Quos deus perdere vult

Février – avril 1567

La passion peut faire bien des choses. Elle peut éveiller chez un individu des énergies incroyables, surhumaines, faire surgir des forces titaniques de l’âme la plus paisible et la pousser par delà toute morale jusqu’au crime. Mais il est normal qu’après de tels exploits elle retombe épuisée. En cela le criminel par passion se distingue essentiellement du criminel-né, de l’assassin professionnel. Le premier, la plupart du temps, est capable de commettre le crime, mais rarement de faire face à ses conséquences. Agissant par impulsion, ne voyant que l’acte qu’il se propose d’accomplir, il tend toutes ses forces vers ce seul but ; dès qu’il l’a atteint, dès que le crime est commis, son intelligence défaille, son énergie se brise, sa résolution tombe. Au contraire, le criminel qui a calculé froidement son acte est prêt à accepter la lutte avec ses accusateurs et ses juges ; lui, ce n’est pas pour le crime même mais pour se défendre ensuite qu’il raidit toute sa volonté !

Marie Stuart – et cela ne la diminue pas, mais la grandit plutôt – n’est pas à la hauteur du crime où l’a conduite son assujettissement à Bothwell ; si elle est devenue criminelle, c’est parce que sa passion l’avait privée de discernement, ce n’est pas par sa propre volonté, mais par une volonté étrangère. Elle n’a pas eu la force de se ressaisir à temps, et une fois l’acte exécuté, elle se montre absolument incapable de toute décision. Elle pourrait faire deux choses : ou rompre résolument avec Bothwell, qui est allé plus loin qu’elle ne le voulait dans son for intérieur et signifier ainsi qu’elle est étrangère au crime ; ou ruser et feindre la douleur pour détourner de son amant et d’elle-même tout soupçon. Au lieu de cela, Marie Stuart adopte l’attitude la plus absurde, la plus insensée en pareil cas : elle ne fait rien, et c’est son inaction qui la trahit. Tels ces jouets mécaniques qui, une fois remontés, accomplissent un nombre déterminé de mouvements, elle a fait dans l’état d’hypnose où l’a plongée sa sujétion tout ce que Bothwell a exigé d’elle ; elle est allée à Glasgow, elle a apaisé les craintes de Darnley et l’a ramené à Édimbourg en recourant à toutes sortes de gentillesses. Mais à présent le ressort est détendu, la force qui la faisait agir est épuisée. Alors qu’elle devrait jouer la comédie pour convaincre le monde de son innocence, elle ne fait aucun effort dans ce sens. Une indifférence incompréhensible, une sorte d’apathie, d’engourdissement semble la détacher de tout ce qui se passe autour d’elle ; sans aucune résistance elle laisse s’abattre sur elle le soupçon suspendu au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès.

Le fait qu’au moment même où il lui faudrait agir, se défendre et avoir toute sa présence d’esprit, l’homme en danger est souvent en proie à une inertie complète, à une passivité absolue – ce phénomène n’a rien d’extraordinaire en soi. C’est la réaction fatale à une tension excessive, une vengeance perfide de la nature contre tous ceux qui dépassent leur mesure. C’est ainsi que la volonté démoniaque d’un Napoléon disparaît au soir de Waterloo : il est là immobile, le regard fixe, sans prononcer une parole, sans donner aucun ordre, quoi que ce soit précisément le moment de prendre des mesures énergiques. Ses forces l’ont fui comme le vin d’un tonneau percé. De même la volonté d’Oscar Wilde s’effondre avant son arrestation. Ses amis l’ont averti, il a encore le temps, il a de l’argent, il pourrait prendre le train et mettre la Manche entre lui et la police. Mais non, il reste dans sa chambre à attendre on ne sait quoi, le miracle ou l’anéantissement. Ce n’est qu’au moyen de telles analogies – et l’on en pourrait trouver des milliers dans l’histoire – qu’on peut expliquer l’attitude de Marie Stuart, sa passivité provocante. Jusqu’au moment du crime, personne ne soupçonnait ses relations intimes avec Bothwell, et sa visite à Darnley pouvait être considérée comme dictée par le désir d’une réconciliation. Après le meurtre, la veuve du roi assassiné se trouve au premier plan de l’attention publique. Maintenant il faudrait que par une dissimulation adroite elle fît croire à sa parfaite innocence. Mais il semble qu’un terrible dégoût de tout mensonge et de toute hypocrisie se soit alors emparé d’elle. Au lieu de se défendre elle se rend par son indifférence encore plus coupable aux yeux du monde qu’elle ne l’est en réalité. Comme un individu prêt à se noyer elle ferme les yeux pour ne plus rien voir, ne plus rien sentir, aspirant seulement à la mort, au néant. Jamais encore la criminologie n’a brossé un tableau aussi complet au point de vue pathologique d’un criminel par passion qui, ayant usé toutes ses forces dans la réalisation de son acte, s’effondre aussitôt après. Quos deus perdere vult

