La destitution

Été 1567

À partir du 17 juin 1567, jour où les lords enferment leur reine à Lochleven et où change totalement la destinée de Marie Stuart, celle-ci ne cessera plus d’être pour l’Europe un objet de soucis. Sa personne propose à l’époque un problème nouveau, un problème véritablement révolutionnaire et d’une portée incalculable : que peut-on faire à un monarque en violente opposition avec son peuple et qui s’est montré indigne de porter la couronne ? Ici les torts sont incontestablement du côté de la souveraine : par sa folle passion elle a créé une situation impossible, insupportable. Non seulement elle s’est mariée contre la volonté de la noblesse, du clergé et du peuple, mais elle a de plus pris pour époux un homme déjà marié et que l’opinion publique désigne d’une voix unanime comme l’assassin du roi d’Écosse. Elle a agi au mépris des lois et des mœurs et maintenant encore elle se refuse à déclarer nul ce mariage insensé. Même ses amis les plus bienveillants sont d’accord pour dire qu’elle ne peut plus régner sur l’Écosse avec cet assassin à ses côtés.

Mais existe-t-il des moyens de forcer la souveraine ou bien à quitter Bothwell, ou bien à renoncer à la couronne en faveur de son fils ? La réponse est catégorique : aucun. À cette époque, les recours légaux contre un monarque sont à peu près inexistants, le peuple n’a pas encore le droit de faire des objections ni des remontrances à son souverain, toute juridiction s’arrête aux marches du trône. Le roi ne se trouve pas placé dans le cadre du droit civil, mais en dehors et au-dessus. Élu de Dieu, il n’a pas le droit de remettre sa charge ni de la céder. Personne ne peut désinvestir l’oint du Seigneur de sa dignité et, dans le sens de la conception absolutiste, il est plus facile de ravir la vie à un souverain que sa couronne. On peut l’assassiner, mais non le destituer : employer l’autorité contre lui, ce serait briser le mécanisme hiérarchique du cosmos. Marie Stuart, par son mariage criminel, a placé le monde en face d’un terrible problème. Il ne s’agit pas seulement d’un conflit particulier, mais encore d’un principe spirituel et social.

C’est pourquoi les lords, pourtant d’un naturel rien moins que conciliant, mettent tant de zèle à chercher un arrangement à l’amiable. À travers l’éloignement des siècles, on sent encore très bien la gêne que leur causait cet acte révolutionnaire, la séquestration de leur souveraine. Si Marie Stuart voulait faire un retour sur elle-même, il lui suffirait de déclarer illégal son mariage avec Bothwell et d’avouer ainsi son erreur. Elle rentrerait alors dans ses droits sans trop de peine, avec toutefois une grande diminution d’autorité et de popularité ; elle pourrait retourner à Holyrood et choisir un époux plus digne. Mais ses yeux ne se sont pas encore dessillés. Elle ne comprend pas dans son orgueil de reine qu’avec les scandales Chastelard, Riccio, Darnley, Bothwell qui se sont si rapidement succédé, elle s’est rendue coupable d’inconséquences graves. Elle ne veut faire aucune concession. Elle prend la défense de l’assassin contre son pays, contre le monde entier et prétend ne pas pouvoir se séparer de Bothwell, parce qu’elle ne veut pas que l’enfant qu’elle attend de lui soit un bâtard. Cette romantique continue à vivre dans les nuages et s’entête à ne pas vouloir comprendre les choses. Mais son obstination, que l’on peut qualifier d’insensée ou de sublime, provoque toutes les violences que l’on exerce contre elle et entraîne une décision dont la portée s’étend au delà de son siècle : non seulement Marie Stuart, mais aussi son propre petit-fils, Charles Ier, paiera de son sang cette prétention à l’absolutisme.

