Les années dans l’ombre

1569 – 1584

Rien n’est moins aisé à décrire que le vide, rien n’est plus difficile à rendre que la monotonie. La captivité de Marie Stuart est un vide, une nuit noire sans étoiles. L’arrêt de Westminster a brisé définitivement le rythme ardent de sa vie. Les années se suivent et passent comme les vagues de la mer, tantôt agitées, tantôt calmes et paisibles, mais jamais plus les profondeurs de son âme ne sont remuées ; il n’est plus de grand bonheur pour la prisonnière ni de grande souffrance. Sa vie autrefois si passionnée se poursuit dans un calme de crépuscule, sans aucun événement qui en rompt la monotonie. À pas lents arrivent et s’en vont la vingt-huitième, la vingt-neuvième, la trentième année ; puis commence une nouvelle décade, aussi vide et tiède ; dix ans s’écoulent, dix ans d’agonie morale d’une durée écrasante. À ce tournant de son existence, Marie Stuart a perdu toute jeunesse : ce n’est plus qu’une femme épuisée et malade. Et voici, s’avançant à pas feutrés, la quarante et unième, la quarante-deuxième et la quarante-troisième année ; enfin la mort, à défaut des hommes, a pitié de cette âme fatiguée et la délivre. Certes il se produit quand même quelques changements au cours de ces ans, mais ils ont trait à des choses secondaires et sans intérêt. Tantôt Marie Stuart est en bonne santé, tantôt elle est malade ; un jour elle a toutes les affirmations et les preuves de ses ennemis, quelques espoirs, le lendemain lui arrivent cent désillusions ; tantôt on la traite plus durement, tantôt plus poliment, tantôt elle écrit à Élisabeth des lettres pleines de fureur, tantôt des lettres affectueuses ; mais au fond tout autour d’elle reste d’une uniformité exaspérante. C’est toujours ce même chapelet usé d’heures vides et incolores qui lui glisse entre les doigts. La prison change. C’est tantôt dans le château de Bolton, tantôt dans ceux de Chatsworth, Sheffield, Tutbury, Wingfield et Fotheringhay qu’on tient la reine prisonnière, mais, sauf les noms, les pierres et les murs, toutes ces demeures sont les mêmes car toutes la privent de liberté. Avec une opiniâtreté malicieuse défilent autour d’elle en des cortèges sans fin le soleil, la lune et les étoiles ; c’est sans cesse un nouveau jour qui commence, une nouvelle année ; des empires disparaissent et sont remplacés par d’autres ; des rois naissent et meurent, des femmes mûrissent, mettent des enfants au monde et se fanent ; par delà les rivages et les montagnes, le monde se transforme incessamment. Seule la vie de Marie Stuart s’écoule toujours dans l’ombre d’une prison ; détachée de sa racine, arrachée à son milieu elle est vouée à la stérilité. Lentement, rongée par le poison d’un désir impuissant, sa jeunesse se flétrit et passe, sa vie s’éteint peu à peu.

 