 

Comment devrait se comporter une femme aimante, sincère, innocente, une reine à qui un messager vient apporter au milieu de la nuit l’horrible nouvelle de l’assassinat de son mari par des inconnus ? Ne devrait-elle point bondir de son lit comme si la maison brûlait, crier, hurler, ordonner qu’on jette au cachot tous ceux sur qui pèse le moindre soupçon ? La situation ne lui commanderait-elle point de lancer un appel au peuple, de demander aux princes étrangers d’arrêter à la frontière tout fugitif venant de son royaume ? Comme à la mort de François II ne conviendrait-il pas que Marie Stuart s’enfermât nuit et jour dans ses appartements, qu’elle renonçât durant des semaines et des mois à tout plaisir, toute distraction, et avant tout qu’elle n’eût de cesse qu’on eût mis la main sur les coupables et leurs complices ?

Dans les mêmes circonstances, une femme coupable devrait, elle, par calcul, jouer tout au moins la surprise. Ce qui met le mieux un criminel à l’abri du soupçon n’est-ce pas, justement, une fois le crime commis, de simuler l’étonnement, de faire l’innocent ? Mais Marie Stuart montre une indifférence si monstrueuse qu’elle est obligée de sembler étrange même à l’homme animé des meilleures intentions à son égard. On ne remarque rien chez elle de la colère, de la sombre fureur qui la guidait lors du meurtre de Riccio, rien non plus de son attitude mélancolique à la mort de François II. Non seulement elle n’écrit pas, comme pour son premier époux de touchante élégie à la mémoire de Darnley, mais quelques heures après qu’on lui a annoncé l’assassinat, elle signe avec un calme parfait des lettres entortillées qui seront envoyées à toutes les cours et dans lesquelles les événements sont présentés de telle manière que le crime paraît avoir été dirigé non pas contre le roi, mais contre elle-même. Selon cette version, les conjurés avaient cru que les époux passeraient la nuit à Kirk O’Field et seul le fait que la reine était rentrée au château pour assister aux noces de ses serviteurs lui avait évité le sort de son mari. « La reine, écrit-on, ne sait pas quels sont les auteurs du crime mais elle se repose sur la sollicitude et les diligences de son conseil pour les découvrir, et elle espère leur infliger un châtiment qui servira d’exemple à tous les âges. »

Ce travestissement des faits était bien entendu trop grossier pour tromper le monde. En vérité, tout Édimbourg l’avait vue quitter, à onze heures du soir, aux flambeaux, la demeure solitaire de Kirk O’Field. La ville entière savait que la reine n’était pas restée chez Darnley cette nuit-là et à plus forte raison les meurtriers qui guettaient dans l’ombre ne l’ignoraient pas. Ils ne pouvaient donc avoir voulu attenter à sa vie puisque c’est seulement trois heures après son départ qu’ils firent sauter la maison. En outre, cette explosion elle-même n’était qu’une manœuvre, dont le but était de cacher les faits véritables, à savoir que Darnley avait préalablement été étranglé. La maladresse manifeste de la version officielle venait par conséquent renforcer l’idée que la reine était complice. Mais, chose bizarre, l’Écosse reste muette, et non seulement l’indifférence de Marie Stuart mais aussi celle du pays est un étonnement pour tous. Qu’on y réfléchisse : quelque chose de monstrueux, d’inouï, même, dans les annales de cette histoire tout entière écrite avec du sang vient de se produire. Le roi d’Écosse a été assassiné dans sa capitale : on a fait sauter sa maison. Et que se passe-t-il ? La ville tremble-t-elle de colère et d’indignation ? Les nobles et les barons accourent-ils de leurs châteaux pour défendre la reine peut-être en danger ? Les prêtres tonnent-ils du haut de leurs chaires contre les criminels ? La justice fait-elle tout ce qu’elle peut pour la découverte des coupables ? Ferme-t-on les portes de la ville, arrête-t-on les suspects et les met-on à la torture ? Les frontières sont-elles surveillées ? Convoque-t-on le Parlement afin qu’il entende officiellement le récit du crime et prenne les dispositions qui conviennent ? Les lords, les défenseurs naturels du trône, jurent-ils de punir les meurtriers ? Rien de tout cela ne se produit. Un silence incompréhensible suit le coup de tonnerre. La reine se cache dans ses appartements au lieu de faire une déclaration publique. Les lords se taisent. Murray ne bouge pas, ni Maitland, ni aucun de ceux qui ont plié le genou devant leur roi. Ils ne réprouvent ni ne célèbrent l’acte, ils attendent prudemment la suite des événements. On sent que pour l’instant il leur est désagréable de parler du meurtre, car tous ont été plus ou moins au courant de ce qui se préparait. Quant aux bourgeois, ils s’enferment sagement dans leurs demeures et se contentent de se communiquer à voix basse leurs impressions. Ils savent qu’il est toujours dangereux pour les petites gens de se mêler des affaires des grands et que dans ces sortes d’histoires, trop souvent l’innocent paye pour le coupable. C’est ainsi qu’au début il se passe exactement ce que les assassins avaient escompté : tout le monde ne voit dans ce meurtre qu’un incident regrettable. Jamais peut-être dans l’histoire de l’Europe une cour, une noblesse, une capitale n’ont accueilli avec un tel calme et une telle lâcheté la nouvelle de l’assassinat de leur roi ; on va même jusqu’à négliger à dessein les mesures les plus élémentaires en vue de démêler les circonstances du meurtre. On ne se livre à aucune enquête sur le lieu de l’attentat, on ne rédige pas de procès-verbal, on n’établit pas de rapport, on ne donne aucun détail, on obscurcit à plaisir tout ce qui a trait à l’événement. Le cadavre n’est l’objet d’aucun examen médical. Ce qui fait qu’on ne sait pas encore exactement si Darnley a été étranglé, poignardé ou empoisonné (lorsqu’on retrouva le cadavre dans le jardin, le visage était tout noir) avant que les assassins fissent sauter la maison. Et afin qu’il n’y ait pas trop de personnes qui puissent voir le cadavre, pour que l’on ne bavarde pas trop, on hâte l’inhumation, sur l’ordre de Bothwell. Qu’on porte vite en terre Henry Darnley ! Qu’on se dépêche d’enterrer en même temps cette sombre affaire avant que se répande sa puanteur !