 

Sans doute peut-elle compter tout d’abord sur une certaine aide. Un conflit aussi retentissant entre une princesse et son peuple ne peut, en aucune façon, laisser indifférents ses égaux, ses co-intéressés, les autres monarques d’Europe ; Élisabeth, la première, se range résolument aux côtés de son adversaire. La soudaineté avec laquelle elle prend hardiment fait et cause pour sa cousine a souvent été regardée comme une preuve de la dissimulation et de la versatilité d’Élisabeth, mais en réalité son attitude est tout à fait claire et logique. En soutenant avec énergie la reine d’Écosse – insistons sur cette différence, – elle ne prend pas parti pour Marie Stuart, pour la femme, elle ne prend pas la défense de sa conduite suspecte. Reine, elle prend parti pour la reine, pour l’invisible idée de l’inviolabilité du droit des princes et, partant, pour sa propre cause. Élisabeth est bien trop incertaine de la fidélité de sa propre noblesse pour pouvoir tolérer qu’un pays voisin donne impunément l’exemple de sujets prenant les armes contre leur reine et la jetant en prison : en violent désaccord avec lord Cecil qui aurait préféré porter secours aux lords protestants, elle est résolue à faire rentrer promptement les rebelles dans la voie de l’obéissance. En défendant Marie Stuart, elle défend sa propre position et, cette fois exceptionnellement, on peut la croire quand elle dit qu’elle se sent émue jusqu’au plus profond de son cœur. Elle promet aussitôt à la reine déchue son appui fraternel, non sans reprocher ses fautes à la femme avec une rigoureuse insistance. Elle sépare distinctement son opinion personnelle de sa conduite politique :

« Madame, lui écrit-elle, on a toujours considéré comme une loi propre à l’amitié le fait que le bonheur crée des amis tandis que le malheur les met à l’épreuve ; et comme nous voyons en ce moment une occasion de vous prouver notre amitié par des actes, nous avons jugé bon tant en raison de notre position que de la vôtre de vous en donner un témoignage dans cette courte lettre… Madame, je vous le dis tout net, notre chagrin ne fut pas médiocre en apprenant que vous aviez fait montre de si peu de réserve dans votre mariage et nous devons constater que vous n’avez pas un seul ami au monde qui approuve votre conduite, nous vous mentirions si nous vous disions ou écrivions autre chose. Comment, en effet, auriez-vous pu entacher davantage votre honneur qu’en épousant aussi précipitamment un homme qui, outre d’autres méfaits notoires, est accusé par l’opinion publique du meurtre de votre époux, ce qui fait qu’en plus on vous soupçonne de complicité, bien que, nous l’espérons fermement, il n’en soit rien. Et à quels dangers ne vous êtes-vous pas exposée en vous mariant avec cet homme dont l’épouse vit encore, de sorte que, selon les lois divines et humaines, vous ne pouvez être légalement sa femme et que vos enfants ne seront pas légitimes ! Vous voyez donc clairement ce que nous pensons de votre mariage et nous regrettons sincèrement de ne pouvoir nous en former une meilleure opinion, si plausibles que soient les raisons alléguées par votre ambassadeur pour nous convaincre. Nous eussions souhaité qu’après mort de votre époux votre premier soin eût été d’arrêter et de punir les assassins. Si les choses s’étaient passées ainsi – et cela eût été facile étant donné la notoriété de l’affaire – plusieurs points de votre mariage eussent peut-être paru plus compréhensibles. Aussi déclarons-nous en raison de notre amitié pour vous et des liens naturels qui nous unissaient à votre défunt époux que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour punir sévèrement ce crime, quel que soit celui de vos sujets qui l’ait commis et d’aussi près qu’il vous touche… »