Ce qu’il y a de plus cruel dans cette captivité sans fin – chose paradoxale – c’est qu’elle n’a jamais été cruelle. Car à la violence un esprit fier peut résister, l’indignation peut répondre à l’humiliation. Une âme se trempe dans la résistance ; ce n’est que devant le vide qu’elle est sans force et succombe : la cellule aux murs capitonnés contre lesquels on ne peut frapper du poing est plus difficile à supporter que le plus dur cachot. Il n’est pas de fouet ni d’injure qui fasse autant souffrir une âme élevée que la violation de la liberté derrière des courbettes et des marques de respect ; il n’est pas de raillerie qui soit plus blessante que celle qui revêt les formes de la politesse. C’est justement cette politesse extérieure ne s’adressant pas à l’être qui souffre, mais à son rang, qu’on observe opiniâtrement à l’égard de Marie Stuart qui lui est pénible. C’est cette surveillance respectueuse, cet espionnage masqué des gardiens qui, le chapeau à la main et les regards servilement baissés, s’attachent à ses talons. Durant sa longue captivité, pas une seule minute on n’oublie que Marie Stuart est reine, on lui accorde toutes sortes de petites commodités sans valeur, toutes sortes de libertés, sauf une, la plus sacrée, la plus importante : la liberté tout court. Élisabeth, qui veut passer pour une reine bienveillante, a la sagesse de ne pas traiter son adversaire à la façon de quelqu’un qui se venge. Elle a soin de sa chère sœur ! Si Marie Stuart tombe malade, de Londres arrivent immédiatement des demandes de renseignements anxieuses ; Élisabeth offre son médecin, elle exprime le désir que les repas soient préparés par les propres domestiques de Marie Stuart. Il ne faut pas qu’on puisse lancer cette insinuation ignoble qu’elle cherche à écarter par le poison sa gênante rivale, il ne faut pas non plus qu’on l’accuse de tenir une reine prisonnière ; elle a seulement prié sa sœur d’Écosse, avec une insistance irrésistible, de venir habiter d’une façon permanente de jolies demeures anglaises ! Certes, il serait plus commode et plus sûr pour Élisabeth d’enfermer cette indomptable dans la Tour, au lieu de la laisser tenir sa cour d’une façon si coûteuse dans des châteaux. Mais comme elle a plus d’expérience que ses ministres, qui insistent pour qu’on adopte cette brutale mesure de sécurité, elle évite tout ce qui pourrait être interprété comme inspiré par un sentiment de haine et maintient énergiquement son point de vue. Marie Stuart doit être traitée comme une reine, surveillée respectueusement, porter des chaînes dorées. Le cœur gros, cette fanatique de l’économie fait même violence à son avarice ; tout en se plaignant et la maudissant elle accepte que sa sœur lui coûte cinquante-deux livres par semaine pendant les vingt années qu’elle lui impose son hospitalité. Marie Stuart reçoit en outre de la France une magnifique pension de mille deux cents livres par an ; elle n’a donc pas besoin de se priver. Elle peut mener dans ces châteaux où elle est enfermée le train de vie qui convient à une princesse. On ne s’oppose pas à ce qu’elle installe dans sa salle de réception un dais royal ; ainsi chaque visiteur peut-il se rendre compte qu’il est chez une reine, bien que prisonnière. Marie Stuart ne mange que dans de la vaisselle d’argent ; de coûteuses chandelles de cire posées dans des candélabres d’argent éclairent ses appartements ; des tapis d’Orient, luxe extraordinaire à l’époque, couvrent le parquet ; le mobilier est si important qu’il faut chaque fois des dizaines de voitures à quatre chevaux pour le transporter d’un château à l’autre. Marie Stuart a autour d’elle une troupe de dames d’honneur, de suivantes et de femmes de chambre. Dans les meilleures périodes, elle n’a pas moins de cinquante personnes à son service, toute une cour en miniature, – majordome, prêtre, médecin, secrétaires, trésoriers, officier de la garde-robe, modistes, tapissiers, cuisiniers, – que la parcimonieuse Élisabeth s’efforce désespérément de réduire et que Marie Stuart défend avec une énergie farouche.

Déjà le choix de l’homme à la garde constante duquel elle est confiée montre qu’on n’a pas prévu pour elle de cachot d’une cruauté romantique. George Talbot, earl of Shrewsbury, est un véritable gentleman ; jusqu’au mois de juin 1569, date à laquelle Élisabeth l’appelle à ce poste, on pouvait dire de lui qu’il était un homme heureux. Propriétaire de grands domaines dans les provinces du Nord et du Centre, ayant neuf châteaux à lui, tel un petit souverain, il vit paisiblement sur ses terres, dans l’ombre de l’histoire, en dehors de toute fonction officielle. Aucune ambition politique n’a jamais troublé cet homme riche, dont la vie s’est déroulée d’une façon calme et agréable. Déjà sa barbe grisonne légèrement, déjà il pense au repos lorsque Élisabeth le charge soudain de cette tâche peu amusante qui consiste à surveiller une reine ambitieuse et de plus aigrie par l’injustice. Son prédécesseur Knollys a eu un soupir de soulagement lorsque Shrewsbury a été nommé pour le remplacer à cette fonction dangereuse : « Aussi vrai que Dieu est au ciel, je préférerais subir n’importe quelle punition que de continuer ce métier. » Car c’est vraiment une tâche ingrate que cette garde dont les droits et les limites sont au plus haut point imprécis et dont le caractère ambigu exige un tact inouï. D’une part Marie Stuart est reine et de l’autre elle ne l’est pas ; en principe elle est hôte et en fait prisonnière. En tant que gentleman Shrewsbury doit avoir pour elle tous les égards d’un maître de maison pour son hôte ; en tant qu’homme de confiance d’Élisabeth il doit restreindre prudemment sa liberté. Il est au-dessus d’elle et cependant il ne doit lui parler qu’en mettant un genou à terre ; il faut qu’il soit sévère, mais sous le masque de l’obséquiosité. Cette situation déjà bien confuse est rendue plus compliquée encore du fait de sa femme, qui, après avoir enterré trois maris, est en train de pousser le quatrième au désespoir par ses incessantes intrigues tantôt pour, tantôt contre Élisabeth, tantôt pour, tantôt contre Marie Stuart. Le brave homme n’a vraiment pas une vie facile entre ces trois femmes agitées, sujet de l’une, lié à l’autre par le mariage et enchaîné à la troisième par des liens invisibles. En fait, durant les quinze années qu’il surveille Marie Stuart le pauvre Shrewsbury n’est pas son gardien, mais son co-détenu, et une fois de plus se vérifie pour lui la malédiction secrète qui veut que cette femme porte malheur à tous ceux qui se trouvent sur sa route tragique.

