquement afin de bien montrer qu’elle ne s’y est décidée qu’à contre-cœur. Qu’il le porte maintenant au chancelier pour y faire apposer le grand sceau et ensuite qu’on le remette aux personnes chargées de l’exécuter. Ce mandat est clair, il ne laisse au secrétaire aucune possibilité de douter de la volonté de la reine. Le fait qu’elle lui parle froidement des détails de l’exécution prouve d’ailleurs d’une façon convaincante qu’Élisabeth s’était depuis longtemps familiarisée avec l’idée de faire mourir sa rivale. Elle lui dit que la décapitation aura lieu dans la grande salle du château, car la cour d’honneur ou la cour intérieure ne lui paraissent pas bien convenir pour cela ; en outre elle lui recommande avec insistance de ne faire connaître à personne qu’elle a signé l’ordre d’exécution. Quand on a trouvé, après de grandes difficultés, la solution d’un problème on se sent toujours le cœur léger. Élisabeth aussi est de meilleure humeur maintenant qu’elle a enfin pris une décision ; elle est même joyeuse, car elle dit en plaisantant à Davison que sûrement la douleur que lui causera cette nouvelle va tuer Walsingham.

Le secrétaire croit maintenant – et on peut le comprendre – l’affaire réglée. Il s’incline et se dirige vers la porte. Mais en réalité Élisabeth n’est jamais nettement décidée à quoi que ce soit, chez elle une affaire n’est jamais vraiment terminée. Lorsque Davison est sur le seuil elle le rappelle ; sa bonne humeur, sa résolution, vraie ou feinte, sont déjà disparues. Élisabeth va et vient avec inquiétude dans la pièce. N’y aurait-il pas un autre moyen pour se débarrasser de son ennemie ? Les membres de l’« Association » n’ont-ils pas juré de faire mourir toute personne ayant participé à un attentat contre la reine d’Angleterre. Amyas Paulett et son assistant étant membres de ladite « Association », ne serait-ce pas de leur devoir de se charger de la mort de la coupable et de lui ôter, à elle, la reine, la responsabilité d’une exécution publique ? Walsingham devrait en tout cas leur écrire dans ce sens à tous les deux.

Le bon Davison se sent peu à peu mal à l’aise. Il voit ce que veut la reine. Probablement regrette-t-il déjà que cette conversation importante n’ait pas de témoins. Mais qu’importe, son mandat est clair ! Il va tout d’abord à la chancellerie, y fait apposer le sceau sur l’ordre d’exécution, puis il se rend chez Walsingham, qui rédige immédiatement une lettre à Amyas Paulett dans le sens désiré par Élisabeth. La reine, écrit-il, a constaté avec regret un certain manque de zèle de sa part, du fait que vu le danger que représente Marie Stuart pour Sa Majesté, il n’a pas trouvé « de lui-même et sans autre mandat » un moyen de la faire disparaître. C’est en toute tranquillité d’esprit qu’il peut prendre sur lui de la supprimer, étant donné le serment qu’il a prêté comme membre de l’« Association », et puisqu’il ne ferait que rendre service à la reine, dont la répugnance à verser le sang est bien connue.

 

Cette lettre n’avait pas encore touché Amyas Paulett et en tout cas la réponse ne pouvait pas être arrivée de Fotheringhay que le vent avait déjà tourné à Greenwich. Le lendemain matin, jeudi, un messager frappe à la porte de Davison avec un mot d’Élisabeth. Celle-ci le prie, au cas où il n’aurait pas encore été chez le chancelier de s’en abstenir jusqu’à ce qu’elle l’ait vu. En hâte Davison se rend auprès de la reine et déclare que son ordre de la veille a été exécuté aussitôt. Élisabeth semble en être satisfaite, car elle se tait et ne fait aucun reproche à Davison et surtout elle ne lui dit pas de rapporter le document. Elle ne fait que se plaindre encore que toujours on rejette sur elle toutes les responsabilités. Elle va de long en large dans la pièce avec nervosité. Le secrétaire attend une décision, un ordre précis. Mais brusquement Élisabeth le quitte sans lui avoir rien ordonné.