Ce sont là des paroles bien claires, incisives et tranchantes comme la lame d’un poignard, des paroles qu’on ne peut pas interpréter, avec lesquelles on ne peut pas ruser. Elles montrent qu’Élisabeth, mieux renseignée par ses espions et les communications personnelles de Murray sur les événements de Kirk O’Field que ne le furent par la suite les défenseurs à tout prix de Marie Stuart, était pleinement convaincue de sa complicité. Le doigt tendu elle désigne Bothwell comme étant l’assassin ; de plus, il est très significatif que dans cette lettre toute diplomatique elle dise poliment « espérer » et non « être persuadée » que Marie Stuart n’a pas trempé dans le crime. « Espérer » est un mot beaucoup trop tiède pour un acte semblable et en prêtant davantage l’oreille on comprend d’après le ton de la phrase qu’Élisabeth n’a pas du tout l’intention de se porter garante de son innocence mais que par solidarité elle voudrait vite mettre fin au scandale. Cependant si, personnellement, Élisabeth réprouve vivement la conduite de Marie Stuart en tant que reine elle n’en défend qu’avec plus d’obstination sa dignité. « Mais, poursuit-elle dans cette lettre importante, pour vous consoler dans votre malheur dont la nouvelle nous est parvenue, nous vous donnons l’assurance que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir et ce que nous jugerons convenable pour protéger votre honneur et votre vie. »

Et Élisabeth tient parole. Elle donne l’ordre à son ambassadeur de protester avec énergie contre toutes les mesures prises par les rebelles vis-à-vis de Marie Stuart ; elle fait même savoir aux lords qu’au cas où ils useraient de violence à son égard, elle est prête à leur faire la guerre. Dans une lettre d’une âpreté cinglante elle leur dénie le droit de faire passer en jugement une reine dont la personne est sacrée :

« Où se trouve dans les saintes écritures le passage qui autorise les peuples à destituer leur prince ? Dans quelle monarchie chrétienne y a-t-il un texte de loi suivant lequel les sujets peuvent toucher à la personne de leur souverain, le mettre en prison ou le traduire en justice ? Nous réprouvons autant que les lords l’assassinat de notre cousin le roi, et le mariage de notre sœur avec Bothwell nous a causé plus de déplaisir qu’à aucun d’eux. Mais nous ne saurions permettre ni tolérer les procédés ultérieurs des lords envers la reine d’Écosse. Puisque selon la volonté de Dieu ils sont les sujets et qu’elle est la souveraine, ils n’avaient pas le droit de la forcer à répondre à leurs accusations, car il n’est pas conforme aux lois de la nature que la tête soit aux ordres des pieds. »

Mais pour la première fois Élisabeth rencontre chez les lords, quoique la plupart soient secrètement à sa solde depuis des années, une résistance ouverte. Ils savent bien ce qui les attend si Marie Stuart revenait au pouvoir ; jusqu’ici ni les promesses ni les menaces n’ont pu l’amener à répudier Bothwell et les stridentes menaces de vengeance qu’elle a proférées durant le voyage de Carberry Hill à Édimbourg retentissent encore sinistrement à leurs oreilles. Ils ne se sont pas successivement débarrassés de Riccio, de Darnley, puis de Bothwell pour redevenir les sujets soumis et impuissants de cette femme de laquelle il n’y a rien à espérer : le couronnement du fils de Marie Stuart, un enfant d’un an, ferait beaucoup mieux leur affaire, car lui ne pourrait commander et ils seraient ainsi pendant sa minorité les maîtres incontestés du pays.