 

Comment Marie Stuart passe-t-elle ces années vides, sans but ? En apparence d’une façon calme et commode. Vue du dehors, sa manière de vivre ne se distingue en rien de celle d’autres femmes de la noblesse dont toute la vie s’écoule dans leur manoir. Quand elle est en bonne santé elle se livre à son occupation favorite, la chasse, accompagnée, certes, de son inévitable et « honorable garde » ; ou bien elle s’efforce, au moyen du jeu de paume et d’autres sports, de maintenir en forme son corps qui commence à se fatiguer. Elle ne manque pas de société ; souvent des châteaux voisins des visiteurs viennent faire leur cour à l’intéressante prisonnière, car – il ne faut jamais perdre de vue ce fait – cette femme, malgré son impuissance actuelle, est cependant bel et bien la plus proche héritière du trône d’Angleterre, et, s’il arrive quelque accident à Élisabeth, demain elle peut la remplacer. C’est pourquoi les sages et les prévoyants, et son propre gardien Shrewsbury, le premier, font tout leur possible pour rester en bons termes avec elle. Même les favoris, les amis les plus intimes d’Élisabeth, Hatton et Leicester, désireux d’entrer dans les bonnes grâces de Marie Stuart, envoient à l’insu de leur bienfaitrice des lettres de salutations à son ennemie et rivale acharnée ; qui sait si demain il ne faudra pas plier le genou devant elle et lui mendier des sinécures ? C’est ainsi que Marie Stuart est informée, dans les moindres détails, de tout ce qui se passe à la cour et dans le monde. Lady Shrewsbury lui rapporte même sur Élisabeth certaines choses de caractère intime qu’elle ferait mieux de garder pour elle, et par de nombreuses voies détournées lui parviennent constamment des nouvelles et des encouragements. Ce n’est donc pas dans un isolement complet, dans un étroit et sombre cachot qu’il faut se représenter l’exil de Marie Stuart : il y a beaucoup de divertissements à cette petite cour, et pendant les soirées d’hiver on fait de la musique. Certes, il n’y a plus de jeunes poètes pour composer de tendres madrigaux, comme au temps de Chastelard, et l’époque des galants bals masqués d’Holyrood est définitivement passée. Il n’y a plus de place dans ce cœur impatient pour l’amour et la passion. Le temps des aventures a fui doucement avec la jeunesse. Des amis enthousiastes d’autrefois seul est resté le petit page William Douglas, le sauveteur de Lochleven, et, de tous les hommes de sa cour – hélas ! il n’y a plus de Riccio ni de Bothwell – celui qu’elle occupe le plus c’est le médecin. Car Marie Stuart est souvent malade. Elle souffre de rhumatismes et d’une étrange douleur au côté. Souvent ses jambes sont tellement enflées qu’elle peut à peine les remuer. Il lui faut chercher un soulagement dans les sources d’eaux chaudes, et par suite de l’absence de mouvements son corps autrefois si souple, si svelte, s’amollit et s’épaissit peu à peu. Ce n’est qu’à de très rares intervalles qu’elle tend sa volonté pour reprendre ses anciens exercices vigoureux. Finies pour toujours les galopades de douze heures à travers la campagne écossaise, finis les joyeux déplacements de château en château. Plus sa captivité se prolonge et plus la prisonnière cherche son plaisir dans des occupations domestiques. Pendant des heures, habillée de noir comme une nonne, elle reste assise auprès de son métier à broder et fabrique de sa fine main blanche toujours belle ces magnifiques tissus brodés d’or dont on peut encore admirer aujourd’hui des échantillons ; ou bien elle se plonge dans ses chers livres. On ne lui connaît aucune aventure durant ces quinze ans ; depuis qu’elle ne peut plus déverser sa tendresse sur un Bothwell, sur un homme aimé, son affection, une affection plus calme, moins exubérante, va à ces êtres qui ne déçoivent jamais, les animaux. Marie Stuart se fait envoyer de France les plus doux et les plus intelligents de tous les chiens, des épagneuls. Elle a des oiseaux chanteurs et un pigeonnier. Elle soigne elle-même les fleurs de son jardin et s’occupe des femmes de ses serviteurs. Les passions audacieuses d’autrefois ont fait place à d’autres, plus humaines, plus féminines. Celui qui ne l’observe que superficiellement, qui ne vient chez elle qu’en invité et ne cherche pas à regarder dans les profondeurs de son âme, pourrait penser que cette ambition sans bornes qui jadis a ébranlé le monde est complètement éteinte en elle. De plus en plus souvent cette femme vieillissante se rend à la messe enveloppée dans un long voile de veuve et bien des fois on la voit agenouillée sur un prie-dieu dans sa chapelle ; parfois, très rarement, elle écrit encore des vers dans son livre de prières ou sur une feuille de papier blanc. Ce ne sont plus des sonnets ardents, mais des vers de pieuse soumission ou de résignation mélancolique, comme les suivants :