C’est ainsi que se produit la chose la plus scandaleuse et qui confirme aux yeux du monde à quel point de hautes personnalités ont dû participer au meurtre : on ne juge pas à propos de faire au roi des funérailles convenables. Non seulement il n’est point dressé de catafalque, on ne voit pas de veuve éplorée ni de noblesse attristée suivre solennellement le cercueil d’Henry Darnley dans les rues de la ville, non seulement les canons ne tonnent pas, les cloches ne sonnent pas, mais c’est clandestinement, pendant la nuit, que l’on transporte la bière à la chapelle. Et c’est sans pompe, sans honneurs, rapidement, que le roi d’Écosse est ensuite jeté dans la fosse, comme s’il s’agissait d’un assassin et non de la victime d’une haine terrible et d’une convoitise effrénée. Une messe, et c’est fini ! Désormais cette âme tourmentée ne troublera plus la paix de l’Écosse !

 

Marie Stuart, Bothwell et les lords veulent que l’affaire soit terminée en même temps que retombe le couvercle du cercueil. Néanmoins pour satisfaire la curiosité du peuple, pour qu’Élisabeth ne puisse dire qu’on n’a pas essayé de découvrir les criminels, on décide de faire comme si l’on faisait quelque chose. Afin d’éviter une véritable enquête, Bothwell ordonne une pseudo-enquête. Il faut montrer que l’on recherche sérieusement les meurtriers. À vrai dire, toute la ville connaît leurs noms, trop de complices ont participé à la surveillance de la maison, à l’achat de la poudre et à son transport dans des sacs jusqu’à Kirk O’Field pour qu’on n’en eût pas remarqué quelques-uns. De même les sentinelles de garde aux portes de la ville se rappellent avec une précision gênante qui, cette nuit-là, après l’explosion, est entré dans Édimbourg. Mais comme le Conseil ne se compose plus en fait, maintenant, que de Bothwell et de Maitland qui n’ont qu’à se regarder dans la glace pour voir les coupables, on se cramponne fiévreusement à la thèse des « auteurs inconnus » et on lance une proclamation dans laquelle on promet une récompense de deux mille livres à quiconque aidera à mettre la main sur les criminels. Deux mille livres écossaises représentent certes une somme respectable pour un pauvre bourgeois d’Édimbourg, mais tout le monde sait très bien que cette promesse ne signifie rien et que c’est un coup de poignard dans les côtes qui attend celui qui bavardera. Car Bothwell a immédiatement établi une sorte de dictature militaire ; ses hommes sillonnent les rues de la ville et les armes qu’ils portent ostensiblement constituent une menace trop claire pour que quiconque ose dire ce dont il a connaissance.