Mais malgré tout les lords n’auraient pas eu l’audace de résister ouvertement à leur bâilleuse de fonds si le hasard ne leur avait pas mis inopinément entre les mains une arme terrible et inattendue contre Marie Stuart. Six jours après la « bataille » de Carberry Hill, grâce à une trahison, une nouvelle des plus agréables leur parvient. James Balfour, le complice de Bothwell dans l’assassinat de Darnley, se sent mal à l’aise maintenant que le vent a tourné, il n’entrevoit qu’un moyen de se tirer d’affaire : commettre une nouvelle scélératesse. Pour s’assurer la bienveillance des maîtres du jour il trahit son ami proscrit. Il dévoile aux lords que Bothwell a envoyé un de ses serviteurs à Édimbourg avec mission de sortir du château et de lui rapporter une cassette contenant des documents importants qu’il y a laissée. On s’empare aussitôt de ce domestique, nommé Dalgleish, on le soumet à la torture, et dans les transes de la souffrance le malheureux révèle la cachette. D’après ses indications on découvre sous un lit une magnifique cassette d’argent que François II avait offerte à son épouse et qu’elle-même, de son côté, avait donnée, comme tout ce qu’elle possédait, à son cher et bien-aimé Bothwell. Dans ce coffret muni d’une ingénieuse serrure, Bothwell avait coutume de serrer ses papiers personnels et les lettres de la reine ; sans doute s’y trouvait-il aussi la promesse de mariage écrite par Marie, ainsi que bien des documents compromettants pour les lords. Il lui avait semblé dangereux d’emporter des papiers d’une telle valeur dans sa fuite à Borthwick. Il avait préféré les laisser en lieu sûr au château, pour les y faire reprendre au moment voulu par un serviteur de confiance. Car tout ce que contenait la cassette pouvait lui être d’un grand secours en des heures difficiles, soit pour contraindre Marie Stuart, soit pour se justifier : avec de pareils écrits, il tenait dans sa main d’une part la reine, au cas où son capricieux amour la ferait se détacher de lui, et d’autre part les lords s’ils voulaient l’accuser du meurtre de Darnley. Il eût donc été de la plus haute importance pour Bothwell, qui se trouvait alors dans une demi-sécurité, de rentrer en leur possession. La prise était d’autant meilleure pour les lords que favorisait une chance inespérée : ils allaient à présent pouvoir supprimer comme bon leur semblait toutes les pièces qui les convainquaient de complicité dans l’assassinat de Darnley et en même temps se servir sans ménagements de celles qui accablaient la reine.

Le chef de la bande, le comte Morton, garde durant une nuit la cassette fermée à clef. Le lendemain les autres lords sont convoqués ; il y a parmi eux – la chose est importante – des catholiques et des amis de Marie Stuart. On force la serrure du coffret en leur présence. Il contient les fameuses « lettres de la cassette » ainsi que les sonnets écrits de la main de la reine. Sans nous remettre à discuter si les textes imprimés concordent bien avec les originaux il apparaît aussitôt que le contenu de ces lettres doit avoir été extrêmement accablant pour Marie Stuart. En effet, à partir de cet instant, l’attitude des lords change : elle devient plus ferme, plus hardie, plus arrogante. Sous le coup de la joie, ils proclament la nouvelle à tous les échos ; le jour même, avant qu’on ait eu le temps de recopier ces documents – et encore moins de les falsifier – ils envoient un messager à Murray qui se trouve en France pour lui communiquer verbalement le contenu approximatif de la lettre la plus écrasante. Ils informent l’ambassadeur français, font interroger par un tribunal criminel tous les serviteurs de Bothwell sur lesquels ils peuvent mettre la main et dressent procès-verbal de leurs dires. Soudain la situation de la reine est devenue des plus tragiques.

Car la découverte de ces lettres à un moment aussi critique renforce singulièrement la position des rebelles. Elle fournit enfin à leur insubordination l’argument moral tant désiré. Jusqu’alors ils s’étaient contentés de désigner Bothwell comme étant l’auteur du régicide mais s’étaient bien gardés de poursuivre sérieusement le fugitif de crainte qu’il ne prouvât leur complicité. Par contre, ils n’avaient pu jusqu’ici que reprocher à la reine d’avoir épousé cet assassin. Mais maintenant, grâce aux lettres, ils « découvrent » tout à coup, ces innocents, ces naïfs, qu’elle était complice et les aveux qu’elle a eu l’imprudence d’écrire mettent à la disposition de ces sinistres maîtres chanteurs le moyen de la faire s’incliner. Ils tiennent l’arme qui va leur permettre de forcer la reine à céder « de son plein gré » la couronne à son fils, ou bien, si elle refusait, de la faire accuser publiquement d’adultère et de complicité d’assassinat.