Que suis-je, hélas, et quoy sert ma vie ?

Je ne suis fors qu’un corps privé de cueur,

Un ombre vayn, un objet de malheur,

Qui n’a plus rien que de mourir envie.

De plus en plus il semblerait que cette femme tant éprouvée a vaincu en elle tout désir de puissance terrestre et que, docile et sereine, elle n’attend plus que la mort, qui doit lui apporter la paix définitive.

 

Mais qu’on ne s’y trompe pas ; tout cela n’est que masque et apparence. En réalité son orgueil ne l’a point quittée ; elle n’a qu’une pensée et ne vit que pour elle : reconquérir sa liberté et sa couronne. Pas une seconde Marie Stuart ne pense sérieusement à s’accommoder lâchement de son sort. Tous ces travaux de broderie, ces lectures, ces bavardages et ces rêves paisibles ne font que cacher sa véritable activité quotidienne : la conspiration. Sans cesse, du premier au dernier jour de sa captivité, elle complote. Partout où elle se trouve ses appartements se transforment en une chancellerie secrète, jour et nuit on y travaille avec fièvre. Toutes portes fermées, Marie Stuart rédige avec ses deux secrétaires des lettres diplomatiques destinées aux ambassadeurs de France, d’Espagne et du pape, à ses partisans d’Écosse et des Pays-Bas, en même temps que, par prudence, elle en envoie d’autres, conciliantes ou rassurantes, humbles ou vives, à Élisabeth, qui n’y répond d’ailleurs plus depuis longtemps. Continuellement des messagers se rendent sous cent déguisements divers à Paris et à Madrid. On convient de signes secrets, on élabore des systèmes d’écriture chiffrée que l’on change tous les mois. Une correspondance suivie est établie avec tous les ennemis d’outremer d’Élisabeth. Toute la maison – Cecil le sait et c’est pourquoi il s’efforce constamment de réduire le nombre des fidèles de Marie Stuart – manœuvre comme un état-major en vue de sa libération. Sans cesse, les cinquante personnes de sa suite reçoivent ou font des visites dans les villages environnants pour y chercher ou y transmettre des nouvelles. Sous couleur d’aumônes la population reçoit des subsides réguliers et grâce à cette organisation raffinée le service d’estafettes diplomatiques peut atteindre Madrid et Rome. Les lettres sont cachées dans du linge, des livres, des cannes creuses ou dans le couvercle de coffrets à bijoux, parfois même dans des miroirs. Constamment on invente de nouvelles ruses pour déjouer la surveillance de Shrewsbury. Tantôt on glisse dans des semelles de souliers des messages écrits à l’encre sympathique, tantôt on fabrique des perruques spéciales où l’on introduit de petits rouleaux de papier. Dans les livres que Marie Stuart se fait envoyer de Paris ou de Londres, on a souligné, d’après un code fixé d’avance, certaines lettres, qui, ajoutées les une aux autres, forment des phrases entières ; les documents les plus importants, son confesseur les coud dans son étole. Marie Stuart, qui déjà, dans sa jeunesse, a appris à écrire et à lire des lettres chiffrées, dirige tout le service diplomatique, et ce jeu excitant, en dépit des ordres d’Élisabeth, tend magnifiquement ses forces intellectuelles et remplace pour elle le sport ou tout autre amusement. Avec ardeur et témérité elle se jette à corps perdu dans la conspiration, et aux heures où, de Paris, de Rome, de Madrid, des messages et des promesses lui parviennent, par des voies toujours nouvelles, dans ses appartements verrouillés, elle peut se croire une véritable force, un point sur lequel est fixée l’attention de l’Europe entière. La pensée qu’Élisabeth sait quel danger elle représente et n’arrive pas cependant à la courber, que, en dépit de tous ses gardiens, elle dirige des campagnes de ses appartements et joue un rôle dans le destin du monde, cette pensée a peut-être été la seule joie qui ait aidé Marie Stuart à résister si magnifiquement au cours de ses longues années de détention.