Cependant chaque fois qu’on veut étouffer la vérité elle se manifeste par la ruse. Si on l’empêche de se faire entendre le jour, elle parle la nuit. Le matin même qui suivit la publication de la proclamation on trouva, placardées sur la Place du Marché et même à la porte du palais royal, des affiches portant les noms des assassins. Elles désignaient ouvertement Bothwell et James Balfour. Sur certains placards figuraient encore d’autres noms, mais sans cesse revenaient ceux des principaux coupables.

 

Si un démon ne s’était pas emparé de ses sens, si la passion n’avait pas fait taire en elle toute raison et toute réflexion, si sa volonté n’était pas entièrement asservie, Marie Stuart se séparerait de Bothwell, maintenant que la voix du peuple parle si nettement. Si une lueur d’intelligence brillait encore dans son âme enténébrée, elle éviterait tout rapport avec lui, jusqu’à ce qu’au moyen d’une manœuvre habile son innocence soit « officiellement » prouvée, et ensuite elle l’éloignerait de la cour sous un prétexte quelconque. Et ce qu’avant tout elle n’aurait pas dû permettre, c’est que cet homme, que l’on désigne publiquement comme l’assassin du roi, continuât à commander dans la maison de sa victime ; de plus, ce n’est pas à lui qu’elle eût dû confier la direction de l’enquête. Mais il y a encore un fait plus grave : les placards dénonciateurs désignaient comme complices, à côté de Bothwell et de Balfour, ses deux serviteurs Bastien et Joseph Riccio (le frère de David Riccio). Le premier devoir de Marie Stuart n’eût-il point été de livrer ces hommes à la justice. Au lieu de cela – ce qui en somme est un aveu de sa culpabilité – elle les relève secrètement de leur service, des passeports leur sont remis et on les aide à passer la frontière en toute hâte. C’est-à-dire qu’elle fait exactement le contraire de ce qu’elle eût dû faire pour son honneur. Mais sa folie ne se borne pas là. Non seulement elle ne peut pas se résoudre à respecter le deuil purement officiel de la cour, mais au bout d’une semaine à peine elle quitte Holyrood pour se rendre au château de lord Seton. Et, dernière provocation, qui est comme un gant jeté à la face du monde, de qui reçoit-elle là-bas la visite ? De James Bothwell, l’homme dont le portrait est à présent distribué dans les rues d’Édimbourg avec cette légende : « Voici l’assassin du roi. »

 

Mais l’Écosse n’est pas le monde ; si les lords conscients de leur culpabilité et les bourgeois intimidés se taisent prudemment, à Londres, à Paris et à Madrid on n’accueille nullement ce crime effroyable avec indifférence. Pour l’Écosse, Darnley n’était qu’un étranger dont on s’est débarrassé à la façon du pays dès qu’il est devenu gênant ; pour les cours d’Europe il était, en tant que roi, un membre de leur auguste famille, inviolable comme eux, et sa cause est leur propre cause. Personne à l’extérieur du pays n’a accordé la moindre créance à l’exposé officiel des faits et l’on est immédiatement sûr que Bothwell a été l’instigateur du crime et Marie Stuart sa confidente : même le pape et son légat dénoncent l’attitude de la reine en termes énergiques. Ce qui préoccupe et choque le plus les cours étrangères, ce n’est pas tant le crime en lui-même, ce siècle-là ne connaît pas les scrupules d’ordre moral et ne s’émeut pas outre mesure d’un meurtre isolé. Depuis Machiavel le crime politique est considéré dans tous les pays comme un acte excusable, et dans les annales de presque chaque famille royale on constate des pratiques de ce genre. Henri VIII n’hésitait pas quand il s’agissait de se débarrasser de ses femmes ; Philippe II eût été bien ennuyé si on l’avait questionné sur la mort de son fils, don Carlos ; et c’est à leurs poisons que les Borgia doivent une partie de leur triste célébrité. Mais, à la différence de Marie Stuart, ces hommes agissent de façon à n’être point soupçonnés. Ils font commettre leurs crimes par d’autres et gardent les mains propres. Ce que les princes étrangers attendent par conséquent de Marie Stuart, c’est un effort en vue de se justifier. Mais ils constatent avec étonnement et bientôt avec colère que leur sœur maladroite et aveuglée par la passion ne fait rien pour éloigner d’elle les soupçons ; ils n’admettent pas qu’au lieu de faire pendre et écarteler quelques petites gens comme il est coutume en pareil cas elle joue tranquillement au jeu de paume et choisisse justement comme compagnon de plaisirs l’homme que tout le monde accuse. Avec une émotion sincère, le fidèle ambassadeur de Marie Stuart à Paris, l’archevêque de Glasgow, lui communique la mauvaise impression que fait à la cour son attitude passive : « On vous accuse d’être vous-même la principale instigatrice de ce crime et même de l’avoir ordonné. » Et avec une franchise qui fait honneur à cet homme d’Église, il écrit à la reine que si elle ne se décide pas à se disculper de la façon la plus claire « il serait préférable pour elle d’être morte ».