De la faire accuser et non pas de l’accuser eux-mêmes. Car ces lords savent bien qu’Élisabeth ne leur accorderait jamais le droit de juger la reine. C’est pourquoi ils demeurent sagement à l’arrière-plan et préfèrent laisser à des tiers le soin de faire le procès public de Marie Stuart. L’intransigeant John Knox s’en charge, avec une joie âpre et haineuse. Après le meurtre de Riccio, le fanatique agitateur avait prudemment quitté le pays. Mais à présent que ses sombres prédictions au sujet de la « sanglante Jezabel » et des malheurs qu’elle causerait par sa légèreté se sont réalisées de façon déconcertante et même au delà de toute prévision, il est rentré à Édimbourg revêtu du manteau des prophètes. Et du haut de sa chaire, il réclame le jugement de la « pécheresse papiste ». Il n’est d’ailleurs pas seul. Chaque dimanche les prédicateurs réformés proclament devant la foule enthousiaste que l’adultère et le crime ne sont pas plus pardonnables chez une reine que chez la plus humble femme du royaume. Déjà ils réclament ouvertement l’exécution de Marie Stuart et leurs provocations incessantes ne manquent pas de produire leur effet. Bientôt de l’église la haine gagne la rue. Excités à l’idée de voir mener à l’échafaud une femme qu’ils n’ont regardée pendant si longtemps qu’en tremblant, les gens du peuple, qui jusqu’ici n’ont jamais eu voix au chapitre, demandent à leur tour qu’un jugement public soit instruit ; les femmes attaquent la reine avec un acharnement tout spécial. C’est que toutes savent que le pilori et le bûcher eussent été leur lot si elles s’étaient abandonnées aussi effrontément au plaisir de l’adultère. Est-ce que parce qu’elle est reine cette femme pourrait avoir des amants, commettre des crimes et échapper au fagot ? Un cri de plus en plus furieux monte d’un bout à l’autre du pays : « Au bûcher, la putain ! » Sincèrement effrayé l’ambassadeur anglais écrit à Londres : « Il est à craindre que cette tragédie ne finisse avec la reine comme elle a commencé avec l’Italien David et l’époux de Sa Majesté. »

Les lords n’en désiraient pas plus. Ils ont maintenant dressé leurs batteries de façon à briser toutes les résistances que Marie Stuart pourrait encore opposer à une abdication « volontaire ». Déjà les actes sont prêts en vue de satisfaire à la demande de John Knox de poursuites contre la reine pour « infraction aux lois » et – on choisit un terme mesuré – « inconduite avec Bothwell et autres ». Si Marie Stuart se refusait plus longtemps à abdiquer on lirait en audience publique les lettres trouvées dans la cassette la convainquant d’avoir été la confidente d’un crime, et sa honte serait mise à nu. De cette façon la rébellion apparaîtrait suffisamment justifiée aux yeux du monde et ni Élisabeth ni les autres monarques ne pourraient intervenir en faveur d’une femme que sa propre main accusait d’être une courtisane et la complice d’un meurtre.

Melville et Lindsay partent le 25 juillet pour Lochleven. Ils emportent trois actes dressés sur parchemin que Marie Stuart devra signer si elle veut éviter un procès public. Dans le premier, elle déclare qu’elle est lasse du pouvoir et qu’elle est « heureuse » de déposer le lourd fardeau de la couronne qu’elle n’a ni le désir ni la force de porter plus longtemps. Le second acte renferme son approbation au couronnement de son fils, dans le troisième elle consent à remettre la régence entre les mains de Murray.

C’est à Melville, le plus humain des lords, qu’il appartient de la convaincre. Deux fois déjà il est venu pour régler le conflit par la douceur et la persuader de répudier Bothwell, deux fois elle a refusé, parce que l’enfant qu’elle porte dans son sein serait un bâtard. Mais après la découverte des lettres sa position est devenue plus difficile. Tout d’abord la reine résiste avec une extrême violence. Elle éclate en sanglots, jure qu’elle préfère renoncer à la vie plutôt qu’à la couronne, et la destinée a justifié ce serment. Mais Melville lui dépeint sans réserve et sous les plus sombres couleurs ce qui l’attend : la lecture publique des lettres, l’audition des serviteurs arrêtés de Bothwell, le tribunal, l’interrogatoire, la condamnation. Marie Stuart se rend compte avec terreur de son imprudence et de l’ignominie de sa situation. Après de longues hésitations, elle cède enfin et signe les trois documents.