 

Cette énergie inébranlable, cette volonté que rien n’arrête, est quelque chose d’admirable mais aussi de tragique par son inutilité. Quoi qu’invente et qu’entreprenne Marie Stuart, c’est toujours en vain. Toutes les conspirations, les complots qu’elle fomente sans cesse sont voués d’avance à l’échec. La partie est par trop inégale. En face d’une organisation solide l’homme isolé est toujours le plus faible. Marie Stuart n’a personne avec elle en vérité ; autour d’Élisabeth, au contraire, il y a tout un État, avec des ministres, des conseillers, des chefs de la police, des soldats et des espions, et d’un ministère on peut mieux combattre que d’une prison. Cecil dispose de sommes et de moyens d’action illimités ; il peut prendre librement toutes les mesures qu’il juge à propos et mobiliser des milliers d’espions pour surveiller une femme seule et manquant d’expérience. L’Angleterre compte à cette époque environ trois millions d’habitants ; la police connaît, pour ainsi dire, la vie de chacun d’eux dans ses plus petits détails. Tout étranger qui débarque dans le pays est enquêté et surveillé ; des indicateurs sont envoyés dans les auberges, dans les prisons, sur les navires, des mouchards sont attachés aux talons de toutes les personnes suspectes, et quand ces moyens de basse police s’avèrent insuffisants, on en emploie aussitôt un plus catégorique : la torture. L’un après l’autre les amis dévoués de Marie Stuart sont, au cours des années, traînés dans les cachots les plus sombres de la Tour, où, en leur déchirant les membres, on leur arrache des aveux et le nom de leurs complices ; les tenailles du bourreau écrasent tous les complots. Même quand Marie Stuart réussit à faire passer à l’étranger, par l’intermédiaire des ambassades, ses lettres et ses propositions, que de semaines ne faut-il pas pour qu’elles parviennent à Rome ou à Madrid, que de semaines s’écoulent avant que les chancelleries se décident à lui répondre, que de semaines encore avant qu’une réponse lui arrive ! Et qu’elle est molle l’aide qu’on lui apporte, qu’elle est tiède cette assistance pour le cœur ardent de Marie Stuart qui attend impatiemment de jour en jour que des armées et des flottes viennent la délivrer ! L’être isolé, le prisonnier qu’occupe jour et nuit son propre sort, est volontiers enclin à croire que le monde au dehors ne pense qu’à lui. En vain Marie Stuart présente-t-elle sa libération comme l’acte le plus nécessaire de la contre-Réforme, comme le plus important et le premier à accomplir pour le salut de l’Église catholique, les autres calculent et lésinent et n’arrivent pas à se mettre d’accord. L’Armada attendue n’est pas prête, le principal allié de Marie Stuart, Philippe II d’Espagne, prie beaucoup, mais agit peu. Il ne songe pas à déclarer une guerre, dont l’issue lui apparaît incertaine, pour venir au secours de la prisonnière ; de temps à autre lui ou le pape envoie un peu d’argent pour acheter quelques aventuriers, en vue d’organiser des soulèvements ou des attentats. Mais quels lamentables complots, mal tramés et vite trahis aux espions vigilants de Walsingham ! Seules quelques exécutions dans la Tour de Londres rappellent de temps à autre au peuple que, quelque part, dans un château, vit une femme prisonnière qui élève opiniâtrement la prétention d’être la reine légitime de l’Angleterre, et pour la défense de laquelle il se trouve toujours des fous et des héros prêts à risquer leur vie.