C’est une scène tout à fait shakespearienne que la reine d’Angleterre joue là sous les yeux de ce spectateur. On pense involontairement à Richard III reprochant à Buckingham que son adversaire vive encore mais ne lui donnant pas l’ordre clair et net de le tuer. C’est le regard offensé de Richard III, que son vassal comprend et qu’il fait semblant de ne pas comprendre, que rencontre le malheureux Davison. Il sent qu’il est sur un sol glissant et fait des efforts désespérés pour s’accrocher à d’autres. Il ne veut pas porter à lui seul le poids d’une pareille responsabilité historique ! Il va tout d’abord trouver Hatton, l’ami de la reine, et lui décrit sa terrible situation : Élisabeth lui a bien remis le document signé avec l’ordre de le porter à la chancellerie, mais il se rend compte dès maintenant, d’après son attitude, que plus tard elle niera. Hatton connaît trop Élisabeth pour ne pas deviner sa tactique, mais il n’a aucune envie d’être catégorique avec Davison. Et maintenant l’un rejette la responsabilité sur l’autre. Élisabeth s’est déchargée sur Davison, qui essaie d’en faire autant sur Hatton, qui, à son tour, avertit Cecil. Le chancelier ne veut pas prendre l’affaire sur lui et il convoque pour le lendemain une sorte de conseil secret de la Couronne. Les proches amis et confidents d’Élisabeth sont présents : Leicester, Hatton, et sept autres nobles qui connaissent par expérience la versatilité d’Élisabeth. Là, enfin, on tient un langage clair : Élisabeth, constatent-ils d’un commun accord, veut éviter pour son prestige moral que l’on sache que l’ordre d’exécution vient d’elle. Elle voudrait, pour se créer un alibi, sembler surprise aux yeux du monde devant le fait accompli. Le devoir de ses fidèles est par conséquent de participer à cette comédie et de faire, en apparence contre la volonté de la reine, ce qu’elle désire en réalité. Étant donné la lourde responsabilité dont on se chargeait ainsi, il fallait faire en sorte que la violence de sa colère vraie ou feinte ne pût retomber sur une seule personne. Cecil propose donc qu’ils donnent tous ensemble l’ordre de l’exécution. Lord Kent et lord Shrewsbury sont chargés d’y assister ; Beate, le clerc du conseil, les précédera à Fotheringhay avec les instructions nécessaires. Maintenant c’est sur les dix membres du conseil de la Couronne que repose toute la responsabilité de l’acte : en prenant cette décision tant désirée par Élisabeth de déborder leur compétence ils l’ont enfin déchargée d’un terrible « fardeau ».

 

Élisabeth a toujours été très curieuse. Elle veut savoir, et immédiatement, tout ce qui se passe autour d’elle et dans le pays. Mais, fait étrange, cette fois elle ne s’enquiert ni auprès de Davison, ni auprès de Cecil, ni auprès de qui que ce soit, de ce qu’est devenu l’ordre qu’elle a signé. Au cours des trois journées qui viennent de s’écouler elle a tout à fait oublié ce qui l’avait exclusivement préoccupée depuis des mois. Comme si elle avait bu des eaux du Léthé, cette affaire de la plus haute importance semble être sortie de sa mémoire. Et lorsque le dimanche on lui remet la réponse d’Amyas Paulett à la proposition qui lui a été faite elle se tait encore.

La lettre de Paulett n’est pas faite pour la réjouir. Il a tout de suite compris quel rôle ingrat on veut lui faire jouer et il sait aussi quelle récompense l’attend : une fois qu’il aura supprimé Marie Stuart la reine le traitera publiquement d’assassin et le fera traduire en justice. Il n’ignore pas qu’il n’a aucun remerciement à attendre des Tudor, il n’a pas du tout envie d’être un bouc émissaire. Mais pour ne pas paraître désobéir à sa reine, l’habile puritain se retranche derrière une instance supérieure, son Dieu. Il couvre son refus du manteau de la moralité. « Mon cœur se remplit d’amertume, écrit-il sur un ton pathétique, à l’idée que je suis assez malheureux d’avoir vu le jour où on me donne au nom de ma bonne souveraine l’ordre de commettre un acte que Dieu et la loi réprouvent. Mes biens, ma situation, ma vie même, sont à la disposition de Sa Majesté, et je suis prêt à y renoncer dès demain si elle le désire, car c’est à sa faveur uniquement que je les dois. Mais Dieu me préserve de supporter un tel naufrage de la conscience et de laisser à mes descendants la honte d’avoir répandu le sang en dehors de la loi et sans un ordre officiel ! J’espère que Sa Majesté, avec sa bonté ordinaire, prendra en bonne part ma loyale réponse. »

Mais Élisabeth ne pense nullement à accueillir avec bonté la lettre de son Paulett, dont peu de temps avant elle louait encore avec enthousiasme les « spotless actions, wise orders and safe regards ». En proie à la colère elle se livre à des appréciations malveillantes sur le compte des « gens délicats et pointilleux » qui promettent tout, mais ne tiennent rien. Paulett n’était qu’un parjure, lui qui avait signé l’« Act of association », aux termes duquel il s’engageait à servir sa reine, même au péril de sa vie ! Mais elle en connaissait d’autres qui ne reculeraient point. Et elle citait un certain Wingfield. Avec une indignation vraie ou feinte elle s’en prend au malheureux Davison – Walsingham, lui, est toujours « malade » – qui lui conseille avec naïveté de s’engager dans le chemin de la légalité qui est sans danger. Elle lui répond vivement que des gens plus intelligents sont d’un autre avis. « Il est extrêmement temps, s’écrie-t-elle, d’en finir avec cette affaire, et c’est une honte pour vous tous qu’elle ne soit pas encore terminée. »

Davison se tait. Il pourrait dire que tout est en bonne voie. Mais il se rend compte que rien ne serait plus désagréable à la reine que de lui apprendre ce qu’elle sait probablement depuis longtemps, à savoir que le messager porteur de son ordre dûment scellé est déjà en route pour Fotheringhay et qu’il est accompagné d’un homme chargé de transformer l’ordre en exécution, la parole en sang : le bourreau de Londres.

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