L’accord est conclu. Mais, comme toujours dans les bonds écossais, aucune des parties ne songe sérieusement à observer le contrat. Les lords n’en liront pas moins ses lettres devant le Parlement pas plus qu’ils ne reculeront devant la proclamation à tous les échos de sa complicité afin de rendre son retour impossible. De son côté Marie Stuart ne se considère pas du tout détrônée parce qu’elle a apposé un trait de plume au bas d’une chiffon de papier. Honneur, serment, signature, tout cela n’est rien à ses yeux en regard de la vérité profonde de ses droits au trône qu’elle sent aussi inhérents à son existence que le sang ardent qui bouillonne dans ses veines.

 

Quelques jours plus tard le petit roi est couronné ; le peuple doit se contenter d’un spectacle moins impressionnant que ne l’eût été un autodafé. La cérémonie a lieu à Stirling. Lord Atholl porte la couronne, Morton le sceptre, Glencairn l’épée et le comte de Mar tient dans ses bras l’enfant qu’à partir ce cette heure on nomme Jacques VI d’Écosse. Et c’est John Knox qui donne la bénédiction, pour bien prouver à l’univers que cet enfant, que ce roi que l’on vient de couronner, a échappé pour toujours aux pièges de l’hérésie romaine. Le peuple manifeste son enthousiasme devant les portes du château, les cloches carillonnent joyeusement, on allume des « bon-fires » dans tout le pays. Pour l’instant – ce n’est jamais que pour un instant – la joie et la paix règnent en Écosse.

 

À présent que les autres ont accompli le plus rude et le plus difficile de la tâche, Murray, l’homme aux manœuvres subtiles, peut rentrer en triomphateur. Une fois de plus sa politique perfide qui consiste à demeurer à l’arrière-plan dans les moments critiques a fait ses preuves. Il était absent lors du meurtre de Riccio, il n’a pas pris part à la rébellion contre sa sœur ; il n’a pas de sang sur les mains : rien n’entache son loyalisme. Le temps a tout fait pour celui qui a eu l’esprit d’être absent. Parce qu’en calculateur habile il a su attendre, tout ce qu’il a traîtreusement convoité lui tombe dans la main sans effort et par les voies les plus honnêtes. D’un commun accord les lords lui offrent la régence.

Mais Murray, né pour le pouvoir parce qu’il sait se gouverner lui-même, ne s’en empare pas avec avidité. Il est trop avisé pour se laisser offrir cette dignité comme une grâce par des hommes qu’il désire plus tard commander. Il cherche aussi à éviter de donner l’impression de vouloir revendiquer, lui, un frère affectueux et soumis, un droit qui a été arraché à sa sœur par la violence. Il faut que ce soit elle – coup de maître en psychologie – qui le presse d’accepter cette régence : il veut être prié et nommé par les deux parties, par les lords rebelles et par la reine détrônée.

La scène de sa visite à Lochleven est digne d’un grand dramaturge. À peine Marie Stuart l’a-t-elle aperçu qu’elle s’élance en sanglotant dans les bras de son frère. Elle espère enfin trouver ce qui lui manque, consolations, appui et amitié, et surtout ce dont elle est privée depuis si longtemps : un conseil désintéressé. Mais Murray assiste à son émotion avec une feinte froideur. Il la conduit dans sa chambre, lui reproche ses fautes avec dureté, ne lui laisse aucun espoir d’indulgence dans ses paroles. Complètement bouleversée par son attitude glaciale, la reine fond en larmes et tente de s’expliquer, de se disculper. Mais l’accusateur, la mine sombre, se tait ; il veut, par son silence, faire appréhender à la malheureuse quelque chose de terrible.