 

Il ne pouvait échapper à aucun homme intelligent que ces incessants complots et conspirations devaient finir par causer la perte de Marie Stuart, qu’en défiant ainsi, seule, de sa prison, la plus puissante reine de la terre, l’éternelle audacieuse engageait une lutte perdue d’avance. Déjà en 1572, après l’échec de la conjuration le Ridolfi, son beau-frère Charles IX avait déclaré sur un ton fâché : « La pauvre folle ne s’arrêtera pas avant qu’elle y ait laissé sa tête. Ils finiront vraiment par l’exécuter. Mais je vois que c’est sa propre faute et folie. Je ne vois aucun remède à cela. » Paroles très dures dans la bouche d’un homme dont tout l’héroïsme se bornait à avoir tiré, des fenêtres de son palais, pendant la nuit de la Saint-Barthélémy, sur des fugitifs sans défense. Certes, du point de vue pratique, Marie Stuart a agi follement en ne choisissant pas la voie plus commode, mais plus lâche, de la capitulation et en s’engageant au contraire résolument dans un chemin sans issue. On peut dire que durant toute sa captivité elle tint en main la clé de son cachot. Il lui suffisait de renoncer solennellement à ses prétentions aussi bien à la couronne écossaise qu’à la couronne anglaise pour que l’Angleterre, soulagée, la remît en liberté. Plusieurs fois, Élisabeth – nullement par grandeur d’âme, mais par peur, parce que la présence accusatrice de cette dangereuse prisonnière pèse lourdement sur sa conscience – lui fait des offres alléchantes, sans cesse elle négocie et propose des arrangements à l’amiable. Marie Stuart préfère rester une reine prisonnière qu’être une reine sans couronne, et Knollys l’a très bien jugée lorsque, dès les premiers jours de sa captivité, il disait qu’elle avait assez de courage pour tenir aussi longtemps qu’on lui laisserait une once d’espoir. Sa haute et claire intelligence a compris qu’en tant que reine détrônée une pauvre et lamentable liberté l’attendait dans un misérable coin quelconque et que c’était justement l’humiliation dont elle était l’objet qui lui créait vis-à-vis de l’histoire une grandeur nouvelle. Elle se sentait mille fois moins prisonnière de son cachot que du serment qu’elle s’était fait de ne jamais abdiquer et que ses dernières paroles seraient celles d’une reine d’Écosse.