Plus pressante encore est la lettre que lui envoie Élisabeth. Car, étrange coïncidence, il n’y a personne au monde qui soit autant en mesure de comprendre l’état d’âme de Marie Stuart que celle qui, de tout temps, fut son ennemie la plus acharnée. Élisabeth se voit dans cette affaire comme dans un miroir ; elle se trouvait exactement dans la même situation à l’époque de sa brûlante passion pour Dudley-Leicester. Il y avait là une épouse gênante qu’il fallait supprimer comme ici un époux pour qu’un mariage fût possible. Avec ou sans sa complicité – on ne le saura jamais – un crime horrible avait été commis : un beau matin on trouva la femme de Robert Dudley, Amy Robsart, assassinée, comme Darnley, par des « inconnus ». Aussitôt tous les regards s’étaient portés sur Élisabeth, comme aujourd’hui sur Marie Stuart. Celle-ci, encore reine de France à l’époque, s’était même moquée de sa cousine en disant qu’elle voulait « épouser son maître des écuries qui avait tué sa femme ». Avec la même certitude que maintenant pour Bothwell le monde avait vu en Leicester le meurtrier et en la reine sa complice. Le souvenir des soucis que cette affaire lui avait causés pouvait par conséquent faire d’Élisabeth la meilleure, la plus habile conseillère de sa sœur en la circonstance. Car grâce à son intelligence et à son énergie elle avait alors réussi à sauver son honneur en ordonnant aussitôt une enquête, bien entendu sans aucun résultat, mais qui n’en était pas moins une enquête. Et elle avait fait taire définitivement tout bavardage en renonçant à son vœu le plus cher qui était d’épouser Leicester : elle montrait ainsi qu’elle n’avait rien à faire avec le meurtre et dégageait sa responsabilité aux yeux du monde. C’est cette même attitude qu’elle voudrait voir adopter par Marie Stuart.

La lettre d’Élisabeth, datée du 24 février 1567, est également remarquable parce qu’elle est vraiment une lettre sincère, où l’on sent battre le cœur d’une femme. « Madame, écrit-elle, je suis si stupéfaite et effrayée par la terrible nouvelle du meurtre abominable de votre époux, mon cousin, que je suis à peine capable d’écrire là-dessus, et quelle que soit la force avec laquelle mon sentiment me pousse à regretter la mort d’un si proche parent, je ne puis pas, pour vous dire sincèrement mon opinion, vous cacher que je suis encore plus triste pour vous que pour lui. Ô madame, je n’agirais pas comme votre fidèle cousine et comme une véritable amie si je me donnais davantage de peine pour vous dire quelque chose d’agréable que pour m’efforcer de préserver votre honneur. Et c’est pourquoi je ne puis pas vous cacher ce qu’en disent la plupart des gens, à savoir que vous ne voulez rien faire pour punir ce meurtre et vous garderez de faire arrêter ceux qui vous ont rendu ce service, de sorte qu’il semble que le crime a été commis avec votre assentiment. Je vous supplie de croire que je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, nourrir dans mon cœur une telle pensée. Je ne laisserais jamais un tel hôte habiter dans mon cœur, jamais je n’aurais une si mauvaise opinion d’un prince quel qu’il fût et encore moins de celle à qui je souhaite autant de bien que mon cœur en peut imaginer ou que vous-même puissiez souhaiter. C’est pourquoi je vous conseille, je vous exhorte, je vous supplie, de prendre cette affaire tellement à cœur que vous ne craigniez pas de frapper même celui qui vous est le plus cher, s’il est coupable, et de ne vous laisser détourner par rien de la nécessité de donner au monde une preuve que vous êtes une aussi noble princesse qu’une femme droite et loyale. »

Jamais, peut-être, cette femme d’ordinaire si équivoque, n’a écrit de lettre plus franche et plus humaine. Il semble qu’elle devrait effrayer Marie Stuart et la ramener enfin à la réalité. Bothwell y est montré du doigt et on prouve irréfutablement à la reine d’Écosse que toute indulgence, tout égard pour lui aurait pour résultat inévitable de la faire apparaître comme complice. Mais il ne faut pas se lasser de le répéter, la situation de Marie Stuart est celle d’une prisonnière. Elle est « so shamefully enamoured » de cet homme que, comme l’écrit à Londres un espion d’Élisabeth, « on l’entendait dire qu’elle était prête à tout quitter et à s’en aller avec lui en cotillon jusqu’au bout du monde ». Ses oreilles sont sourdes à toute exhortation, la raison est sans force sur ses sens. Et parce qu’elle s’oublie elle-même, elle pense que le monde les oubliera, elle et son crime.