Murray laisse sa sœur toute la nuit en proie à une angoisse infernale ; le redoutable poison de l’incertitude qu’il lui a versé dans les veines la brûle jusqu’au plus profond d’elle-même. Ignorante de ce qui se fait au dehors – personne ne peut lui rendre visite – la pauvre femme ne sait pas si c’est la honte ou la mort qui l’attend. Elle passe une nuit blanche et le lendemain sa force de résistance est à bout. À présent, Murray s’adoucit un peu. Il lui donne prudemment à entendre que dans le cas où elle ne chercherait pas à fuir ni à s’entendre avec des puissances étrangères, et, surtout, si elle renonçait enfin à Bothwell, on pourrait peut-être peut-être ! – encore tenter de sauver son honneur aux yeux du monde. Déjà cette faible lueur d’espérance ranime la désespérée. Elle se jette de nouveau dans les bras de son frère, le prie, l’adjure de vouloir bien prendre la régence. Alors seulement son fils sera en sécurité, le royaume bien gouverné et elle-même hors de danger. Elle continue ses supplications et Murray se fait prier longtemps en présence de témoins, jusqu’à ce que, finalement, il accepte avec magnanimité ce qu’il était venu chercher. Il peut partir content, il laisse derrière lui Marie Stuart consolée, car, à présent qu’elle sait le pouvoir entre les mains de son frère, elle peut espérer que ses lettres demeureront secrètes et qu’ainsi son honneur sera préservé.

Mais il n’est pas de pitié pour les faibles. Dès que Murray détient le pouvoir, son premier acte est de rendre à jamais impossible tout retour de la reine. Il n’est plus question de la faire sortir de prison, au contraire, on fait tout pour l’y maintenir définitivement. Bien qu’il ait promis à sa sœur – et à Élisabeth – de protéger son honneur, il souffre néanmoins que le 15 décembre 1567, en plein Parlement, les lettres et les sonnets compromettants adressés par Marie Stuart à Bothwell soient sortis de la cassette d’argent, lus, comparés et reconnus à l’unanimité comme étant de sa main. Quatre évêques, quatorze abbés, douze comtes, quinze lords et plus de cinquante membres de la petite noblesse, parmi lesquels plusieurs amis intimes de la reine, en confirment l’authenticité par un serment sur l’honneur. Aucune voix, même parmi ses amis – fait important – n’élève le moindre doute à ce sujet et la scène se change en une séance de tribunal ; invisible, la reine passe en jugement devant ses sujets. Tout ce qui a été commis d’inconstitutionnel durant ces derniers mois, la rébellion, l’arrestation se trouve justifié après la lecture des lettres ; on déclare que la reine a mérité son sort puisqu’elle a pris part, sciemment et activement, au meurtre de son époux, « cela étant prouvé par les lettres écrites de sa propre main, avant et après l’exécution du forfait, à James Bothwell, l’auteur principal, de même que par l’indigne mariage qui suivit l’assassinat ». En outre, afin que le monde entier soit renseigné sur la culpabilité de Marie Stuart et qu’il soit connu de tous que les loyaux et francs lords ne s’étaient mués en rebelles que sous l’effet d’une vertueuse indignation, des copies de ces lettres sont envoyées à toutes les cours étrangères ; de cette façon Marie Stuart est frappée publiquement de la flétrissure des criminels. Marquée au front de ce fer rouge, elle n’osera jamais plus, du moins Murray et les lords l’espèrent, revendiquer la couronne pour sa tête coupable.

Mais Marie Stuart est trop imbue de l’idée de ses droits divins pour que la honte puisse l’atteindre. Aucune flétrissure, pense-t-elle, ne peut souiller un front qui a porté la couronne. Il n’est point d’ordre ni d’arrêt qui puisse lui faire courber la tête ; plus on usera de violence pour lui faire accepter une destinée obscure et sans prérogatives, plus elle réagira avec vigueur. On ne tient pas longtemps prisonnière une femme d’une telle volonté.

Share on Twitter Share on Facebook