La limite qui sépare la folie de la témérité est très étroite, car toujours héroïque a été synonyme d’insensé. Sancho Pança est plus sage que don Quichotte dans les choses positives, et Thersite, dans le sens de la froide raison, est plus réfléchi qu’Achille, mais le mot d’Hamlet, qu’il faut se battre même pour un fétu de paille quand l’honneur est en jeu, a été de tout temps la pierre de touche des natures héroïques. Certes, la lutte menée par Marie Stuart était vouée à un échec à peu près certain étant donnée l’immense supériorité de son adversaire, et cependant il serait injuste de la qualifier d’absurde parce qu’elle a été inutile. Durant toute sa captivité, et de plus en plus avec le temps, cette femme seule, en apparence impuissante, incarne par sa résistance une force immense, au point que lorsque de temps à autre elle secoue ses chaînes, toute l’Angleterre tremble, et Élisabeth également. C’est apprécier les événements de l’histoire sous un faux angle que de les juger du point de vue commode de la postérité, qui ne voit que les résultats. Il est par trop facile d’appeler fou un vaincu sous prétexte qu’il a engagé une lutte périlleuse. La solution du conflit entre ces deux femmes n’en fut pas moins en suspens pendant près de vingt ans. Plusieurs des complots qui furent fomentés pour remettre Marie Stuart sur le trône auraient pu, avec un peu de bonheur et d’adresse, devenir vraiment dangereux pour Élisabeth ; à deux ou trois reprises il s’en fallut de très peu qu’elle ne succombât. Le premier qui attaqua fut Northumberland avec la noblesse catholique. Tout le Nord est soulevé et ce n’est qu’à grand’peine qu’Élisabeth réussit à se rendre maîtresse de la situation. Puis commence, beaucoup plus grave, l’intrigue de Norfolk ; les meilleurs gentilshommes de l’Angleterre, parmi lesquels des proches amis d’Élisabeth, comme Leicester, soutiennent son plan, consistant à épouser la reine d’Écosse, qui, afin de l’encourager – que ne ferait-elle pas pour triompher ? – lui écrit déjà des lettres d’amour de la plus grande tendresse. Grâce à l’aide du Florentin Ridolfi, des troupes espagnoles et françaises sont prêtes à débarquer, et si Norfolk – ce qu’il a déjà prouvé par sa lâche dénégation – n’était pas un faible, si le hasard, le vent, le temps, la mer et la trahison ne s’étaient pas mis en travers de l’entreprise, l’affaire eût changé de face ; les rôles eussent été renversés : Marie Stuart eût résidé à Westminster et Élisabeth eût pris sa place à la Tour ou dans son cercueil. Mais le sang de Norfolk, le sort de Northumberland et de tous ceux qui ont mis leur tête sur le billot pour Marie Stuart n’effraient pas un dernier prétendant. Don Juan d’Autriche, bâtard de Charles-Quint, frère consanguin de Philippe II, vainqueur de Lépante, modèle du chevalier, premier soldat de la Chrétienté, veut à son tour épouser Marie Stuart. Exclu par sa naissance illégitime de tout droit à la couronne d’Espagne, il cherche d’abord à se créer un royaume en Tunisie, lorsque la main de la reine prisonnière lui fait signe que la couronne d’Écosse est à prendre. Déjà il met sur pied une armée aux Pays-Bas, déjà tous les plans sont arrêtés pour la délivrer, pour la sauver, lorsqu’une perfide maladie – éternelle déveine de Marie Stuart avec tous ceux qui voulurent l’aider – fond sur lui et le conduit prématurément au tombeau.

Le bonheur n’a souri à aucun de ceux qui recherchèrent la main de Marie Stuart ou qui la servirent. Ce fut là, en fin de compte, si nous voulons voir les choses telles qu’elles sont, la vraie raison du succès d’Élisabeth : elle eut la chance pour elle et Marie Stuart la malchance. Comme force et comme personnalité les deux femmes étaient à peu près égales. Mais les astres ne leur étaient pas également favorables. Tout ce que Marie Stuart entreprend de sa prison échoue. Les flottes envoyées contre l’Angleterre sont détruites par la tempête, ses messagers se perdent, ses prétendants meurent, ses amis ne font preuve au moment décisif d’aucune force de caractère, et ceux qui veulent l’aider ne coopèrent en fait qu’à sa ruine.

Le mot de Norfolk sur l’échafaud est d’une vérité poignante : « Rien de ce qui est entrepris par elle ou pour elle ne se termine d’une façon heureuse. » Une lune lugubre ne la quitte point depuis le jour où elle a rencontré Bothwell. Qui l’aime va à sa perte, celui qu’elle aime récolte l’amertume. Qui lui veut du bien ne lui fait que du mal et qui la sert court à sa fin. Tel le rocher magnétique de la légende qui attire à lui tous les navires, son destin attire funestement d’autres destins. Peu à peu la sombre légende de la magie de la mort entoure son nom. Mais plus sa cause apparaît perdue, plus elle met de passion dans la lutte ; au lieu de la courber, la longue et morne captivité ne fait que tendre sa résistance. Et volontairement, quoique consciente de la vanité de l’entreprise, elle provoque le dernier combat, le combat décisif.

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