Pendant quelque temps, durant tout le mois de mars, la passivité de Marie Stuart semble triompher. L’Écosse se tait, les juges sont devenus sourds et aveugles, et Bothwell ne peut, malgré sa bonne volonté, parvenir à découvrir les « meurtriers inconnus », quoique, dans toutes les maisons, les bourgeois les nomment à voix basse. Tout le monde les connaît, mais personne ne veut risquer sa vie pour gagner la prime promise. Enfin une voix se lève. Au père de la victime, au comte Lennox, l’un des nobles les plus en vue du royaume, on ne peut pas refuser de répondre lorsqu’il se plaint à juste titre qu’après plusieurs semaines on n’a encore rien entrepris de sérieux pour retrouver les assassins de son fils. Marie Stuart, qui partage la couche du meurtrier, et dont Maitland, le complice, tient la plume, répond naturellement d’une façon évasive : elle fera pour le mieux et chargera le Parlement de s’occuper de l’affaire. Mais Lennox sait très bien ce que signifient ces mots et il renouvelle sa plainte. Pourquoi, dit-il, ne pas commencer par arrêter tous ceux dont les noms sont sur les listes placardées dans Édimbourg ? Il est difficile d’éluder une question de cette espèce. Marie Stuart répond qu’elle le ferait volontiers, mais les listes contiennent tant de noms et si différents, et qui n’ont manifestement aucun rapport entre eux, que cela devient impossible. Ne pourrait-il pas indiquer lui-même ceux qu’il pense être les coupables ? Sans doute espère-t-elle que la terreur exercée par le tout-puissant dictateur militaire empêchera Lennox de prononcer le nom dangereux de Bothwell. Mais Lennox s’est, entre temps, assuré des appuis. Il s’est mis en rapport avec Élisabeth, et par là il s’est pour ainsi dire placé sous sa protection. Avec une précision accablante il écrit en toutes lettres les noms de ceux contre qui il exige une enquête. Le premier désigné est Bothwell, puis viennent Balfour, David Charmers et un certain nombre de domestiques de Marie Stuart et de Bothwell, à qui leurs maîtres ont depuis longtemps fait passer la frontière, afin que la torture ne les oblige pas à parler. Maintenant, à son grand ennui, Marie Stuart commence à se rendre compte que cette comédie consistant à ne rien faire ne peut durer plus longtemps. Derrière l’opiniâtreté de Lennox, elle reconnaît l’énergie et l’autorité d’Élisabeth. Catherine de Médicis, elle aussi, a fait savoir avec une netteté tranchante qu’elle considérerait Marie Stuart comme déshonorée et que l’Écosse n’aurait à attendre aucune amitié de la part de la France aussi longtemps que cette affaire n’aurait pas été tirée au clair par un jugement honnête et régulier. Il s’agit maintenant de changer vite de tactique et, au lieu de jouer la comédie des recherches vaines, d’en commencer une autre, celle du jugement public. Marie Stuart est obligée d’accepter que Bothwell – on s’occupera plus tard des comparses – comparaisse devant un tribunal composé de nobles. Le 28 mars 1567 une convocation est adressée à Lennox l’invitant à se rendre à Édimbourg le 12 avril et à y formuler ses accusations contre Bothwell.

Mais ce dernier n’est pas homme à comparaître en robe de pénitent, humble et timide, devant les juges. Et s’il consent à se soumettre à cette formalité ce n’est que parce qu’il est résolu à imposer son acquittement par tous les moyens. Dans ce but il prend comme à l’habitude des dispositions énergiques. Il se fait donner par la reine le commandement de toutes les forteresses, ce qui met entre ses mains toutes les armes et munitions dont dispose le pays. Il sait que celui qui a la force a aussi le droit. En outre il fait venir ses « borderers » à Édimbourg et les équipe comme pour une bataille. Sans vergogne, avec toute l’audace qui le caractérise, il installe dans la capitale un véritable régime de terreur. Il fait annoncer que s’il pouvait apprendre quels sont ceux qui ont fait placarder les affiches qui l’accusent, il se laverait les mains dans leur sang, – menace non déguisée à l’adresse de Lennox. Lui et ses gens circulent dans la ville la main à l’épée ou au poignard et ses partisans déclarent nettement qu’ils ne sont pas disposés à laisser arrêter leur seigneur comme un criminel. Que Lennox vienne et ose l’accuser ! Que les juges essaient de le condamner, lui, le dictateur de l’Écosse !

Ces préparatifs sont trop significatifs pour que Lennox puisse douter un seul instant du sort qui l’attend. Il sait qu’il peut venir à Édimbourg déposer contre Bothwell mais que ce dernier ne lui permettra pas d’en sortir vivant. De nouveau il s’adresse à sa protectrice, Élisabeth, et sans hésiter celle-ci envoie une lettre pressante à Marie Stuart pour la mettre en garde avant qu’il soit trop tard, afin qu’elle ne se rende pas suspecte de complicité par un flagrant déni de justice.

« Madame, lui écrit-elle, je n’aurais pas osé vous importuner avec cette lettre si je n’y avais été poussée par le commandement de l’amour que l’on doit aux affligés et aux malheureux. J’ai appris que vous avez publié une proclamation aux termes de laquelle le jugement des personnes suspectes d’avoir participé à l’assassinat de feu votre époux et mon cousin aura lieu le 12 de ce mois. Comme il est extrêmement important que cette affaire ne soit pas obscurcie par le mystère ou la ruse, le père et les amis du mort m’ont demandé humblement de vous prier d’ajourner ce jugement parce qu’ils ont remarqué que des personnes indignes s’efforcent d’imposer par la violence ce qu’elles ne pourraient pas obtenir par le droit. Si j’agis de la sorte, c’est par amour pour vous qui êtes le plus intéressée et pour tranquilliser ceux qui sont innocents d’un crime aussi inouï. Car même si vous n’étiez pas coupable, cela serait une raison suffisante pour vous priver de votre dignité de princesse et vous livrer au mépris du peuple. Plutôt qu’une telle chose ne vous arrive, je préférerais pour vous une mort honorable à une vie sans honneur. »

Ce nouvel appel à sa conscience devrait réveiller l’âme engourdie de Marie Stuart. Mais il n’est pas du tout certain que l’avertissement lui soit parvenu. L’émissaire anglais chargé de remettre la lettre d’Élisabeth à la reine d’Écosse est arrêté à l’entrée du palais par les créatures de Bothwell, qui l’empêchent d’aller plus loin. On lui déclare que la reine dort et ne peut le recevoir. Désespéré, l’homme erre à travers les rues de la ville. Enfin, il parvient à atteindre le dictateur, qui ouvre cyniquement la lettre, la lit et la met avec indifférence dans sa poche. L’a-t-il donnée plus tard à Marie Stuart ? On l’ignore, et la chose est d’ailleurs sans importance. Il y a longtemps que cette femme asservie n’ose plus lui résister ; on dit même qu’elle commit la sottise de lui faire un signe amical de la fenêtre du château, au moment où, accompagné de sa troupe de bandits à cheval, il se rendait au tribunal, comme si elle voulait souhaiter bonne chance à l’assassin de son mari dans la comédie de justice qui allait se dérouler.

Mais même si Marie Stuart n’a pas reçu la lettre d’Élisabeth, on ne peut pas dire qu’elle n’ait pas été avertie. Trois jours plus tôt Murray est venu prendre congé d’elle. Un désir brusque lui est venu de faire un voyage de plaisir en Italie ; « il veut voir Venise et Milan ». Elle devrait deviner qu’en s’éloignant Murray veut marquer d’avance sa désapprobation du « jugement » qui va être rendu. D’ailleurs il ne cache nullement les véritables raisons de son départ. Il déclare à qui veut l’entendre qu’il a voulu faire arrêter James Balfour, qu’il considère comme l’un des principaux coupables du meurtre du roi, mais qu’il en a été empêché par Bothwell, qui veut couvrir ses complices. Huit jours plus tard, à Londres, il déclarera loyalement à l’ambassadeur d’Espagne de Silva « qu’il ne lui était pas possible, pour son honneur, de rester dans le royaume aussi longtemps qu’un crime aussi effroyable pourrait y être impuni ». S’il s’exprime ainsi publiquement, on peut penser qu’il a dû parler à sa sœur non moins clairement. On remarque en effet que Marie Stuart a les larmes aux yeux lorsque son frère la quitte. Mais elle n’a pas la force de le retenir. Elle n’a plus de force pour rien depuis qu’elle est devenue l’esclave de Bothwell. Elle ne peut que s’incliner devant ce qu’exige cette volonté plus forte que la sienne. La reine en elle ne compte plus devant la femme asservie à sa passion.

 

C’est d’une façon provocante que le 12 avril commence le fameux « jugement », et c’est d’une façon provocante qu’il se termine. Bothwell se rend au palais de justice comme s’il s’agissait d’aller prendre d’assaut une forteresse, l’épée au côté, le poignard à la ceinture, entouré de ses gens, dont le nombre, probablement exagéré, a été évalué à quatre mille. Par contre, en s’appuyant sur un ancien édit, on a décidé que Lennox ne pourrait se faire accompagner que de six personnes au plus. Mais le père de Darnley n’a nullement l’intention de s’aventurer dans un tribunal qui est un vrai coupe-gorge ; il sait d’autre part qu’une demande d’ajournement des débats a été adressée à Marie Stuart par Élisabeth et qu’il a une force morale derrière lui. Il se contente d’envoyer un de ses vassaux à l’audience pour y donner lecture de sa protestation. Les juges, qui sont déjà intimidés et qui ont été corrompus par l’octroi de terres, d’argent et d’honneurs, voient dans l’absence de l’accusateur un motif commode pour ne pas se tracasser avec la question du verdict. Et après une délibération en apparence détaillée – en réalité tout est réglé depuis longtemps – ils acquittent Bothwell à l’unanimité en invoquant « qu’il n’y a aucune accusation ». Cette sentence impudente, dont un honnête homme ne pourrait pas se contenter, Bothwell la transforme aussitôt en un triomphe sans pareil. Armé jusqu’aux dents il cavalcade à travers la ville en brandissant son épée et en provoquant bruyamment en duel quiconque oserait encore l’accuser du meurtre du roi ou de complicité.

Et maintenant la roue du destin tourne à une vitesse folle vers l’abîme. Les bourgeois, consternés, murmurent devant ce déni de justice inouï, les amis de Marie Stuart montrent des mines effarées et soucieuses. Il leur est douloureux de ne pas pouvoir mettre en garde cette femme qui semble avoir perdu la raison. « C’était, écrit Melville, son ami le plus fidèle, une chose bien pénible de voir comment cette bonne princesse courait à sa perte sans que personne pût l’avertir. » Car Marie Stuart ne veut rien entendre, elle ne veut pas qu’on la mette en garde, une force cachée la pousse de plus en plus à faire les choses les plus absurdes, elle se refuse à regarder autour d’elle, elle ne veut ni questionner ni écouter. Victime furieuse de sa passion, elle fonce en avant, toujours en avant. Le lendemain du jour où Bothwell a provoqué tout Édimbourg, elle offense le pays en accordant à ce criminel notoire le plus grand honneur que l’Écosse puisse conférer à quelqu’un : lors de l’ouverture du Parlement, elle fait porter solennellement par Bothwell les reliques sacrées de la nation, la couronne et le sceptre. Qui peut encore hésiter à croire que demain il se posera sur la tête cette couronne qu’il tient aujourd’hui dans ses mains ? Et en effet Bothwell n’est pas homme à faire mystère de ses desseins. Énergiquement et avec insolence il exige sa récompense. Il n’éprouve aucune gêne à se faire donner par le Parlement, « pour ses excellents services », Dunbar, le plus solide château fort du pays ; et comme les lords sont là tous assemblés et soumis à sa volonté, il use de son autorité pour leur imposer encore une dernière chose : l’approbation à son mariage avec Marie Stuart. Le soir, après la clôture du Parlement, il les invite, en tant que grand seigneur et dictateur militaire, à un festin à la taverne d’Ainsly. On y boit abondamment, et dès que la plupart sont déjà ivres – on pense à la scène fameuse de Wallenstein – il présente aux lords un « bond » aux termes duquel non seulement ils s’engageront à le défendre contre tout calomniateur, mais encore déclareront le « noble et puissant lord Bothwell » digne d’être l’époux de la reine. Les lords promettront en outre de soutenir Bothwell contre quiconque oserait faire objection ou s’opposer à ce mariage et à exposer en pareil cas leur personne et leurs biens.

Un seul d’entre eux, Eglinton, profite du trouble provoqué par la lecture du bond pour se glisser en cachette hors de la taverne avant la signature ; les autres, obéissants, signent le document, soit parce qu’ils redoutent la bande armée de Bothwell qui entoure la maison, soit parce qu’ils sont résolus, intérieurement, à rompre au moment favorable le serment imposé. Ils savent que ce qui est écrit avec de l’encre peut être effacé avec du sang. C’est pourquoi personne n’a fait de difficulté pour signer. Que signifie en effet pour eux un trait de plume rapide ? Ils continuent à boire, à bavarder, à faire du bruit, le plus joyeux de tous est Bothwell, qui a maintenant obtenu ce qu’il voulait. Encore quelques semaines et ce qui paraît incroyable et une exagération poétique dans Hamlet va devenir ici réalité, à savoir qu’une reine « avant d’avoir usé les chaussures avec lesquelles elle a suivi le cadavre de son mari » en épouse l’assassin. Quos deus perdere vult…

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